Michaël Llopart, Aux origines d’AZF. Le problème de l’azote en France, 1919-1940
Michaël Llopart, Aux origines d’AZF. Le problème de l’azote en France, 1919-1940, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2023, 398 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage, issu de la thèse de l’auteur, retrace l’histoire des vingt premières années de l’Office national industriel de l’azote, tout en replaçant celui-ci dans le cadre plus général de l’essor du « problème de l’azote » dans la France de l’entre-deux-guerres. Le sujet de ce livre, l’histoire de la synthèse de l’azote, peut sembler à première vue très technique, mais les historiens ont bien montré son importance fondamentale dans l’histoire du vingtième siècle. Rappelons ainsi brièvement que l’azote est un élément chimique indispensable à la croissance des plantes ainsi qu’à la vie animale et humaine. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, l’azote assimilable est fourni aux plantes sous la forme de déjections animales, de produits de la décomposition des végétaux ainsi que, de façon croissante, de guano du Pérou, de nitrates chiliens et de sous-produits de l’industrie du charbon. Juste avant le conflit, l’entreprise allemande BASF parvient à synthétiser de façon industrielle l’azote atmosphérique grâce au procédé Haber-Bosch (1913). Cette invention s’avère décisive, car elle permet de produire des engrais, mais également des explosifs, dont l’azote est aussi un composant essentiel. La Première Guerre mondiale met ainsi très clairement en évidence l’importance de maîtriser ces procédés qui permettent de produire en grandes quantités cet élément indispensable à la fabrication du pain et des bombes et, au sortir de la guerre, toutes les grandes puissances entreprennent de développer leur industrie de synthèse de l’azote. C’est le point de départ de cet ouvrage qui s’intéresse à la plus importante usine française de fabrication d’azote et aux nombreuses discussions qui ont accompagné son développement. L’ouvrage comble là une lacune importante de l’historiographie en s’intéressant à une institution qui n’avait jusqu’alors pas fait l’objet d’un traitement aussi détaillé. Ce travail très solidement documenté permet de mettre en évidence les nombreuses difficultés rencontrées, les vifs débats, ainsi que les nombreuses hésitations, expérimentations, et modifications apportées au projet initial. Il montre le caractère très singulier de cet office, financé par des capitaux publics, mais fonctionnant comme une entreprise privée, tout en s’intéressant également – et c’est là l’un de ses traits saillants – aux questions sociales et aux conditions de travail des employés.
2La structure générale de l’ouvrage est très claire et composée de deux grandes parties de trois chapitres chacune, correspondant respectivement aux années 1920 et 1930. Dans le premier chapitre, l’auteur revient sur la création controversée et les débuts difficiles de l’ONIA. L’objectif, au sortir de la guerre, est pour l’État de développer l’industrie de l’azote afin de renforcer sa position militaire et de moderniser l’agriculture française. La création d’un office public n’est pas la solution initialement envisagée, et l’intention première est de laisser le champ libre aux entreprises privées, tout en leur permettant d’utiliser les brevets de la BASF acquis grâce au Traité de Versailles. Mais les industriels se montrent réticents sur un certain nombre de points imposés par l’État en contrepartie de la mise à disposition de ces brevets. L’une des pierres d’achoppement concerne la localisation de l’usine à Toulouse, souhaitée par l’État en raison de son éloignement avec la frontière allemande, tandis que les industriels estiment que cet emplacement nuirait à la rentabilité de l’entreprise en raison de son caractère excentré, loin des grands centres de consommation d’engrais. Les négociations finissent ainsi par échouer et l’État se résout à développer lui-même le site, en parallèle des industriels qui expérimentent divers procédés. Le chapitre revient avec force précisions sur les différentes formules envisagées pour l’ONIA et sur les débats politiques autour de la création de cette entreprise, que l’auteur n’hésite pas à qualifier d’« OVNI juridique ». En définitive, c’est en effet une formule hybride qui est retenue : l’État est seul actionnaire de l’ONIA, mais l’entreprise est soumise à un marché concurrentiel, et le Conseil d’administration est partagé entre intérêts publics et privés. On voit bien ici l’importance stratégique de l’azote qui pousse l’État à investir massivement et à développer de nouvelles formes entrepreneuriales pour développer cette industrie. L’objectif pour l’État est double : il s’agit non seulement de contrôler la production d’un composant essentiel de l’industrie de guerre, mais également, dans une industrie très cartellisée, de peser sur les cours et de maintenir des prix relativement bas pour les engrais.
3Dans le deuxième chapitre, l’auteur revient sur les premières années « chaotiques » (p. 27) de l’entreprise, qui doit faire face à des technologies encore mal maitrisées et en évolution. Les difficultés de l’ONIA sont renforcées par le pari perdant de ses dirigeants qui tentent de mettre en place un système mixte associant divers procédés, avant de finalement s’en remettre à la technologie allemande. Ces hésitations et revirements occasionnent des surcoûts et des retards très importants, si bien que dix ans après la fin de la guerre, l’usine n’a encore quasiment rien produit. L’auteur montre, de façon fort bien documentée, les spécificités techniques des différents procédés envisagés, tout autant que les nombreuses critiques auxquelles l’Office doit faire face. Une fois ces difficultés et controverses surmontées, l’usine commence néanmoins, en 1929, à produire des quantités importantes d’engrais azotés représentant environ 40 % de la production française. Le troisième chapitre revient quant à lui sur la question des conditions de travail des employés qui sont particulièrement difficiles : les salaires sont très bas, les employés subissent une forte précarité et les accidents sont très fréquents. Cela occasionne des difficultés non négligeables en termes de recrutement et de stabilisation de la main-d’œuvre, compensées en partie par le recours aux travailleurs étrangers. Ce chapitre, fondé sur une riche documentation d’archives internes, permet à l’auteur d’évaluer les « pratiques de l’État-employeur sur un marché concurrentiel », tout en étant attentif aux différentes formes de contestation ouvrières, et de montrer combien cet État s’avère, dans le cas de l’ONIA, un « employeur médiocre » (p. 367).
4Le quatrième chapitre revient sur la façon dont l’essor industriel de l’ONIA est frappé de façon presque instantanée par la crise économique qui s’abat sur la France, entraînant une forte baisse de la consommation d’engrais et plaçant ainsi l’Office, ainsi que les autres producteurs, face à un important problème de surproduction et de baisse des cours. Le chapitre détaille de façon précise les négociations et les solutions envisagées pour faire face à la crise jusqu’à la mise en place d’une politique protectionniste qui limite la baisse des prix. Cette nouvelle orientation n’est pas sans susciter de nombreuses controverses, et requiert des arbitrages délicats entre les intérêts des producteurs d’engrais et ceux des représentants des agriculteurs. Le chapitre suivant analyse le deuxième essor de l’ONIA rendu possible par cet interventionnisme étatique accru. En raison du régime de protection dont bénéficie désormais l’industrie de l’azote, ainsi que du soutien financier du ministère de la Guerre, l’ONIA se lance dans la diversification de sa gamme afin notamment de développer des engrais nitriques (et non ammoniacaux), appréciés des agriculteurs et dont les installations sont également plus directement utilisables par l’industrie de l’armement. Ceci permet une amélioration des résultats économiques de l’Office, même si ce n’est qu’à partir de 1937, soit près de vingt ans après la fin de la guerre, que l’entreprise commence réellement à dégager des profits. Le dernier chapitre montre de façon fort opportune l’envers du décor de cette réussite industrielle en revenant sur le « coût social » élevé des mesures prises pour faire face à la situation de surproduction et diminuer les coûts, qui se traduisent par une dégradation des conditions de travail des ouvriers au sein de l’usine (mesures de chômage partiel, précarisation, diminution des salaires, augmentation des cadences). Les revendications syndicales, ainsi que l’arrivée du gouvernement du Front populaire, permettent aux ouvriers de bénéficier de nouveaux acquis à la fin des années 1930, mais ces avancées sont de courte durée et complètement remises en cause par l’entrée en guerre. Le livre offre ensuite un bref panorama de la situation après 1940, sans toutefois réellement traiter des évolutions de l’usine et de l’industrie de l’azote durant la guerre, ce que l’on peut regretter même si le livre est déjà très dense.
5Il s’agit là, à n’en pas douter, d’une belle monographie, s’appuyant sur un important travail d’archives permettant de retracer avec précision les débats politiques et économiques liés à l’expansion de l’industrie de l’azote et les nouvelles formes que revêt l’entrepreneuriat d’État durant l’entre-deux-guerres. L’ouvrage est bien écrit et le fil de la démonstration est très fluide. Le livre est très clairement centré, c’est un choix assumé et compréhensible, sur l’histoire d’une entreprise, de ses liens avec l’État, de son développement technologique et économique, et des conditions sociales de ses employés. Il s’agit ainsi, à l’évidence, d’une excellente thèse, mais on aurait pu souhaiter que le texte soit davantage remanié pour l’édition, de façon à ouvrir de nouvelles perspectives sur les liens entre l’histoire de l’ONIA et des enjeux agricoles, militaires ou environnementaux plus généraux. On aurait pu attendre, par exemple, plus de mise en contexte du « problème de l’azote », ou d’explications sur les différences agronomiques et commerciales entre azote nitrique et ammoniacal. Le rôle du ministère de la Guerre et la question des besoins militaires sont évoqués, mais ces questions auraient également gagné à être davantage mises en évidence. Sur la question environnementale, on pourrait imaginer de prolonger ce travail par une analyse de l’empreinte matérielle de l’industrie de l’azote, vorace en énergie et en matières premières, ou des éventuelles pollutions subies par les riverains et ouvriers, même si ces dernières sont un peu évoquées dans le troisième chapitre. L’analyse de la dimension sociale constitue d’ailleurs l’un des volets les plus intéressants du livre et permet d’offrir un contrepoint à la célébration de l’« épopée » technique et économique de l’ONIA. L’auteur aurait néanmoins pu ouvrir le cadre de son analyse pour la relier aux travaux récents des historiens qui se sont intéressés à la question des régimes de travail dans l’industrie des engrais. Les conditions à l’ONIA ne sont à l’évidence pas comparables à celles des travailleurs chinois du guano ou des employés tunisiens des mines de phosphate, mais une mise en perspective plus globale aurait permis à l’auteur de montrer de façon plus explicite l’intérêt de cette monographie pour une meilleure compréhension des dynamiques liant travail industriel et modernisation agricole. D’une façon générale, ce riche travail gagnerait à être davantage relié aux perspectives offertes par l’historiographie internationale, de façon à pouvoir monter en généralité et montrer plus clairement l’importance de ses apports. Il ne s’agit pas là de critiques, car l’apport est déjà conséquent et riche en informations et perspectives, mais de pistes et suggestions pour poursuivre ce travail très intéressant, portant sur une question majeure, à la croisée de grands enjeux industriels, agricoles, politiques, militaires et environnementaux.
Pour citer cet article
Référence papier
Arnaud Page, « Michaël Llopart, Aux origines d’AZF. Le problème de l’azote en France, 1919-1940 », Artefact, 21 | 2024, 437-441.
Référence électronique
Arnaud Page, « Michaël Llopart, Aux origines d’AZF. Le problème de l’azote en France, 1919-1940 », Artefact [En ligne], 21 | 2024, mis en ligne le 11 novembre 2024, consulté le 06 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/artefact/16532 ; DOI : https://doi.org/10.4000/12o45
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