Psaumes 12,7
« Un argent éprouvé sur terre au creuset
Et sept fois épuré. »
- 1 Malamidou, Tsirtsoni, Vaxevanopoulos, 2022.
- 2 Par exemple : Agricola, 1556, p. 184-217 ; Biringuccio, 1992 [1540], p. 136-141.
1Bien avant la rédaction du texte biblique donné en exergue, les métallurgistes maîtrisaient la coupellation du plomb argentifère. Des découvertes récentes sur le district des mines d’argent de l’île de Thasos mettent en évidence la production d’argent par ce procédé dès le vie millénaire avant notre ère1. Quelques millénaires plus tard, nous le retrouvons décrit dans les traités métallurgiques de la Renaissance2. Du point de vue de la technique, la coupellation recouvre deux opérations identiques par leurs jeux physico-chimiques, mais distinctes en ce qui concerne les masses engagées. En effet, la coupellation permet à la fois le traitement d’importantes quantités de plomb argentifère (plusieurs dizaines, voire centaines de kilogrammes) et des essais portant tout au plus sur un ou quelques grammes. Dans le second cas, il est convenu de parler d’essais à la coupelle, à la cendre, ou encore d’essais par voie sèche. Les deux premières expressions font respectivement référence à l’objet utilisé pour l’essai et à sa composition. La dernière, plus moderne, est apparue par opposition au procédé par voie humide que nous décrirons plus loin.
- 3 L’essai par coupellation peut également porter sur des alliages d’or et de cuivre. En revanche, un (...)
- 4 En chimie, le mouillage en chimie consiste dans la capacité d’un liquide à entrer en contact avec u (...)
2Pour la coupellation, quelle que soit la quantité de matière mise en œuvre, l’opération porte sur un alliage formé majoritairement de plomb qu’accompagne de l’argent et parfois du cuivre3. Indépendamment de la structure métallurgique, le bain métallique repose sur un matériau poreux et capable d’être mouillé4 par les oxydes métalliques liquides, mais n’ayant pas d’interaction avec les métaux en fusion. Anciennement, les cendres de bois et d’os composaient ces soles. Au xxe siècle, la magnésie (MgO) a également été utilisée et la cendre de bois abandonnée. Une fois l’alliage passé en phase liquide sous l’effet de la chaleur, une couche d’oxyde de plomb, mêlée des autres métaux oxydables, dont principalement le cuivre, va se former à la surface du bain, tandis que l’argent reste à l’état métallique. Au-delà de 888°C, l’oxyde de plomb est liquide. Pour les coupellations de grandes masses, il peut être évacué mécaniquement par écoulement ou écumage. Lors d’un essai, l’oxyde est intégralement absorbé par le matériau poreux dont est constituée la coupelle (en cendres d’os, de bois, ou en magnésie).
- 5 L’obtention d’une atmosphère oxydante provient d’un apport en air supérieur au besoin de la combust (...)
3Dans les deux familles de coupellation, le métallurgiste s’applique à maintenir une atmosphère oxydante5 conduisant à la formation continuelle de l’oxyde de plomb. De cette manière, l’ensemble du plomb est oxydé puis retiré volontairement ou absorbé par le matériau composant la coupelle. Au terme de l’opération, il reste un bouton de métal formé d’argent supposé pur. Les coupellations de grande masse permettent d’obtenir quelques kilogrammes d’argent par opération. Le procédé d’essai à la cendre sert à déterminer la quantité de métal précieux présente dans le mélange testé. Pour cela, il suffit de peser la prise d’essai au départ puis de peser la masse au retour de l’essai (appelée bouton de retour). La différence entre les deux donne le titre en argent de l’alliage. Cette ancienne technique d’analyse est utilisée aussi bien pour la fabrication de la monnaie qu’en bijouterie et dans le cadre de la production minière. Dans le premier cas, il s’agit de contrôler le titre d’une monnaie ; dans le second, de préparer un alliage avec la quantité de métal précieux voulue ; dans le troisième, le résultat de l’essai peut décider de la poursuite ou de l’arrêt de l’extraction et également du prix de vente du minerai.
- 6 Calmels, 2002.
- 7 Gay-Lussac, 1832.
- 8 Cette propriété était déjà connue des métallurgistes anciens et utilisée notamment pour l’affinage (...)
4Au cours de la seconde moitié du xviiie siècle, le développement de la chimie moderne a conduit à la mise au point d’un nouveau procédé : l’essai des matières d’argent par voie humide qui entre officiellement en usage en 18296. Cette innovation donne lieu, en France, à la promulgation d’une ordonnance royale et à la rédaction d’une instruction par Joseph Louis Gay-Lussac7 qui décrit par le menu la mise en œuvre de la voie humide à l’attention des essayeurs. Le procédé repose sur la propriété du chlorure de sodium de précipiter le nitrate argent en formant un chlorure d’argent8. Pour la décrire simplement, l’opération connaît deux grandes étapes. La première consiste à préparer la dissolution de chlorure de sodium de manière à ce qu’une fois diluée à 50 %, 100 g de cette dissolution puissent précipiter très exactement 1 g d’argent pur (Fig. 1). Une fois que cette dissolution est correctement dosée, un gramme du métal à tester est dissous dans de l’acide nitrique. Les 100 g de dissolution saline préparés sont alors ajoutés progressivement tant que se forme un précipité. Dès que le phénomène cesse, le reste de dissolution saline est pesé puis déduit des 100 g de départ. Le résultat de cette soustraction multiplié par 10 fournit le titre en millièmes du métal analysé (Fig. 2).
Fig. 1. – Préparation de la dissolution saline avant sa dilution
Schéma par Florian Téreygeol.
Fig. 2. – Dosage de l’argent par voie humide
Schéma par Florian Téreygeol.
- 9 Gay-Lussac, 1832, p. 16.
- 10 En fonction des masses de l’argent (M argent = 107,8682 g/mol), du chlore (M chlore = 35,4527 g/mol (...)
- 11 Gay-Lussac, 1832, p. 18-19.
5La proposition de Gay-Lussac pour ce type de dosage est juste, bien qu’il subsiste une approximation portant sur la masse de chlorure de sodium nécessaire pour la précipitation de l’argent. Cette erreur peut être due à la méconnaissance des masses atomiques des éléments concernés ou être la conséquence de la finesse de la pesée nécessaire à l’établissement de ce chiffre. Lors de la mise en œuvre de la dissolution saline, Gay-Lussac préconise d’ajouter 0,5427 g de « sel pur » pour obtenir 100 g de dissolution saline9. Or, la quantité de sel nécessaire pour dissoudre 1 g d’argent dans 100 g de dissolution saline s’établit en fait à 0,54179 g10. L’erreur reste minime, limitée à 1,7 ‰. De l’aveu même de Gay-Lussac, le protocole d’ajout goutte à goutte de la dissolution est la source d’une seconde approximation. La dernière goutte ajoutée entraîne une légère surestimation du titre. Elle est pourtant incontournable pour s’assurer que la totalité de l’argent a bien été précipitée. Cette approximation, bien identifiée par Gay-Lussac, est réduite en employant des dilutions. Finalement, son procédé, s’il est correctement appliqué, permet de titrer jusqu’au ¼ de millième, comme il l’annonce lui-même : « Une plus grande précision que celle d’un quart de millième est d’ailleurs illusoire11. »
- 12 Calmels, 2002.
- 13 Lardin, 1998 ; Blanc, Desmedt, 2014.
6La soif de découverte n’est pas le moteur de la mise en place de cette invention. Un objectif économique est clairement formulé. Comme l’a démontré Laurence Calmels12, la fiabilité de la méthode par voie sèche a été dénoncée dès les années 1760. En effet, les analyses par voie sèche ne sont pas reproductibles, et des variations dans les titres apparaissent systématiquement. Leurs conséquences peuvent être considérables : une erreur de quelques millièmes entraîne l’apparition comptable, ou la disparition, d’importants stocks de métaux précieux – de plus, au début du xixe siècle, la valeur de la monnaie repose encore sur la masse de métal noble qu’elle contient. Si la dévaluation d’une espèce monétaire est un phénomène bien connu, le non-respect du titre d’une monnaie et le manque de confiance qu’il entraîne sont tout aussi préjudiciables13. Et si le manque de fiabilité de la méthode par voie sèche n’est pas nouveau, il devient de plus en plus intolérable dans un contexte de mondialisation des économies nationales.
- 14 Calmels, 2002, p. 5.
- 15 Il s’agit de la marge de variation tolérée au sein des ateliers monétaires.
7L’appréciation du titre d’un alliage est donc d’abord une réelle préoccupation économique avant d’être un problème scientifique. Les travaux de Gay-Lussac répondent ainsi à une commande de l’État visant à améliorer la fiabilité des résultats des essais14. De fait, la solution de la voie humide qu’il propose à la fin des années 1820 représente un progrès scientifique qui vaut au procédé d’être dit « exact ». Si cette exactitude peut être critiquée – et Gay-Lussac est le premier à en donner la limite –, son procédé apporte une amélioration certaine par rapport à la voie sèche où le « remède » autorisé15 pour les essayeurs est de +/- 3 millièmes.
- 16 Annexe 3, livre premier, première partie, titre III, « Contributions indirectes et taxes diverses » (...)
8La question se pose alors de savoir pourquoi la voie humide n’a pas définitivement supplanté la voie sèche. En effet, bien qu’imparfaite, la coupellation n’est pas devenue obsolète. Elle figure même en bonne place dans l’actuel code général des impôts où il est stipulé que « l’essai est effectué au touchau. Il peut également être procédé à un essai à la coupelle ou à un essai par la voie humide lorsque le bureau de garantie l’estime nécessaire16 ». La rencontre avec les hommes de l’art permet de mieux comprendre les enjeux de ce choix. Nous prendrons deux exemples actuels. Le premier se situe dans un contexte d’exploitation minière sur le temps long. Il s’inscrit dans une relation commerciale étroite entre les acteurs de l’extraction des minerais d’argent et ceux liés à la métallurgie primaire. Le second prend place dans une économie circulaire des métaux précieux, car concernant d’abord la métallurgie secondaire, dont notamment le recyclage et le réemploi.
- 17 Tandeter, 1997.
- 18 Absi, 2003.
- 19 La minéralurgie regarde toutes les opérations de traitement ayant lieu après l’extraction et avant (...)
- 20 Mode de sélection des échantillons soumis à analyse assurant un résultat identique, quel que soit l (...)
- 21 Le compromis consiste généralement à s’accorder sur un titre moyen. En cas de désaccord majeur, le (...)
9À Potosí, au cœur des Andes boliviennes, se trouve le plus important gisement d’argent du monde. Il est exploité de manière intensive depuis la seconde moitié du xvie siècle17. Après de multiples vicissitudes, l’extraction de l’argent a repris dans la dernière décennie du xxe siècle. Depuis la fermeture des mines d’État au milieu des années 1980, l’extraction est contrôlée par des mineurs organisés en coopératives artisanales18. Chaque groupe de travail doit commercialiser sa production auprès d’usines de préparation qui assurent la quasi-totalité de la phase minéralurgique19. Les termes des transactions reposent sur deux analyses par voie sèche commanditées, parallèlement, par l’acheteur et le vendeur (le responsable du groupe de mineurs) auprès de deux essayeurs distincts ; le but pour le mineur étant d’éviter de tomber sur un essayeur sous contrat avec l’acheteur. Le montant de la vente est déterminé en fonction de la quantité d’argent présente dans l’échantillon au terme des deux analyses et après négociation entre les deux parties. En effet, les résultats des deux essais convergent rarement, car il n’y a pas de quartage préalable20 ; il faut trouver un compromis21.
10Actuellement, il existe à Potosí une vingtaine d’essayeurs en activité, chimistes diplômés de l’université. Le contrôle exercé par l’État sur cette profession doit plus à l’usage des produits chimiques qu’elle implique qu’à ses enjeux métallurgiques. Pays producteur de feuilles de coca, la Bolivie est en effet soumise aux politiques internationales de lutte contre le narcotrafic. L’essayeur doit donc répondre des produits qu’il détient et de l’usage qu’il en fait, puisque certains pourraient servir à la production de la drogue. L’un de ces essayeurs a accepté de nous recevoir pour observer son activité et répondre à nos questions. Quotidiennement, son travail consiste à doser l’argent et l’étain. Le plomb et le zinc, également produits à Potosí, ne donnent pas lieu à une analyse, car le prix relativement bas de ces deux métaux ne nécessite pas le recours à la définition précise du titre dans le cadre de la transaction commerciale des minerais. L’argent et l’étain ont en revanche une forte valeur, et il importe de connaître la teneur métallique des minerais. Dans le cas de l’étain, l’essayeur procède par voie humide, mais pour l’argent, il n’utilise que la voie sèche (Fig. 3). À la question de savoir s’il lui arrive aussi d’utiliser l’attaque acide pour le dosage de l’argent, notre essayeur nous a répondu que « cette méthode n’existe pas », ce qu’il faut entendre plus exactement comme l’absence de son usage au sein de son atelier.
Fig. 3. – Four de coupellation d’un essayeur bolivien
Photographie Florian Téreygeol, Potosí (Bolivie), mars 2002.
- 22 La variation observée, connue sous le nom de « remède » dans les ateliers, est de +/- 3 ‰.
11Bien que Potosí se trouve à plus de 4 000 m d’altitude dans une atmosphère raréfiée, la coupellation se déroule selon le même schéma que celui décrit par les traités de chimie analytique européens du xixe siècle. La principale différence réside dans la matière à essayer : du minerai et non du métal, ce qui induit une étape supplémentaire de préparation et une phase de fusion pour l’essayeur de Potosí. Le procédé débute par la pesée d’un gramme de poudre extrait d’un des deux paquets que se distribuent l’acheteur et le vendeur à partir du même échantillonnage. Le surplus est conservé et alimente un stock que l’essayeur pourra, à terme, commercialiser. La prise de minerai est ensuite mise à fondre dans un four électrique qui sert également à la coupellation. L’essayeur y ajoute le borax, fondant nécessaire à la libération du métal, mais ne pratique pas d’emplombage. Au terme de la fusion, il récupère une masse métallique qui peut alors être coupellée. L’essai se déroule dans une coupelle en magnésie. Au terme de l’opération, le bouton de retour est pesé et le titre du minerai déterminé. L’essayeur rédige son rapport à l’intention du commanditaire, mineur ou acheteur. L’analyse est une étape onéreuse pour les producteurs et fructueuse pour l’essayeur, qui améliore son gain par la vente du bouton d’argent et du minerai excédentaire. La qualité de la procédure d’essai telle que nous avons pu l’observer depuis la réception du minerai jusqu’à la pesée du bouton est indéniable. Les limites du résultat analytique tiennent à la maîtrise de la température du four pour limiter la perte au feu et au fait que la coupelle peut piéger un peu de l’argent testé22. Rapportée à la quantité de minerai proposée à la vente, l’erreur peut alors être importante. La raison n’est pas tant dans la quantité, peu considérable, d’argent qui se perd en route que dans le peu d’argent présent au départ dans le minerai. En effet, la perte du métal précieux dans la coupelle n’est pas proportionnelle à la quantité d’argent présente dans la masse de minerai initiale.
12Quoi qu’il en soit de la qualité de l’analyse, et comme il nous l’a été rapporté dans l’officine, le mineur ne manque pas de disputer à la hausse la teneur en argent de son minerai avant la rédaction du rapport officiel. Pour conserver sa clientèle, l’essayeur n’hésite alors pas à hausser le titre jusqu’à 3 millièmes supplémentaires. De toute manière, le titre retenu donnera lieu à une autre négociation entre acheteur et vendeur sur la base de leurs essais respectifs. Par conséquent, les résultats de l’essai ne constituent nullement une injonction impérative pour la conclusion de la vente. Les manipulations auxquelles ils donnent lieu nous semblent être une première raison du maintien du procédé de coupellation sur ce district minier, d’autant plus que la hausse arbitraire énoncée correspond assez fidèlement au « remède » accepté dans les ateliers monétaires.
- 23 Pour des raisons de sécurité, nous n’avons pas été autorisés à révéler le nom ni l’emplacement de c (...)
- 24 Des quatre métaux précieux testés dans cette officine, l’argent est celui le moins cher. Son cours (...)
13Les pratiques observées autour du résultat du dosage de l’argent dans le district minier de Potosí peuvent limiter la pertinence de l’analyse des raisons de la survie de la voie sèche à l’invention de la voie humide : pourquoi utiliser une méthode plus précise quand les résultats analytiques sont modifiés pour fixer le prix de vente ? L’exemple qui suit, tout en apportant de précieux compléments d’information, démontre cependant que, pour essayer l’argent métal, la voie sèche reste d’actualité y compris en France. Il s’agit de l’atelier d’un essayeur du commerce23 qui dispose de son propre poinçon délivré par la Monnaie à Bordeaux. Il est donc habilité officiellement à fondre et estampiller les matières d’or, d’argent, de platine et de palladium. Comme dans le cas bolivien, la coupellation est utilisée préférentiellement pour le dosage de l’argent (Fig. 4). Suivant les dosages à faire en argent, or, platine et palladium, l’alliage peut subir une coupellation suivie d’attaques acides. En fait, dès qu’il s’agit de doser un autre métal précieux que l’argent, c’est la voie humide qui prévaut24. Cette dernière n’est pas appliquée à ce métal blanc, et ses limites pratiques ont été clairement soulignées par l’essayeur lors de nos entretiens.
Fig. 4. – Four d’essai d’un essayeur français
Photographie Florian Téreygeol, Paris, avril 2004.
14Dans son atelier, la conservation de la solution saline pose un problème d’entreposage. De plus, s’il voulait suivre le procédé de Gay-Lussac, l’essayeur devrait disposer d’une véritable salle des pesées telle qu’en disposent les laboratoires de chimie actuels. Surtout, la complexité du protocole d’analyse rend la réalisation trop « lente ». À chaque opération, il faut s’assurer que la quantité de dissolution saline, normalisée à 100, est exactement suffisante pour précipiter un gramme d’argent pur. Le travail commence donc par un calibrage de la dissolution. Il est aussi admis, dès la rédaction de l’instruction de Gay-Lussac, que la voie humide ne peut se pratiquer efficacement que sur un métal dont le titre en argent est déjà approximativement connu :
- 25 Gay-Lussac, 1832, p. 42.
Nous avons supposé que le titre d’un alliage présenté à l’essai était connu approximativement, et c’est en effet ce qui a lieu presque toujours. Si cette connaissance manquait à l’essayeur, deux moyens lui seraient offerts pour l’acquérir. Il passerait à la coupelle un décigramme d’alliage avec un gramme de plomb ; ou bien, pour ne rien emprunter à la coupellation, il opérerait par la voie humide de la manière suivante [en définissant approximativement le titre de l’alliage et en prenant cette référence comme base pour le dosage de la dissolution saline].25
- 26 Campredon, 1923 [1909], p. 35.
15Il s’agit là d’une défense en règle du procédé de dosage par voie humide, mais la réalité des faits est toute autre. Ce procédé est donné à l’usage des essayeurs, tant de ceux du commerce que de ceux qui travaillent dans les hôtels de la monnaie. Or, en ce qui concerne l’essayeur du commerce, son bénéfice repose sur la rapidité d’exécution de l’opération et sur sa répétition. Surtout, il est amené à tester des alliages qui ne sont pas nécessairement sous forme monétaire. Face à un lingot, les analyses doivent être multipliées par 4 pour être fiables, augmentant d’autant la durée de l’essai26.
- 27 Il s’agit d’un petit plateau à casiers muni d’un manche.
- 28 Cette table se retrouve dans de nombreux traités de chimie, comme Barruel, 1856, p. 440.
16La coupellation nécessite de lancer le four le matin, de le charger d’une quantité variable de coupelles en rapport direct avec sa contenance (dans l’exemple observé chez l’essayeur, le four peut contenir 35 coupelles). Une fois le four à température, la coupellation peut commencer et le four est rechargé en coupelles selon les besoins du jour. Pour chaque opération, l’essayeur dispose d’une main27 pouvant contenir jusqu’à 20 prises d’essai. La disposition des essais sur cette main permet de traiter dans une même fournée aussi bien des alliages à base d’argent qu’à base d’or sans risque de confusion, et également de traiter les prises multiples sur les lingots. Une telle possibilité ne se retrouve pas dans la voie humide. Aux dires même du professionnel parisien, ce procédé n’est pas économiquement rentable, car il nécessite trop de manipulations et de contrôle avant même de permettre de connaître le titre du métal. C’est la raison pour laquelle il préfère travailler par voie sèche. L’essayeur ne nie en aucun cas l’existence de variations si l’on effectue plusieurs dosages espacés dans le temps sur une même prise. Cette variation repose principalement sur les fluctuations de la température du four qui peuvent entraîner des pertes par vaporisation de l’argent. Pour y pallier, chaque série d’analyses est accompagnée d’un témoin en argent pur. Sa pesée, avant et après la coupellation, donne la mesure de la perte subie et permet d’effectuer une compensation sur la masse des boutons de retour. Ce tour de main n’est pas décrit dans les manuels d’essayeur, ni dans ceux du début du xixe siècle, ni même dans ceux du xxe siècle, mais il apparaît sous la forme de la table de compensation présente dans de nombreux ouvrages de chimie28.
- 29 Pelouze, Frémy, 1865 [1850], p. 1177-1178.
- 30 Calmels, 2002.
- 31 Campredon, 1923 [1909], p. 33.
17En fait, le passage à la voie humide pour le dosage des argents est une solution inadaptée à un véritable problème. En 1865, plus de trente ans après l’adoption de l’ordonnance royale sur les essais des matières d’argent, la situation n’est d’ailleurs toujours pas clairement établie en faveur du « nouveau » procédé. Dans leur traité de chimie générale et analytique, Pelouze et Frémy écrivent : « la coupellation de l’argent tend à être remplacée par la voie humide », et plus loin, « Aujourd’hui le procédé de Gay-Lussac est adopté par tous les hôtels des monnaies29 ». Tenants de la chimie analytique moderne, Pelouze et Frémy ont cependant beau jeu de vanter l’adoption du procédé dans les laboratoires d’état puisqu’il s’agit d’une obligation légale. En revanche, les réticences des essayeurs du commerce sont réelles, Pelouze et Frémy achevant : « et par un grand nombre d’essayeurs du commerce. » Si la voie humide, qui permet un dosage plus précis que la coupellation, ne fait pas l’unanimité, c’est que le problème n’est pas dans la plus grande qualité du résultat analytique par voie humide. En effet, tout repose sur la pertinence de l’échantillon. Jean-Pierre d’Arcet avait bien approché le problème et, déjà, présenté une solution : l’essai à la goutte30. Cependant, il l’avait aussitôt rejeté, car le procédé est trop onéreux. Pourtant ce mode d’échantillonnage qui consiste à fondre le lingot devant être essayé puis à prélever la prise d’essai en phase liquide, est encore considéré au début du xxe siècle comme le seul permettant un prélèvement représentatif d’une masse d’argent indépendamment de son titre. Et ce, que l’on utilise la voie sèche ou la voie humide31.
- 32 Hellot, Tillet, Macquer, 1763, p. 3.
18Le problème est différent pour le cas des dosages d’argent dans les minerais. Une fois la prise fondue et le métal extrait, c’est bien la totalité du métal produit qui fait l’objet de la prise et de l’essai. Si l’échantillon de minerai est représentatif du stock à vendre, alors le résultat sera cohérent. Et dans ce cas, il n’y a pas d’autre choix pour conduire l’essai qu’un prélèvement manuel sur le stock de minerai. Le choix de l’essayeur bolivien d’utiliser la voie sèche apparaît donc justifié alors que celui de l’essayeur français pourrait être plus problématique. Cette constatation omet cependant une donnée économique essentielle : l’abandon du bimétallisme or-argent puis de l’étalon or et l’adoption massive de la monnaie scripturale et maintenant électronique ont inéluctablement réduit l’importance économique de l’argent même s’il conserve, aujourd’hui encore, un rôle stratégique. De sorte que les enjeux mis en avant au xviiie siècle, comme dans le mémoire de Tillet, Macquer et Hellot ne sont plus à l’ordre du jour : « Ce sont les essais qui sont pour ainsi dire la base de tout le commerce des États32. » Ainsi, il semble bien que ce soit dans des raisons d’ordre économique, et non de qualité analytique, qu’il faille chercher la cause du maintien de l’essai par voie sèche. Finalement, le gain en fiabilité du procédé de la voie humide ne justifie généralement pas le coût pratique des manipulations qu’il entraîne. En revanche, bien qu’imparfaite, la coupellation est souvent à la hauteur de ce qui est attendu d’elle.
- 33 Voir la contribution de Gauthier et Téreygeol dans ce même volume.
- 34 Edgerton, 1998, p. 825.
19L’invention de la voie humide n’a donc pas donné lieu dans ce cas à une réelle innovation technique pour le dosage de l’argent. Ce procédé trop délicat à mettre en œuvre dans un atelier métallurgique est resté confiné dans les livres pour ce qui touche à l’argent. Pour les autres métaux précieux, il est cependant bien entré dans les usages. Le dosage par voie sèche qui s’établit au xiiie siècle sur la base d’un savoir-faire technique maîtrisé de longue date répond dans les métiers de la métallurgie au degré de précision attendue33. L’amélioration qualitative qui découle du procédé par voie humide est réelle, mais demeure inefficace dans la sphère marchande pour une raison purement économique. La relation concurrentielle entre les deux techniques de dosage de l’argent est un bel exemple d’affrontement entre l’excellence scientifique et la logique de la pratique. Elle illustre parfaitement le balancement déjà pointé par Edgerton entre « l’usage fait des techniques, des techniques en usages [et] des techniques constamment remodelées par l’usage34 » en l’inscrivant dans le temps long grâce à une approche interdisciplinaire entre anthropologie et histoire.