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Temporalités techniques

L’étude des sols d’habitat et des grottes ornées dans l’œuvre d’André Leroi-Gourhan

Du temps éphémère d’un campement à la très longue durée des mythes
The Study of Paleolithic Floors and Decorated Caves in the Work of André Leroi-Gourhan. From the Ephemeral Time of a Camp to the very Long Duration of Myths
Alfonso Ramírez Galicia
p. 349-377

Résumés

Nous réalisons une comparaison des deux méthodes développées par André Leroi-Gourhan pour étudier les sols d’habitat et les grottes ornées paléolithiques, dans les années 1960-1970. Leur but était d’approcher l’espace-temps vécu des groupes préhistoriques, dans leurs habitats et dans leurs sanctuaires, pour construire des interprétations paléo-ethnologiques de leur vie matérielle et intellectuelle. Ce projet faisait partie des courants qui voulaient dépasser l’approche chrono-stylistique dominante, via un rapprochement de l’archéologie aux sciences humaines. Notre analyse montre que, même en contribuant à éviter l’anachronisme ethnographique, et à augmenter le détail et la rigueur analytique, ces méthodes ont fini par limiter l’étude des temporalités à deux extrêmes déshumanisés de la durée, en créant deux spécialités séparées. Après Leroi-Gourhan, des membres de son école et d’autres chercheurs ont exploré d’autres pistes pour accéder à la multiplicité de temporalités du registre archéologique via la mise en évidence de nouveaux patrons de structuration spatio-temporelle des vestiges (patchworks de micro-durées).

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Texte intégral

Leroi-Gourhan et l’étude des temporalités préhistoriques

1Comment André Leroi-Gourhan (1911-1986) a-t-il entrepris l’étude des temporalités préhistoriques, particulièrement en ce qui concerne l’étude des habitats et les grottes ornées paléolithiques ? Quel a été l’impact (positif et négatif) que les méthodes de terrain qu’il a développées ont eu sur l’étude des temporalités techniques des groupes humains d’avant l’écriture, hier comme aujourd’hui ? Fondé sur l’analyse des procédés techniques développés par Leroi-Gourhan pour étudier les sols d’habitat et les grottes ornées, ce texte a pour objectif d’expliquer la façon dont il s’est servi de ces procédés afin d’approcher les temporalités préhistoriques, en analysant de manière critique leurs impacts en termes de limites et de possibilités établies pour l’étude des temporalités techniques en archéologie préhistorique, principalement en France, des années 1960 à nos jours.

2L’analyse commence par la révision de certains éléments de la problématique générale des temporalités en archéologie préhistorique contemporaine ; elle poursuit par la révision de la façon grâce à laquelle Leroi-Gourhan a fondé ses méthodes de terrain sur ses conceptions des limites du registre archéologique (absence de la parole des préhistoriques), sur le besoin d’établir une critique de sources en archéologie, et sur l’unité de la vie matérielle et symbolique dans les actes techniques. L’analyse en vient ensuite à sa partie principale : la comparaison des deux approches de terrain de Leroi-Gourhan, depuis le point de vue de leur fonctionnement technique, par l’étude des chaînes opératoires scientifiques (construction du sujet d’étude, dispositif d’enregistrement, procédés d’analyse, interprétation). À partir de ces résultats, l’analyse se termine en discutant les limites que son approche a établies pour la compréhension des multiples temporalités préhistoriques, ainsi que certaines des voies possibles que les générations postérieures de chercheurs ont développées pour les dépasser. Étant parti avec l’ambition de développer de nouvelles méthodes permettant d’accéder au temps vécu par les groupes préhistoriques, dans leurs habitats et leurs sanctuaires, Leroi-Gourhan a paradoxalement fini par cantonner l’étude des temporalités à des durées anonymes et impersonnelles situées aux marges des temporalités braudéliennes.

Temporalités et cultures : le problème de l’arythmie en archéologie préhistorique

  • 1 Perlès, 2013.
  • 2 C’est la thèse du perspectivisme des temporalités en archéologie (time perspectivism) de Geoff Bail (...)
  • 3 Testart, 2012 ; Guillomet-Malmassari, 2012.

3Les proxies de la durée en archéologie sont les continuités et discontinuités mises en évidence dans le registre archéologique grâce aux techniques actuelles, notamment les rythmes de changement techno-stylistique dans les différents domaines de la culture matérielle. Cependant, Catherine Perlès1 a montré qu’il existe deux problèmes de base. Premièrement, l’attribution culturelle : dans l’état actuel des connaissances, il est impossible d’établir à quel type de rapports matériels et intellectuels correspondent ces continuités et discontinuités. Deuxièmement, l’arythmie : il y a plusieurs rythmes de changement, ce qui indiquerait l’existence d’une pluralité de temporalités dans les sociétés préhistoriques2, mais il est impossible de les concilier. Par conséquent, il n’est pas possible de définir de transitions nettes qui distingueraient une période d’une autre dans le sens d’un changement socio-historique global, comme dans le remplacement d’une population ou l’invention et l’adoption de l’agriculture3.

  • 4 Roux, Courty, 2013.
  • 5 Article « Durée », Le Petit Robert.
  • 6 Article « Temporalité », ibid.

4L’étude des temporalités est un problème crucial pour l’archéologie préhistorique parce qu’elle dispose de proxies de différentes durées de changement dans les sociétés passées, et qu’elle manque de méthodes certaines pour établir leur signification culturelle et ainsi savoir à quel type de temporalités humaines elles correspondent4. Nous définissons la durée comme l’« espace de temps qui s’écoule par rapport à un phénomène5 » et la temporalité comme « le temps vécu, conçu comme une succession6 ». Nous considérons que, dans les sciences humaines, ces deux concepts se réfèrent à la durée des différents rapports matériels et intellectuels entretenus par une collectivité humaine. Dans ce sens, la durée est leur mesure physique externe, et la temporalité leur dynamique sociale interne.

  • 7 Trigger, 2006 [1989].
  • 8 Sur ce point, malgré le rapport ambigu avec son maître, Marcel Mauss (Schlanger, 2023, p. 99-111), (...)

5Une approche chronologique et typologique a dominé les recherches archéologiques dans le monde à la fin du xixe siècle et pendant la première moitié du xxe siècle. À partir des années 1960, il y a eu un courant de renouvellement qui a rapproché l’archéologie des autres sciences humaines, dans une quête pour développer des méthodes nouvelles afin d’étudier les structures et le fonctionnement des sociétés d’avant l’écriture7. C’est dans ce contexte qu’André Leroi-Gourhan a développé deux méthodes pour analyser deux pôles de la durée dans les temps paléolithiques : le temps éphémère d’un campement et la très longue durée des mythes. Le premier répondait au besoin d’approcher les espaces domestiques des chasseurs-cueilleurs paléolithiques pour reconstituer leurs activités quotidiennes, et avoir ainsi une vision de leur fonctionnement à une échelle de temps comparable à celle du « présent ethnographique8 ». Le second était à la fois une réponse à l’application du comparatisme ethnographique direct afin d’expliquer l’art paléolithique, et une critique au courant dominant qui voyait dans cet art un phénomène déstructuré, épisodique et spontané. À rebours, sa nouvelle méthode lui a permis de montrer la persistance plurimillénaire de certaines conventions de représentation dans l’art paléolithique, et de les interpréter comme l’expression d’une Weltanshauung religieuse qui structurait les sanctuaires paléolithiques et qui était partagée par toutes les cultures et périodes du Paléolithique supérieur en Europe.

  • 9 Le Gueut et al., 2022 ; Ramírez Galicia, 2021 ; Soulier, 2018.
  • 10 Braudel, 1958. Voir plus loin.
  • 11 Julien, Karlin, Bodu, 1987 ; Audouze, 2008 ; Djindjian, Giligny, Costa, 2018, p. 21-38 ; Delluc B., (...)

6Les méthodes créées par Leroi-Gourhan ont été un temps fort du développement des techniques pour analyser les temporalités historiques des sociétés préhistoriques à partir de leurs seuls vestiges matériels9. Cependant, elles ont aussi limité la connaissance des temporalités en archéologie, car les deux extrêmes opposés qu’elles ont permis d’analyser sont des durées anonymes et impersonnelles qui ne permettent pas d’appréhender la vie humaine dans les trois temporalités principales définies par Fernand Braudel10. Elles ont été grandement critiquées et révisées par les générations postérieures de préhistoriens11, ce qui rend nécessaire une étude comparative détaillée de leur infrastructure technique pour établir comment leurs limites et possibilités impactent les développements actuels.

Pour une critique des sources en préhistoire : à la recherche des structures latentes

7Pour commencer l’analyse, il faut considérer comment Leroi-Gourhan a conçu les limites que l’absence de textes impose à l’archéologie préhistorique. Leur caractérisation a fondé son refus des interprétations s’appuyant sur le comparatisme ethnographique et son exigence d’adopter une approche rigoureuse fondée sur la seule étude des rapports matériels entre les vestiges.

  • 12 Schnapp, 1993.
  • 13 Roux, 2013.

8Tout au long de sa carrière de préhistorien (1945-1986), Leroi-Gourhan a exprimé une préoccupation profonde pour les limites imposées à la connaissance archéologique par le caractère vestigial de ses sources et par le manque de témoignages oraux ou écrits sur la vie des groupes humains préhistoriques. Si ces limites sont connues depuis les origines de l’archéologie moderne à la fin du xviiie siècle12 et qu’elles sont toujours un sujet de réflexion aujourd’hui13, l’originalité de Leroi-Gourhan réside dans la façon dont il les a conçues, ainsi que les conséquences méthodologiques qu’il en a tirées.

  • 14 Leroi-Gourhan, 1964b.

9Chez Leroi-Gourhan, ce qui manque est la parole, et ce qui reste est le geste ou, plus précisément, les traces matérielles de ce dernier. En l’absence des actes de langage (les paroles) des groupes humains préhistoriques, l’accès à la signification concrète de leur pensée et de leurs actions est impossible, d’après lui14. Nous aurions accès, en revanche, aux fragments fossilisés de leurs actions matérielles, même si leur dynamique est perdue et si leur structuration est perturbée par les processus (humains et non humains) de post-déposition.

10En partant de cette caractérisation des limites et du potentiel des documents préhistoriques, Leroi-Gourhan a accordé un rôle crucial à l’interrogation des « matériaux paléolithiques » en eux-mêmes. Il s’est méfié aussi de façon catégorique des interprétations qui utilisaient, d’une manière démesurée, les généralisations théoriques qui étaient construites à partir de l’analyse des sociétés actuelles ou subactuelles. Il a exprimé clairement ces deux principes dans Préhistoire de l’art occidental :

  • 15 Leroi-Gourhan, 1965, p. 31.

Il est difficile de converser avec un mort sans apporter soi-même les répliques, sinon peut-être en adoptant un procédé d’étude qui permette de séparer rigoureusement ce qui est document de ce qui est hypothèse explicative […]. Sans interférence d’autres matériaux que les matériaux paléolithiques, les questions peuvent être posées à l’informateur défunt qui ne peut évidemment pas prendre la parole et répondre sur autre chose que ce qu’il a abandonné au fil des siècles, mais qui répond dans sa langue natale et non dans un dialecte fuégien ou soudanais.15

  • 16 Comme la projection se fait du présent vers le passé, mais aussi entre cultures et espaces différen (...)

11Pour l’art paléolithique comme pour les campements préhistoriques, Leroi-Gourhan a proposé d’adopter un « procédé d’étude » qui, selon lui, permettrait de séparer avec rigueur « ce qui est document de ce qui est hypothèse explicative ». Or, à cause de l’absence de la parole de « l’informateur défunt », ce qui est document serait limité, toujours d’après lui, à « ce qu’il a abandonné au fil des siècles » ou, d’après notre analyse, aux vestiges conçus comme des fragments d’actions matérielles. Toutefois, et sans résoudre le problème épineux de la séparation entre hypothèse et document, Leroi-Gourhan a proposé que ces vestiges abandonnés auraient l’avantage de correspondre à la « langue natale » des groupes humains préhistoriques, et qu’ils seraient par conséquent la clé pour éviter la projection vers le passé d’une réponse dans « un dialecte fuégien ou soudanais » (anachronisme ethnographique16).

  • 17 Bloch, 2006 [1942].
  • 18 Ramírez Galicia, 2021.

12Après avoir caractérisé ainsi les limites de la connaissance en archéologie préhistorique, Leroi-Gourhan a proposé que la première tâche méthodologique était l’établissement des sources primaires, en faisant une analogie explicite avec les historiens. En histoire, la critique de sources a pour but d’établir l’authenticité des documents via l’analyse des éléments matériels internes à la structure du document17. Pour Leroi-Gourhan, l’établissement de l’authenticité des sources en archéologie voudrait dire, d’abord, démontrer l’origine anthropique des artefacts et des rapports significatifs qu’ils entretiennent à l’intérieur de leur support physique, soit leur matrice sédimentaire dans le cas des fouilles, soit le contexte géomorphologique des grottes dans le cas de l’art pariétal. Ensuite, établir leur degré de contemporanéité : la durée, ou plus précisément les durées, dans lesquelles ces rapports acquièrent une signification proprement humaine18.

  • 19 Leroi-Gourhan, 1972.

13Pour Leroi-Gourhan, le document archéologique n’était pas le vestige isolé, mais la trame des rapports entretenus entre eux. La fonction primaire de la critique de sources en archéologie serait, par conséquent, d’assurer la mise en lumière des patrons de structuration spatio-temporelle des vestiges, sans préjuger dans un premier temps sur les causes qui se trouvent à leur origine. Dans le vocabulaire créé par Leroi-Gourhan, ces patrons de structuration primaire correspondent aux structures évidentes19. Ces structures primaires deviendront, à leur tour, le sujet d’une critique de second degré.

  • 20 Soulier, 2021.
  • 21 Audouze, Leroi-Gourhan, 1981.
  • 22 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1966.
  • 23 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1972.

14Leroi-Gourhan a développé l’étude des sols d’habitat dans les fouilles du site Paléolithique de Pincevent (Seine-et-Marne)20. Cette méthodologie est connue comme « fouille planimétrique » ou « à visée ethnographique21 ». Elle a été élaborée dès la découverte et la fouille de l’Habitation magdalénienne no 1 en 196422 et jusqu’à la fouille et la publication du campement de la section 36 en 197223.

  • 24 Clottes, Lewis-Williams, 1996.
  • 25 Leroi-Gourhan, 1965.
  • 26 Ramírez Galicia, 2023.
  • 27 Leroi-Gourhan, 1958a, 1958b, 1958c.

15Leroi-Gourhan a étudié les grottes ornées paléolithiques de la région Franco-ibérique. Son approche a été caractérisée comme « structuraliste24 » ou « statistique25 » : nous nous référons ici à cette dernière comme méthode d’analyse iconographique et spatiale-quantitative26. Elle a été élaborée à partir de la publication de la triade d’articles sur la signification des signes et figures de l’art pariétal paléolithique en 195827, et jusqu’à la publication de la synthèse Préhistoire de l’art occidental en 1965.

  • 28 Leroi-Gourhan, 1972.

16Ces deux méthodologies se sont focalisées sur l’analyse de la trame spatiale des structures évidentes. Leur intention principale a été de délimiter et de rendre visibles des patrons de structuration plus profonds qui proviendraient exclusivement des actions humaines passées : soit de façon volontaire, soit de façon involontaire. Ces structures de deuxième degré correspondent aux structures latentes dans la nomenclature de Leroi-Gourhan28.

17La clé pour rendre visibles les structures latentes a été l’élaboration de deux dispositifs d’analyse qui avaient pour but la recherche d’un type spécial de connexions entre les vestiges. Il s’agit de connexions indicatives de leur appartenance à un schéma cohérent de conception et d’exécution technique. La démonstration de l’existence de ce schéma technique a été réalisée spécialement à travers la méthode de remontages et la reconstitution de chaînes opératoires, pour l’étude des sols d’habitat, et à travers l’analyse iconographique et l’analyse quantitative de corrélations spatiales pour les grottes ornées.

  • 29 Ce qui le rapproche aussi de Mauss car, pour ce dernier, les techniques sont un vecteur principal d (...)
  • 30 Leroi-Gourhan, 1970.

18Avec sa conception des limites et de la critique de sources en archéologie, une troisième considération pour élaborer les méthodologies de Leroi-Gourhan a été l’idée de la complémentarité entre technique et langage29. D’après Leroi-Gourhan, l’homme est « créateur de symboles et créateur de moyens d’action sur la matière30 ». Ces deux facettes agissent ensemble et, en principe, il serait possible d’accéder à la vie intellectuelle et à la vie matérielle des groupes préhistoriques à partir des traces de leurs actions techno-symboliques. Cependant, notre analyse montre que les résultats produits par les méthodes de Leroi-Gourhan ont conduit ce dernier à aborder séparément les deux éléments de cette équation, en privilégiant deux temporalités opposées.

Analyse technologique des méthodes de terrain de Leroi-Gourhan

  • 31 Ramírez Galicia, 2023.

19Notre analyse comparative de la fouille planimétrique, et de l’analyse iconographique et spatiale-quantitative des grottes ornées, s’est focalisée sur les aspects techniques de leurs opérations sur le terrain. Six éléments ont été choisis afin de réaliser cette comparaison : l’approche et l’échelle d’observation, l’unité d’analyse, le dispositif d’enregistrement, les procédés d’analyse des données, les résultats et leur interprétation31.

  • 32 Soulier, 2018, p. 519-534.
  • 33 Leroi-Gourhan, 1972, p. 322-323.
  • 34 E.g. Van Noten et al., 1978.
  • 35 Le Gueut et al., 2023.

20Pour la fouille planimétrique, Leroi-Gourhan a adopté une approche locale et intensive32. Il a en effet choisi l’échelle locale du site, et il s’est concentré sur le décapage global des surfaces d’habitat : 70 m2 pour l’habitation no 1, et 500 m2 pour la section 36 du niveau IV2. L’unité d’analyse a été la position tridimensionnelle de l’ensemble des vestiges33. Le dispositif d’enregistrement a été le relevé tridimensionnel sur le terrain. La logique de ce dispositif correspondait avec celle de la plupart des chantiers contemporains destinés à garder la cohérence des surfaces d’habitat34. L’originalité de Leroi-Gourhan a été d’introduire des séries de photographies azimutales de chaque mètre carré comme support principal d’enregistrement, en remplaçant ainsi le relevé manuel sur le terrain35. Le but était d’éviter le biais interprétatif supposé inhérent à l’acte de dessiner, en créant une restitution artificielle (mécanique) de la surface. Ce dispositif d’enregistrement semi-automatisé a permis de créer des plans de distribution cumulatifs qui ont constitué le document de base pour la recherche des groupements significatifs.

  • 36 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1966, p. 271-273, p. 322-360.
  • 37 Leroi-Gourhan, 1972, p. 325-327.

21Pour les structures évidentes, l’analyse planimétrique a été guidée principalement par l’étude des formes de groupements et des restitutions photographiques des surfaces36. L’analyse de second degré a été fondée sur la recherche de répétitions d’associations statistiquement significatives et sur le remontage de pierres de foyer, faune et industrie lithique37.

  • 38 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1966, p. 322-335.
  • 39 Ibid., p. 336-350.

22Pour la fouille de l’habitation no 1, les analyses ont mis en évidence trois pôles concentriques de dispersion de vestiges autour de trois foyers38. Trois hypothèses s’offraient en termes d’occupation : trois réoccupations différentes, trois habitations différentes mais contemporaines, une seule habitation à trois unités. Leroi-Gourhan a choisi la dernière hypothèse car les analyses de second degré, notamment les remontages, lui ont permis d’argumenter que les produits des différentes étapes de la chaine opératoire d’exploitation de la faune et de l’industrie lithique se trouvaient dispersés, sans solution de continuité, à travers les trois grandes zones entourant les trois foyers39. De cette façon, il a validé l’intuition de départ, qui voyait dans le sol de Pincevent une instantanée du moment d’abandon, annulant ainsi les caractérisations alternatives du sol comme un palimpseste à temporalités multiples.

  • 40 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1966, p. 322-361 ; 1972, p. 215-256 ; Julien, Karlin, Bodu, 1987.

23Leroi-Gourhan a construit un « modèle théorique » de la structuration de l’espace pour les campements des chasseurs magdaléniens de Pincevent40. Ce modèle impliquait l’existence de règles traditionnelles (intemporelles) qui dictaient l’organisation de l’espace domestique chez les Magdaléniens. D’une part, il postulait qu’il y avait des unités d’habitat principales, constituantes de l’espace domestique proprement dit, et des unités satellites vouées à des activités techniques spécifiques. D’autre part, il a proposé un principe de structuration binaire centrifuge. Le centre est le foyer domestique qui permet de partager l’espace en deux zones : une zone d’activités « internes » autour du foyer et une zone de raréfaction des déchets, en contraposition à l’espace couvert, vers l’extérieur du foyer.

  • 41 Des exemples comme l’étude des parures ont prouvé le contraire. Voir Peschaux et al., 2017. En étab (...)

24In fine, une double limitation à l’accès des temporalités a été établie. Le sol a été réduit à l’instant d’abandon (durée éphémère), et il a été expliqué par des règles traditionnelles qui existaient hors du temps et hors de la conscience des acteurs de l’époque. De cette façon, a été renforcé aussi le préjugé qui voyait dans l’habitat un endroit privilégié pour étudier la vie matérielle des chasseurs-cueilleurs paléolithiques, et peu adapté pour approcher leurs expressions symboliques41.

  • 42 Leroi-Gourhan, 1965, p. 435-447.
  • 43 Laming-Emperaire, 1962.

25Pour l’étude des grottes ornées, Leroi-Gourhan a adopté une approche régionale et extensive. Il a choisi d’abord une analyse de la composition d’ensemble de chaque grotte ornée, pour étendre ensuite la comparaison à l’échelle régionale des cavités connues à l’époque dans toute l’Europe occidentale42. Les recherches précédentes avaient montré qu’en dehors de la variabilité irréductible que chaque ensemble pariétal exhibait, tant en termes qualitatifs (style, composition) que quantitatifs (nombre d’individus), il semblait exister un nombre étonnamment réduit d’espèces animales figurées et de « grands signes ». Annette Laming-Emperaire43 a montré qu’un principe d’association binaire entre les figures d’équidés et de bovidés semblait occuper un rôle pivot dans l’agencement de la majorité d’ensembles pariétaux considérés. Pour tester et développer ces résultats, Leroi-Gourhan a créé un dispositif de comparaison globale et quantitative des ensembles pariétaux, en se focalisant sur les associations spatiales des thèmes figuratifs.

  • 44 Leroi-Gourhan, 1958b ; 1958a ; 1965, p. 82-110.
  • 45 Leroi-Gourhan, 1958c ; 1958b ; 1965, p. 113-128, p. 441-446.

26La définition des unités d’analyse a impliqué une classification thématique et un repérage spatial. D’un côté, les thèmes ont été classés par espèces animales et par familles de signes, en écartant leurs caractéristiques individuelles (taille, couleur, support, style, etc.) et en tenant seulement compte de leurs caractères formels communs les plus généraux (espèce animale, types de grands signes : scutiforme, claviforme, etc.)44. D’un autre côté, la présence ou l’absence de chaque thème a été notée sur un schéma qui réduisait la complexité des grottes à une trajectoire idéale, de l’entrée vers le fond, rythmée par des accidents spécifiques (diverticules, salles, puits, etc.)45.

  • 46 Soulier, 2019 ; Schlanger, 2023, p. 130-140.
  • 47 Leroi-Gourhan, 1965, p. 240-333.

27Afin d’assurer le traitement comparatif et quantitatif des données, Leroi-Gourhan a conçu un dispositif d’enregistrement fondé sur l’utilisation de fiches perforées46. Ces fiches ont permis de codifier le spectre de variations de chaque grotte visitée ou répertoriée dans un même schéma bidimensionnel47. La première dimension a été la composition thématique de chaque grotte, répondant à la question : quels thèmes sont figurés et quels thèmes sont absents ? La deuxième dimension a été la position de chaque thème sur la trajectoire idéale, répondant à la question : dans quels endroits sont situés de façon préférentielle les thèmes présents dans chaque grotte ?

  • 48 Leroi-Gourhan, 1958c ; 1958a ; 1965, p. 441.
  • 49 Leroi-Gourhan, 1958c ; 1958a ; 1965, p. 444-447, p. 453.
  • 50 Leroi-Gourhan, 1965, p. 441-446.
  • 51 Ibid.
  • 52 Ibid., p. 113-128.

28L’analyse a consisté dans l’élaboration de tableaux comparant les associations et les fréquences observées sur les deux vecteurs d’analyse. D’une part, le type et la proportion de thèmes observés pour chaque grotte48 et, d’autre part, leur positionnement dans les différentes parties de la trajectoire idéale49. Cette analyse a abouti à trois résultats principaux. Le premier résultat a été qu’un nombre réduit d’espèces animales était figuré en peu de positions possibles. Certaines espèces étaient représentées à des endroits où les autres étaient majoritairement absentes50. Le second résultat a été que les figurations de bovidés et d’équidés semblaient en effet être dominantes par leur quantité et par leur position centrale, que ces figures dites centrales semblaient être entourées par les figurations d’autres herbivores en position périphérique et en proportions mineures, et qu’aux extrêmes (entrée, fond) semblait se trouver le reste des autres figures (carnassiers, thérianthropes, mains), qualifiées de « rares51 ». Le troisième résultat a été que les familles de signes semblaient se positionner de façon similaire aux figures animales, même s’il restait impossible de les réduire à un schéma global et cohérent52.

  • 53 Ibid., p. 110-111.
  • 54 Leroi-Gourhan, 1964b.
  • 55 Leroi-Gourhan, 1965 ; Testart, 2016.

29Leroi-Gourhan a conclu que ces résultats étaient la démonstration de l’existence d’un nombre assez restreint de thèmes figuratifs dans tout le cycle plurimillénaire de l’art pariétal franco-ibérique. Il a interprété ces conclusions comme la preuve indirecte de l’existence d’une charpente de principes combinatoires qui réglaient l’agencement des figurations à l’intérieur de la majorité des grottes ornées considérées53. En raison de l’absence de la pensée symbolique passée, l’accès à la signification de ces régularités apparentes de combinaison des figures était impossible, d’après lui54. Cependant, l’existence de cette charpente de règles et, surtout, la persistance de celles-ci à travers les plus de vingt millénaires qui séparent la fin du Magdalénien du début de l’Aurignacien, a été interprétée par Leroi-Gourhan comme la preuve de l’existence, dès le Paléolithique supérieur, d’une cosmovision mythique et religieuse d’une complexité égale à celle des sociétés à tradition orale de nos jours55.

  • 56 Leroi-Gourhan, 1964a, p. 269-294 ; 1965, p. 28.

30Leroi-Gourhan a vu dans l’art paléolithique le support physique de l’expression d’une pensée mythologique dont le contenu symbolique nous était à jamais inaccessible. Mais la charpente expressive suggérait l’expression esthétique d’une narration dans un espace-temps multidimensionnel, plutôt que l’expression d’un récit linéaire comparable aux récits des peuples avec écriture. Leroi-Gourhan a avancé l’idée que, par analogie avec les signes pictographiques et logographiques des systèmes d’écriture non phonétiques, les figures d’art pariétal étaient des moyens d’expression mythographiques, ou de mythogrammes56 : le support d’expression physique (contenant) d’une pensée mythologique (contenu).

31Ces résultats ont conforté l’hypothèse, chère à Leroi-Gourhan et à la plupart des analystes de l’époque, que les grottes ornées paléolithiques étaient des espaces privilégiés pour l’expression symbolique, plutôt que des habitats. De plus, la persistance plurimillénaire des conventions graphiques a renforcé l’idée selon laquelle, pour Leroi-Gourhan, ces « sanctuaires » étaient aussi l’expression privilégiée de la très longue durée des structures mythiques et religieuses ; à l’opposé de la durée éphémère choisie pour l’étude des sols, et en dépit des temporalités moins longues exprimées dans l’art pariétal paléolithique.

  • 57 Leroi-Gourhan, 1965.

32Finalement, Leroi-Gourhan a construit un modèle du « sanctuaire idéal57 ». Ce modèle a été fondé, d’une part, sur un principe de dualité féminité/masculinité, exprimé de manière dominante dans le couple bovidé/équidé. D’autre part, ce modèle s’appuie sur un principe de structuration centrifuge, exprimé dans la hiérarchie des catégories thématiques : les figures centrales, périphériques, d’entrée et du fond.

33La persistance plurimillénaire d’une telle charpente d’expression d’une pensée mythologique posait nombre de problèmes, spécialement parce qu’elle semblait apporter des preuves à l’hypothèse – jusqu’alors indémontrable par la psychologie, l’histoire et l’anthropologie des religions – de l’existence d’une très longue durée des mythes. Ce problème est devenu l’un des axes principaux qui ont occupé Leroi-Gourhan dans le reste de ses recherches sur les structures.

Le « temps vécu » et les limites de l’espace-temps en préhistoire

  • 58 Leroi-Gourhan, 1971 ; voir également la discussion autour de Mauss dans une note précédente.

34Pour éviter l’anachronisme ethnographique, Leroi-Gourhan a développé des méthodes fondées sur l’analyse des rapports matériels entre les vestiges. Son ambition était d’approcher des espaces correspondant à l’entendu minimum des rapports sociaux qui donnaient corps au temps vécu de l’expérience humaine collective, en analogie avec l’anthropologie58. Il a cru les trouver dans les habitats et les sanctuaires paléolithiques. Or, notre analyse montre que son ambition était irréalisable dans l’état des connaissances au début des années 1970.

  • 59 Orliac, 2014.
  • 60 Delluc B., Delluc G., 2004 ; Sauvet, 2004 ; Lorblanchet, 2018 [2004].

35La puissance des méthodes d’analyse des structures latentes de l’époque était insuffisante pour prouver catégoriquement la contemporanéité des composantes d’une habitation ou de l’agencement d’une grotte ornée. Cela voulait dire, d’une part, que même dans les situations exceptionnelles de préservation du site de Pincevent59, il était difficile de délimiter l’espace de coexistence d’une même collectivité (un groupe familial par exemple) dans la durée d’un même séjour. Et, d’autre part, que même dans les assemblages pariétaux les plus « simples », il était très difficile de délimiter un espace-temps correspondant à leur utilisation-fréquentation dans la durée de vie d’un groupe humain spécifique (une culture ou un groupe ethnique par exemple)60.

  • 61 « […] le sol même où marchaient les hommes préhistoriques » (Leroi-Gourhan, 1950, p. 13).
  • 62 Bordes, 1975 ; Bordes et al., 1972 ; Binford, 1983, p. 156-159.

36L’ambition de Leroi-Gourhan d’appréhender « les sols sur lesquels les hommes ont vécu61 » semblait ainsi vouée à l’échec. Cela explique en grande partie pourquoi la contemporanéité stricte qui était supposée, tant par son modèle théorique d’habitation que par son modèle du sanctuaire idéal, a été l’objet de dures critiques62. Ces critiques ont entrainé, entre autres choses, la révision de ses positions adoptées au départ. Ainsi, du point de vue de l’histoire des techniques, il est nécessaire de se demander si les deux méthodes élaborées par Leroi-Gourhan ont effectivement contribué à rendre la recherche archéologique plus proche de son objet d’étude convoité : l’espace-temps vécu par les groupes humains passés. La réponse est affirmative mais nuancée.

  • 63 Ephêmeros : « qui ne dure ou ne vit qu’un jour » (Le Petit Robert).

37La trame des rapports structurants des vestiges, mise en évidence par l’étude des sols d’habitat et par l’étude des grottes ornées, correspond à l’aplatissement dans l’espace de deux durées différentes. La première est la durée éphémère du séjour ou des séjours accumulés dans l’épaisseur bidimensionnel d’une surface d’habitat. Elle est éphémère63 parce qu’elle est le résultat de l’amoncellement quotidien des débris des activités, principalement domestiques et cynégétiques, des groupes de chasseurs préhistoriques. Elle est éphémère aussi dans le sens de la fragilité et de la fugacité, parce que seule la répétition habituelle des actes rend permanente leur inscription dans le sol et parce que, en même temps, cette répétition la vide de tout caractère d’individualité humaine : elle reste essentiellement anonyme.

38La seconde durée est la constance dans la très longue durée de l’expression artistique qui ressort de la réduction de l’ensemble des grottes ornées considérées dans le dispositif de comparaison à deux dimensions (thème/position) conçu par Leroi-Gourhan. Cette longue durée implique la persistance d’un certain nombre de conventions d’expression artistique à travers toutes les époques, les cultures et les régions du Paléolithique supérieur d’Europe occidentale : soit que cette persistance plurimillénaire provienne d’une continuité dans les mécanismes de transmission des conventions artistiques (homologie de filiation) ; soit qu’elle provienne d’une continuité de conditions analogues des formes d’expression artistique (homologie structurelle ou analogie).

  • 64 Il dépend aussi, entre autres, des différences ontologiques et conceptuelles « entre traces de paro (...)

39La durée éphémère des séjours d’un campement magdalénien et la très longue durée de certaines conventions d’expression de l’art pariétal paléolithique sont le résultat observationnel (proxies de durée) des méthodes de fouille planimétrique des sols d’habitat et de l’analyse spatiale-quantitative des grottes ornées. Leur caractère dépend en grande partie des capacités d’observation des instruments d’analyse64. Ces durées ont trouvé leur expression conceptuelle et graphique dans le modèle théorique de l’habitation magdalénienne et dans le modèle du sanctuaire paléolithique idéal. Ces deux modèles ont été des instruments clés de communication visuelle dans la transmission et le retentissement qu’ont eu les résultats de recherche de Leroi-Gourhan à l’époque.

  • 65 Valentin, 2008, p. 15-84.
  • 66 Braudel, 1958.

40Cependant, la durée éphémère et la très longue durée ne sont ni les seules ni les plus importantes durées que l’on peut approcher via les méthodes développées par Leroi-Gourhan. Boris Valentin65 a montré que la durée éphémère et la très longue durée sont des durées qui se trouvent dans des positions marginales et tangentielles par rapport à la triade de temporalités considérées par Braudel66. Par leurs positions marginales, elles effleurent à peine les temporalités humaines vécues dans le temps évènementiel, le temps cyclique et la longue durée. La durée éphémère et la très longue durée manquent par conséquent d’une véritable signification humaine. Elles sont par essence anonymes, parce que le sujet de l’action n’est pas identifiable/connu, et elles sont impersonnelles, car elles échappent à toute personnification individuelle ou collective.

41Leroi-Gourhan était déjà conscient qu’en dehors du temps éphémère et la très longue durée, il existe une pluralité de temporalités auxquelles son outillage méthodologique pouvait accéder via la mise en évidence d’autres patrons de structuration spatio-temporelle des vestiges. Cependant, ce n’est qu’en questionnant lui-même la validité de ses propres résultats, en les mettant à révision pour aller plus loin, qu’il a commencé à explorer des voies nouvelles pour approcher les temporalités humaines via l’étude des vestiges des actions symboliques et techniques des groupes de chasseurs-cueilleurs de la préhistoire.

Temporalités préhistoriques dans l’étude de l’art et des habitats paléolithiques aujourd’hui… et demain ?

  • 67 Bailey, 2007 ; 2008 ; Bailey, Galanidou, 2009.

42Geoff Bailey67 a montré qu’il existe une pluralité de temporalités exprimées en chaque élément du registre archéologique, et que leur observation dépend de nos méthodes d’analyse. Ce sont les postulats du perspectivisme des temporalités en archéologie (time perspectivism). La temporalité observée dépend de la perspective adoptée pour analyser le registre archéologique ; dans le même temps, différentes dimensions du registre archéologique sont plus adaptées pour analyser certaines temporalités.

  • 68 Leroi-Gourhan, 1979.
  • 69 Leroi-Gourhan, 1981.
  • 70 Leroi-Gourhan, 1984.
  • 71 En préfiguration de l’hypothèse d’une « aristocratie préhistorique » d’Emmanuel Guy ; voir plus loi (...)

43Leroi-Gourhan a exploré d’autres temporalités à la fin de sa carrière (1969-1986). Par exemple, le temps de l’exécution individuelle d’une œuvre68, le temps du style ethnique69, le temps de l’observation et la représentation étiologiques70. Il a ainsi réfléchi sur leur signification anthropologique. L’espace-temps de l’exécution individuelle implique la ritualité, ainsi que l’existence éventuelle de « spécialistes », à cause du grand investissement technique des œuvres et la performance de leurs auteurs71. L’espace-temps des styles implique l’existence des traditions (ou écoles) régionales et de périodes scindant le grand cycle de l’art paléolithique. Le rapport changeant à la représentation réaliste du monde animal implique enfin la variabilité historique des conventions structurelles.

  • 72 Leroi-Gourhan, 1992.
  • 73 Ramírez Galicia, 2023 ; Soulier, 2018 ; Delluc B., Delluc G., 2004 ; Sauvet, 2004.

44Ces idées ont été esquissées dans ses cours au Collège de France72, mais il n’a pas eu le temps de les développer. Cependant, son œuvre a donné certaines pistes qui ont été explorées ultérieurement par des membres de son école et par d’autres chercheurs73.

  • 74 « Malheureusement, pour les Paléolithiques, nous n’avons pas leurs mythes. Et il y a peu de chances (...)
  • 75 Delannoy et al., 2013 ; Fritz, 2017.
  • 76 Clottes, Lewis-Williams, 1996.
  • 77 Le Quellec, 2022.
  • 78 Lorblanchet, 2018 [2004], 2020.
  • 79 Guy, 2017, 2021.
  • 80 Testart, 2016.
  • 81 Grosos, 2021.

45Dans l’étude de l’art paléolithique, les limites qu’il a imposées ont marqué une époque : sans « paroles fossilisées74 », il n’y pas de récit ni d’accès à la signification symbolique. Plusieurs tentatives ont respecté cette limite et se sont consacrées à approfondir l’étude détaillée des aspects matériels de la géomorphologie des grottes et de l’exécution technique des œuvres75. D’autres ont cherché, ailleurs que dans l’archéologie, des méthodes ou des modèles pour accéder à la signification des mythes : dans la psychiatrie et le comparatisme ethnographique, comme dans l’hypothèse du chamanisme de Jean Clottes et David Lewis-Williams76 ; ou dans la mythologie comparée pour la thèse de la caverne originelle, chez Jean-Loïc Le Quellec77. D’autres ont repris sa démonstration de la perduration dans la très longue durée de certaines conventions de représentation artistique afin de développer de nouvelles méthodes, et ont avancé des hypothèses sur leur signification en termes de structures sociales : Michel Lorblanchet et les mythes sur la naissance de la vie78 ; Emmanuel Guy et les blasons d’une aristocratie héréditaire79 ; Alain Testart et une Weltanschauung totémique, le monde des rêves, et la rénovation de la proclivité de la vie80 ; Philippe Grosos et la transformation du rapport participatif/présentiel de l’homme à la nature81.

46Dans l’étude des habitats paléolithiques, les membres de de l’école qu’il a fondée ont perfectionné des méthodes pour dépasser le temps éphémère. Il semblerait qu’un axe de développement a été la supération des limites impersonnelles, du temps éphémère et la très longue durée, pour approcher les durées intermédiaires humainement plus riches.

  • 82 Peschaux et al., 2017.
  • 83 Goutas, Christensen, Averbouh, 2017.
  • 84 Bignon-Lau et al., 2019.
  • 85 Lejay, 2018.
  • 86 Bodu et al., 2014.
  • 87 Julien, Karlin (dir.), 2014.

47Il y a, en premier lieu, une série de temporalités micro-événementielles. Elles correspondent aux différentes durées emboitées mises en évidence par les chaînes opératoires. L’emboîtement des micro espace-temps des différentes activités techniques autres que le lithique (parure82, technologie osseuse83, alimentation84, structures de combustion85, colorants86, etc.) permet de construire un patchwork de micro-durées, qui déplie l’épaisseur temporel de la surface d’occupation, en offrant une vision d’ensemble des micro-évènements qui ont rythmé la vie du campement lors des séjours saisonniers : ordre d’installation, maintenance et réinstallation des foyers ; introduction, partage, consommation et refus des proies ; arrivée avec un stock de matières premières allochtones, puis acquisition des ressources locales, etc.87. La restitution du dynamisme des espaces d’habitat s’est faite grâce à l’application de l’approche technologique à l’étude des sols d’habitat. La synthèse entre le flux temporel des chaînes opératoires s’est ainsi opérée avec l’espace des habitats.

  • 88 Pigeot, 1987 ; Bodu, 1993.
  • 89 Pigeot, 2004 ; Bodu, 2014 ; Bodu et al., 2014.
  • 90 Bignon-Lau, 2020.

48En deuxième lieu, il existe une série de temporalités moyennes ou semi-longues. Ces temporalités correspondent à l’élargissement des échelles spatio-temporelles d’analyse via la comparaison régionale de plusieurs sols d’habitat analogues. Les patchworks d’activités domestiques et cynégétiques, mises en évidence dans chaque site, ont été comparés pour chercher des continuités ou discontinuités dans les manières de faire propres à chacun d’entre eux, et non seulement des analogies morpho-stylistiques. Ces continuités et discontinuités ont été mises en évidence, notamment, dans les procédés du débitage des supports laminaires88, dans l’agencement de l’espace autour du foyer89, dans les tactiques et stratégies de chasse, et dans la présence ou absence de témoignages de saisonnalité des séjours90. Cette comparaison de patchworks d’activités sur différents sols d’habitat a permis in fine de poser les prémisses pour sortir de l’anonymat et personnifier les acteurs de la préhistoire à ces échelles spatio-temporelles moyennes.

  • 91 Caron-Laviolette, 2021.
  • 92 Une approche différente de celle proposée par Lewis R. Binford (1978, 1983), vient ainsi réaffirmer (...)

49Cette comparaison a montré, par exemple, qu’un ensemble de connaissances et savoir-faire techniques étaient partagés par plusieurs groupes humains dans le Bassin parisien à la fin de l’époque magdalénienne. Les concepts, les méthodes et les techniques qui caractérisent cet ensemble permettent de définir la tradition de débitage magdalénienne, ce qui donne un corps social à la définition abstraite et morpho-stylistique classique de l’industrie magdalénienne. Dans le même temps, cette comparaison a montré que la tradition technologique régionale a été actualisée via des variantes individuelles, soit propres à différents sites, soit propres à différents individus dans un même site, ou à des variations saisonnières de la fonction des sites91. La signification concrète de ces similitudes et différences nous échappera toujours. Néanmoins, le fait de les poser en termes du comportement techno-symbolique, individuel et collectif, ouvre la porte à leur comparaison avec des situations analogues dans l’ethnographie. In fine, une nouvelle ethnoarchéologie semble se dessiner… à condition de limiter la comparaison aux aspects gestuels non verbaux de la vie intellectuelle et matérielle des groupes de chasseurs-cueilleurs actuels et subactuels92.

L’ordre du temps

50Pour éviter l’anachronisme ethnographique, Leroi-Gourhan a souligné l’urgence d’une critique de sources en archéologie fondée sur l’interrogation rigoureuse des rapports matériels entre les vestiges. Les méthodes qu’il a construites pour l’étude des sols d’habitat et pour l’étude des grottes ornées ont en effet augmenté le détail et la rigueur analytique, mais ont fini par limiter l’étude des temporalités à deux extrêmes déshumanisés de la durée. En même temps, ces méthodes ont conduit à séparer l’étude de la vie matérielle et intellectuelle des chasseurs-cueilleurs paléolithiques à l’intérieur de deux spécialités différentes : les habitats de plein air de la palethnologie et les sanctuaires souterrains des « pariétalistes ».

  • 93 Par analogie avec le perspectivisme du temps dans la gravité quantique à boucle de Carlo Roveli (20 (...)
  • 94 Leroi-Gourhan, 1970.

51À la fin de sa carrière, spécialement dans ses cours au Collège de France, Leroi-Gourhan a esquissé des tentatives d’approche à d’autres temporalités. Retrouver l’ordre du temps93, c’est-à-dire retrouver des moyens d’approcher les multiples temps vécus des sociétés d’avant l’écriture, a été l’un des axes problématiques qui ont dynamisé les recherches en préhistoire après Leroi-Gourhan. La révision de son œuvre, depuis le point de vue critique de l’histoire des techniques, nous permet de préciser et évacuer ses défauts, mais aussi de revaloriser ses mérites. Fondé sur le principe de la complémentarité de l’étude de la vie intellectuelle et de la vie matérielle des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire, son projet original offre encore aujourd’hui une voie prometteuse. Ce principe fait écho à la multiplicité et la complémentarité des temporalités archéologiques mises en évidence par le perspectivisme, et peut servir de vecteur de rassemblement de recherches coordonnées entre spécialités. Car si l’on n’approche pas l’être humain en tant que « créateur de symboles et créateur de moyens d’action sur la matière94 », il ne reste plus d’être humain : il s’éclate en plusieurs morceaux déconnectés.

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Notes

1 Perlès, 2013.

2 C’est la thèse du perspectivisme des temporalités en archéologie (time perspectivism) de Geoff Bailey, voir plus loin.

3 Testart, 2012 ; Guillomet-Malmassari, 2012.

4 Roux, Courty, 2013.

5 Article « Durée », Le Petit Robert.

6 Article « Temporalité », ibid.

7 Trigger, 2006 [1989].

8 Sur ce point, malgré le rapport ambigu avec son maître, Marcel Mauss (Schlanger, 2023, p. 99-111), il y a une parenté intellectuelle entre le projet d’une archéologie anthropologique, ou palethnologie, chez Leroi-Gourhan et la « morphologie sociale » de Mauss, concernant l’unité d’analyse. Pour se démarquer des approches diffusionnistes et psychologiques, et pour affirmer la primauté du social dans l’étude des peuples non occidentaux (Schlanger, 2012), Mauss a caractérisé la morphologie sociale comme « la science qui étudie, non seulement pour le décrire, mais aussi pour l’expliquer, le substrat matériel des sociétés, c’est-à-dire la forme qu’elles affectent en s’établissant sur le sol, le volume et la densité de la population, la manière dont elle est distribuée ainsi que l’ensemble de choses qui servent de siège à la vie collective » (Mauss, 2012 [1906], p. 144). Or, cela implique de partir de l’analyse des groupements élémentaires dont une société donnée est formée en symbiose avec leur environnement particulier. Ainsi, le « substrat matériel » de la vie collective devient l’unité d’analyse privilégiée de l’ethnologie, particulièrement l’étude de l’habitat, comme dans les « variations saisonnières des sociétés eskimos », avec la tente (tupik) des unités familiales dispersées en été et les longues maisons d’hiver, regroupant chacune plusieurs unités familiales, rassemblées autour du « lieu d’assemblée » (kashim) dans les établissements hivernaux.

9 Le Gueut et al., 2022 ; Ramírez Galicia, 2021 ; Soulier, 2018.

10 Braudel, 1958. Voir plus loin.

11 Julien, Karlin, Bodu, 1987 ; Audouze, 2008 ; Djindjian, Giligny, Costa, 2018, p. 21-38 ; Delluc B., Delluc G., 2004 ; Sauvet, 2004.

12 Schnapp, 1993.

13 Roux, 2013.

14 Leroi-Gourhan, 1964b.

15 Leroi-Gourhan, 1965, p. 31.

16 Comme la projection se fait du présent vers le passé, mais aussi entre cultures et espaces différents, on utilise aussi le concept d’anatopisme ; voir Le Quellec, 2022, p. 9-16.

17 Bloch, 2006 [1942].

18 Ramírez Galicia, 2021.

19 Leroi-Gourhan, 1972.

20 Soulier, 2021.

21 Audouze, Leroi-Gourhan, 1981.

22 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1966.

23 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1972.

24 Clottes, Lewis-Williams, 1996.

25 Leroi-Gourhan, 1965.

26 Ramírez Galicia, 2023.

27 Leroi-Gourhan, 1958a, 1958b, 1958c.

28 Leroi-Gourhan, 1972.

29 Ce qui le rapproche aussi de Mauss car, pour ce dernier, les techniques sont un vecteur principal du croisement entre sociologie, psychologie et physiologie (Mauss, 2012 [1935] ; Schlanger, 2023, p. 290-298).

30 Leroi-Gourhan, 1970.

31 Ramírez Galicia, 2023.

32 Soulier, 2018, p. 519-534.

33 Leroi-Gourhan, 1972, p. 322-323.

34 E.g. Van Noten et al., 1978.

35 Le Gueut et al., 2023.

36 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1966, p. 271-273, p. 322-360.

37 Leroi-Gourhan, 1972, p. 325-327.

38 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1966, p. 322-335.

39 Ibid., p. 336-350.

40 Leroi-Gourhan, Brézillon, 1966, p. 322-361 ; 1972, p. 215-256 ; Julien, Karlin, Bodu, 1987.

41 Des exemples comme l’étude des parures ont prouvé le contraire. Voir Peschaux et al., 2017. En établissant cette limite, Leroi-Gourhan s’écartait, un peu à son insu, de la voie tracée par Mauss.

42 Leroi-Gourhan, 1965, p. 435-447.

43 Laming-Emperaire, 1962.

44 Leroi-Gourhan, 1958b ; 1958a ; 1965, p. 82-110.

45 Leroi-Gourhan, 1958c ; 1958b ; 1965, p. 113-128, p. 441-446.

46 Soulier, 2019 ; Schlanger, 2023, p. 130-140.

47 Leroi-Gourhan, 1965, p. 240-333.

48 Leroi-Gourhan, 1958c ; 1958a ; 1965, p. 441.

49 Leroi-Gourhan, 1958c ; 1958a ; 1965, p. 444-447, p. 453.

50 Leroi-Gourhan, 1965, p. 441-446.

51 Ibid.

52 Ibid., p. 113-128.

53 Ibid., p. 110-111.

54 Leroi-Gourhan, 1964b.

55 Leroi-Gourhan, 1965 ; Testart, 2016.

56 Leroi-Gourhan, 1964a, p. 269-294 ; 1965, p. 28.

57 Leroi-Gourhan, 1965.

58 Leroi-Gourhan, 1971 ; voir également la discussion autour de Mauss dans une note précédente.

59 Orliac, 2014.

60 Delluc B., Delluc G., 2004 ; Sauvet, 2004 ; Lorblanchet, 2018 [2004].

61 « […] le sol même où marchaient les hommes préhistoriques » (Leroi-Gourhan, 1950, p. 13).

62 Bordes, 1975 ; Bordes et al., 1972 ; Binford, 1983, p. 156-159.

63 Ephêmeros : « qui ne dure ou ne vit qu’un jour » (Le Petit Robert).

64 Il dépend aussi, entre autres, des différences ontologiques et conceptuelles « entre traces de parois ornées (traces intentionnelles, dont les significations, prises pour indéniables, sont à élucider) et les traces des campements magdaléniens (traces insignifiantes, dont la signification épistémologique est au second degré…) », comme un lecteur anonyme l’a souligné ; l’étendue et la thématique de cet article nous empêchant de les aborder in extenso.

65 Valentin, 2008, p. 15-84.

66 Braudel, 1958.

67 Bailey, 2007 ; 2008 ; Bailey, Galanidou, 2009.

68 Leroi-Gourhan, 1979.

69 Leroi-Gourhan, 1981.

70 Leroi-Gourhan, 1984.

71 En préfiguration de l’hypothèse d’une « aristocratie préhistorique » d’Emmanuel Guy ; voir plus loin.

72 Leroi-Gourhan, 1992.

73 Ramírez Galicia, 2023 ; Soulier, 2018 ; Delluc B., Delluc G., 2004 ; Sauvet, 2004.

74 « Malheureusement, pour les Paléolithiques, nous n’avons pas leurs mythes. Et il y a peu de chances qu’on les trouve un jour, fossilisés, sur les parois… comme les “paroles gelées” de Rabelais » (Leroi-Gourhan, 1982, p. 88-89).

75 Delannoy et al., 2013 ; Fritz, 2017.

76 Clottes, Lewis-Williams, 1996.

77 Le Quellec, 2022.

78 Lorblanchet, 2018 [2004], 2020.

79 Guy, 2017, 2021.

80 Testart, 2016.

81 Grosos, 2021.

82 Peschaux et al., 2017.

83 Goutas, Christensen, Averbouh, 2017.

84 Bignon-Lau et al., 2019.

85 Lejay, 2018.

86 Bodu et al., 2014.

87 Julien, Karlin (dir.), 2014.

88 Pigeot, 1987 ; Bodu, 1993.

89 Pigeot, 2004 ; Bodu, 2014 ; Bodu et al., 2014.

90 Bignon-Lau, 2020.

91 Caron-Laviolette, 2021.

92 Une approche différente de celle proposée par Lewis R. Binford (1978, 1983), vient ainsi réaffirmer la primauté des recherches ethnoarchéologiques dans l’agenda scientifique de nos jours. Chez Binford (2001) il s’agissait d’une approche d’écologie culturelle cherchant à trouver des lois du comportement humain actuel qui pouvaient servir pour déduire, via le principe d’actualisme, la signification comportementale des patrons de structuration spatio-temporelle des vestiges archéologiques. Pour la nouvelle voie ouverte par l’approche technologique et palethnologique, il s’agit d’une comparaison contextualisée d’ensembles techniques individualisés via l’analyse de leur exécution matérielle.

93 Par analogie avec le perspectivisme du temps dans la gravité quantique à boucle de Carlo Roveli (2018).

94 Leroi-Gourhan, 1970.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alfonso Ramírez Galicia, « L’étude des sols d’habitat et des grottes ornées dans l’œuvre d’André Leroi-Gourhan »Artefact, 21 | 2024, 349-377.

Référence électronique

Alfonso Ramírez Galicia, « L’étude des sols d’habitat et des grottes ornées dans l’œuvre d’André Leroi-Gourhan »Artefact [En ligne], 21 | 2024, mis en ligne le 11 novembre 2024, consulté le 18 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/artefact/16404 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12o3y

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Auteur

Alfonso Ramírez Galicia

Alfonso Ramírez Galicia (UMR 8068 TEMPS, université Paris Nanterre) est archéologue-préhistorien, spécialiste en technologie lithique pour le Paléondien et Archaïque (Mésoamérique) et le Magdalénien et Mésolithique (Bassin parisien, Val de Loire). Il est historien des sciences, spécialiste en histoire de la Préhistoire en France et Mexique, xixe-xxe siècles.

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