- 1 Voir Notter, Georges-Metraux (dir.), 2019.
- 2 Necker, 1784, p. 103.
1Peu de temps après les débuts de sa diffusion en Europe au xviie siècle, les gouvernements se rendent compte que le tabac peut devenir un bon support d’impôt. Prisé à la cour et dans les salons, fumé à la pipe par le peuple, mâché par des marins et des militaires, il est consommé dans toutes les couches de la société sans être pour autant une denrée de première nécessité1. « L’impôt sur le tabac » note Jacques Necker (1732-1804) en 1784, « est de toutes les contributions la plus douce et la plus imperceptible, et on le range avec raison dans la classe des habiles inventions fiscales2 ».
- 3 La vente de tabacs au détail est toujours un monopole d’État, exercé par des débitants sous le cont (...)
2À l’instar d’autres puissances européennes, la monarchie de Louis XIV, inspirée par Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), décide que le moyen le plus sûr de lever cet impôt est l’affermage d’un « privilège exclusif », institué par des ordonnances de 1674 et 1681, un monopole qui englobe d’abord la vente des tabacs puis l’achat des tabacs en feuilles et enfin la fabrication. Avec deux interruptions seulement, ce monopole perdure en France jusqu’en 1995, date de la privatisation de la Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes (SEITA)3.
- 4 Price, 1973 ; Gondolff, 1914.
- 5 Archives nationales, AF IV 1078 : Administration de l’enregistrement et des domaines, État général, (...)
- 6 Eveno, Smith, 2003.
3La première interruption intervient de 1719 à 1721, lorsque les revenus des tabacs rentrent dans le « système » de John Law (1671-1729). De cet épisode, la ferme du tabac, rétablie en août 1721, maintient l’interdiction de la culture indigène dans les territoires qu’elle contrôle4. La seconde interruption, à partir de la loi du 27 mars 1791, est une période d’une vingtaine d’années de liberté de culture, de fabrication et de vente des tabacs, marquée par l’éclosion de nombreuses fabriques particulières, certaines sans doute guère plus que de petits ateliers familiaux. Un état général pour l’an XI dénombre 1 322 fabricants dans les 101 départements d’alors5. Le décret napoléonien du 29 décembre 1810 clôt cet intermède de liberté. Le monopole qu’il instaure couvre tout le pays, à l’exception de la Corse, et diffère de celui de l’Ancien Régime en deux points essentiels : il n’est pas affermé, mais exploité directement par l’État, par une régie qui dépend du ministère des Finances, et la culture indigène des tabacs est autorisée, mais dans certains départements seulement – huit au début du monopole – et sous le contrôle incessant des agents de la régie6.
4Concernant les enjeux relatifs à la place des architectes dans la conception des lieux de travail, cette situation de monopole d’État a des conséquences importantes. Tout d’abord, afin de limiter les frais de gestion et de surveillance des établissements, le nombre de ceux-ci est restreint : une dizaine sous l’Ancien Régime et jusqu’au milieu du xixe siècle et un maximum de vingt-deux entre les deux guerres. Ainsi, chaque établissement est de grandes dimensions, pouvant rassembler plus de 1 000 ouvriers et ouvrières : la « manu » est toujours l’un des principaux employeurs de sa ville. Sauf exception, celle-ci est une grande ville (Paris, Strasbourg, Lyon, Lille, Marseille, Toulouse, Bordeaux…), susceptible de fournir cette main-d’œuvre nombreuse. Tous les produits livrés à la consommation – tabacs à priser, à fumer ou à mâcher – sont composés de mélanges de feuilles d’origines étrangères ou indigènes : la notion de proximité des lieux de production à leurs matières premières n’a de sens donc que pour deux des tout premiers établissements, Tonneins dans l’Angoumois, où la culture commerciale du tabac se développe à partir des années 1620, et Morlaix, le port breton, bien situé pour des tabacs importés des colonies américaines via l’Angleterre et l’Écosse. Ailleurs, par le rayonnement de leurs réseaux de transport, la localisation des manufactures dans de grandes villes offre des avantages pour la distribution des produits finis, expédiés vers des entrepôts situés dans une circonscription de vente autour de la ville, entrepôts où les débitants viennent s’approvisionner.
5Ensuite, l’architecture des manufactures, conçue en fonction de l’organisation technique et sociale de la production à différentes époques et pour différents types de produit, doit exprimer le prestige de l’État propriétaire, la ferme royale ou, plus tard, le ministère royal, impérial ou national des Finances. En raison du statut fiscal des matières travaillées dans les ateliers, les manufactures sont également des lieux fermés, parfois gardés militairement. Ceintes de hauts murs pour éloigner tout ennemi du fisc, elles n’ont qu’une seule entrée, strictement contrôlée. À l’intérieur, de grandes cours servent à rassembler le personnel pour fouiller vêtements et chaussures avant la sortie.
6Enfin, la situation de monopole dirigé par une administration centrale à Paris fait de toutes ces manufactures une organisation industrielle unifiée, les établissements en province des ateliers particuliers d’une grande manufacture nationale. À partir du milieu du xixe siècle, cette unification territoriale se matérialise dans le réseau des chemins de fer sur lequel sont embranchés presque toutes les manufactures et tous les magasins des tabacs en feuilles, là où les planteurs livrent leur récolte.
- 7 À Furiani, la manufacture corse des tabacs n’a cessé ses fabrications qu’à la fin de l’année 2023 ; (...)
7Au cours de ces trois siècles d’une industrie monopolisée, trois périodes de construction de lieux de production peuvent être identifiées. Dans le deuxième quart du xviiie siècle, les fermiers du tabac font concevoir d’importantes manufactures au Havre, à Dieppe, à Morlaix et au cœur de Paris. Dans la seconde moitié du xixe siècle, une vague de constructions nouvelles correspond à l’augmentation conjointe de la population et de sa consommation moyenne, passée d’environ 400 g par habitant par an en 1835 à près de 1 kg par an en 1900. Ces constructions neuves intègrent la mécanisation des fabrications, mais celles-ci requièrent encore de grands nombres d’ouvrières pour la confection, encore manuelle, des cigares. Enfin, à partir des années 1950, quatre vastes « unités de production » pour la seule fabrication de cigarettes sont mises en œuvre. La fermeture en 2017 de la dernière-née de cette série, à Riom, marque la fin de l’industrie des tabacs en France continentale7.
8Pour chacune de ces trois générations d’établissements, nous allons présenter l’état des connaissances sur les acteurs de la conception des bâtiments. Des architectes du roi, comme Jacques V Gabriel (1667-1742), qui sont, en même temps, des ingénieurs des ponts et chaussées, on passera, au début du xixe siècle à des architectes de l’administration ou des architectes départementaux. Puis, avec la « transformation mécanique » des manufactures à partir de la monarchie de Juillet et la constitution d’un corps d’ingénieurs des tabacs recrutés à l’École polytechnique, les architectes sont écartés, confinés à des questions de décor en façade des bâtiments administratifs ou, au xxe siècle, au dessin des pavillons de logement dans l’emprise des grandes usines à cigarettes.
- 8 Smith, 2022.
- 9 Cette maison Miffant serait la plus ancienne de Dieppe. Protégée au titre des monuments historiques (...)
- 10 Price, 1973, p. 192.
- 11 Arch. nat., 129 AP 19 : Jacques Brissart (fermier général), Tournée de M. Brissart en 1741, Tabac, (...)
- 12 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, C 2044 : Mémoire touchant les avantages que la Compagni (...)
9En France, l’industrie des tabacs démarre à Dieppe, port normand accessible aux tabacs en feuilles importés de la baie de Chesapeake et d’un accès facile à la capitale : la pêche y a engendré de nombreuses entreprises de voiturage8. Des ateliers de « pétuniers » sont attestés en 1664 et, dès 1676, deux ans après la déclaration du roi du 27 septembre 1674 qui instaure le monopole sur la vente du tabac, les fermiers de ce monopole créent leur propre manufacture dans la ville, entre la Grande Rue et la rue du Haut Pas. Au lendemain du bombardement du 22 et 23 juillet 1694, les fermiers louent des locaux plus grands situés en bas de la rue d’Écosse, ateliers qui accueillent bientôt plus de 1 000 ouvriers et qui s’étendent jusqu’aux remparts derrière une maison en pans de bois qui porte la date de 16249. On ne sait pas à quoi ressemblaient les bâtiments de cette manufacture, mais on peut supposer que, comme toute industrie en démarrage, la fabrication des tabacs s’accommode à ses débuts d’édifices existants ou de structures improvisées, en les adaptant à l’inédit de ses besoins. Dans la ville de Morlaix, où une livraison de 7 524 livres de tabacs en feuilles en provenance de Bristol témoigne, dès 1677, d’une activité manufacturière10, les ateliers sont au sommet d’un plateau sur la rive droite de la rivière, dans l’ancien manoir de Pen-an-Ru. Loué à son propriétaire, le bâtiment, datant de la fin du xve siècle, tombe, apparemment, en ruines11. Il est alors entouré de nouveaux magasins et de salles constitués en charpente légère, en utilisant les douves des boucauts dans lesquels les tabacs sont entassés pour traverser l’Atlantique12.
- 13 Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie, Va 76, t. 13 : Ma (...)
- 14 Sée, 1921, p. 435.
10À cette époque, la transformation industrielle des tabacs consiste dans la fabrication de rouleaux appelés « rolles » ou « rôles ». Au moyen d’un petit rouet, les feuilles, préalablement mouillées, sont torsadées en corde et enrobées d’une belle feuille extérieure, à la manière d’un cigare (produit alors inconnu). Le consommateur fait de ce tabac en corde ce qu’il désire, le râpant pour faire une poudre à priser ou le découpant en brins pour le fumer dans sa pipe ou le chiquer. La carotte, autre forme dans laquelle le tabac est livré aux débitants, à partir de 1726, est constituée de plusieurs longueurs de tabac filé, rangées dans un moule en bois, fortement comprimées sous une presse puis ficelées. Très consommateur d’espace, le filage du tabac est effectué par tablées de six hommes : deux écôteurs, un bougieur, un fileur, un donneur de feuilles et un tourneur de manivelle. Des gravures montrent des enfants sous les tables, passant les feuilles aux fileurs13. Vers 1728, les sources parlent de 95 tables à Morlaix et de 1 000 à 1 200 ouvriers dans la ville et dans ses faubourgs14.
Fig. 1 – Manufacture du tabac au Havre, mémoire de la Compagnie des Indes, gravure à l’eau-forte, v. 1728. La représentation de l’espace du travail est incertaine : un grand atelier ou des auvents autour d’une cour ? Ce qui est clair est l’importance du nombre d’ouvriers occupés à filer le tabac ; le texte parle de 110 « métiers » ou tables.
Bibliothèque nationale de France, Va 76, t. 13.
11Au début du deuxième quart du xviiie siècle, la consommation du tabac est en augmentation. Avec l’interdiction de la culture indigène des tabacs, le renforcement de l’arsenal répressif à l’encontre des contrebandiers et l’augmentation des prix autorisée par la déclaration du 1er août 1721 qui rétablit la ferme, celle-ci promet au roi et aux fermiers des rendements plus attractifs. Confirmée dans son orthodoxie, elle se renforce dans son organisation légale, administrative, commerciale et industrielle.
- 15 Borély, 1880-1881, p. 279-281.
12Dès 1724, la Compagnie des Indes – réorganisée depuis la chute de John Law et de nouveau adjudicataire de la ferme du tabac à partir de 1723 – envisage la création de nouveaux lieux de production et loue au Havre un ancien jeu de paume pour y ouvrir un atelier, équipé de douze tables. Le choix du Havre, où la Compagnie a déjà des correspondants et des vaisseaux, relève surtout de ses facilités portuaires et de son accès à la capitale par la Seine. La ville, de son côté, encourage le projet de la Compagnie : l’assemblée des échevins déclare renoncer à percevoir des droits d’octroi sur les tabacs qui entreraient pour la manufacture ou qui en sortiraient15, à la différence de Dieppe où des droits sont prélevés par la ville et par l’archevêché de Rouen.
- 16 Bib. nat. de France : Manufacture du tabac du Havre, document avec gravure cité et différents mémoi (...)
- 17 Arch. nat., G7 1294 : Les fermiers du tabac demandant qu’il plaise à sa Majesté […] contre les ouvr (...)
- 18 Delahais, Thieury, 1866, p. 3-5.
13D’après différents mémoires de l’époque16, la création d’une manufacture au Havre est motivée par le besoin d’assurer l’approvisionnement en tabacs de Paris, notamment en cas d’incendie à Dieppe : « toutes les maisons qui composent la manufacture de Dieppe sont si caduques que la moindre étincelle de feu peut les consumer en très peu de temps, et il était de la prudence de prévenir la pénurie où la Compagnie tomberait s’il arrivait un malheur à cette manufacture. » Dans le même temps, la Compagnie souhaite pouvoir fermer l’établissement de Dieppe où les ouvriers sont devenus « trop insolents ». En 171517 et de nouveau en 1729, l’établissement connaît des « mutineries » qui interrompent la production. Le mouvement de juillet 1715 est déclenché par l’instauration d’une fouille à la sortie des ateliers pour mettre fin à l’habitude qu’avaient prise les fileurs d’emporter du tabac dissimulé dans leurs vêtements. Le mouvement de décembre 1729, occasionné, quant à lui, par la suppression d’une gratification, entraîne même une occupation des ateliers, d’où les ouvriers grévistes sont délogés par une compagnie de dragons18.
14Une manufacture est alors construite au Havre à partir de mars 1726 et, dès le mois d’août 1728, l’atelier provisoire peut quitter le jeu de paume pour s’installer dans les bâtiments que la Compagnie « a fait faire exprès ». Il s’agirait ainsi de la première manufacture française des tabacs appropriée à sa destination – purpose-built, comme on dit en anglais. Elle est située dans la paroisse de Saint-François au cœur de la cité, jouxtant le couvent des Capucins à côté du bassin de la retenue, aménagé en bassin de la Barre au début du xixe siècle.
- 19 Cette façade a survécu à la Seconde Guerre mondiale et le portail fut classé monument historique en (...)
15L’ensemble se déploie en bâtiments d’un étage carré et un étage sous comble, formant deux cours rectangulaires. Vers le sud, la cour d’honneur est fermée sur l’étroite rue du Grand Croissant (actuelle rue de Bretagne) par un bâtiment abritant les logements de deux directeurs, d’un contrôleur et d’un garde-magasin. L’hébergement sur place de ces officiers supérieurs est sans doute voulu afin de faciliter la surveillance des lieux et éviter les problèmes de discipline vus à Dieppe. Sous les combles de ce bâtiment, éclairées par des lucarnes et desservies par un corridor central, s’alignent des chambres pour les domestiques. En façade, un léger avant-corps central encadre la grande porte à deux battants, unique entrée et sortie de la manufacture. Elle est surmontée d’un fronton orné d’un cartouche sculpté qui porte les armes de la Compagnie, flanqué de deux autochtones nord-américains, coiffés de plumes19.
16Les six autres bâtiments qui constituent l’ensemble abritent, au rez-de-chaussée, les différents magasins : magasin des mouillades, des feuilles de déchet, du tabac façonné, des rouleaux et des boucauts – ce dernier magasin assez grand pour assurer des provisions de tabacs pendant l’hiver quand il peut y avoir des difficultés à les faire venir par mer. Des latrines sont prévues dans le magasin des rouleaux, avec un aqueduc pour les vider. Aux étages se trouvent quatre salles des fileurs, prévues pour 114 tables au total, correspondant à l’ambition de la Compagnie d’avoir un grand établissement, en vue des tabacs attendus de la Louisiane.
- 20 Arch. nat., Marine D/2/7 228 à 231 : Mémoire sur les bastiments destinés pour une manufacture de ta (...)
- 21 Arch. nat., Marine D/2/7 292 à 294.
- 22 Priem, 1969 ; Piettre, Smith, 1980, p. 11.
17Pour la Compagnie des Indes, le maître d’œuvre du projet, auteur des plans, élévations et toisés estimatifs, est Jean-Jacques Martinet (1680-1760), ingénieur du roi pour les ponts et chaussées – l’un des 22 à cette époque –, nommé en 1721 à la généralité de Rouen. D’après l’un des mémoires conservés dans les archives de la Marine, avant de concevoir ses bâtiments, Jean-Jacques Martinet avait eu des entretiens au Havre, avec l’armateur Jacques Duval d’Éprémesnil (1672-1748), directeur de la Compagnie, ainsi qu’avec les directeurs, receveur et contrôleur particulier de la manufacture « qui connaissent parfaitement les différents usages à quoi les bâtiments doivent être employés20 ». Dès 1726, toutefois, le travail de Jean-Jacques Martinet est contrôlé, depuis Versailles, par Jacques V Gabriel, « architecte ordinaire du roi et premier ingénieur des ponts et chaussées du royaume », qui signe, quant à lui, le 23 février 1726, en se basant sur des prix communiqués depuis le Havre, le devis « des ouvrages […] qu’il convient de faire pour la construction de plusieurs bâtiments pour une manufacture de tabac au Havre ». Dans un mémoire de la même date21, Jacques V Gabriel détaille les modifications qu’il a apportées au projet de Jean-Jacques Martinet, dont on a retenu en particulier les changements effectués au dessin de la façade principale22 : « J’ai changé la décoration de la porte, un ordre de colonnes n’y convenant pas, d’ailleurs l’avant-corps était trop écrasé, je fais cette décoration plus simple, elle deviendra mieux et il y aura place pour mettre l’inscription et les armes de la Compagnie au-dessus ». Mais Jacques V Gabriel intervient également dans la distribution de l’espace intérieur, en surélevant de deux pieds la hauteur sous plafond des logements du premier étage destinés aux directeurs. En faisant aligner les planchers de tous les autres bâtiments sur cette même hauteur, les salles des fileurs auront également 12 pieds de hauteur sous les solives, « ce qui est convenable pour donner de l’air à des salles occupées par tant de peuple ». Il change également les escaliers de la seconde cour qui montent à ces salles, élargissant les marches « à cause de la grande quantité de monde qui y monte et y descend ». Il modifie aussi les latrines, leur donnant une entrée de dehors, dans la cour, et en leur aménageant de l’air des deux côtés. Dans le bâtiment de logements, enfin, il rajoute une chambre pour le portier.
- 23 Archives départementales de Seine-Maritime, C 201 : Courrier adressé à Louis de la Bourdonnaye, int (...)
18À partir de septembre 1730, après la prise de possession du tabac par les fermes générales unies, les nouveaux fermiers poursuivent l’effort d’équipement industriel lancé sous l’égide de la Compagnie des Indes. De 1734 à 1737, une nouvelle manufacture est construite à Dieppe : en raison de la progression constante de la consommation, l’idée de fermer l’établissement dieppois pour concentrer la fabrication au Havre est oubliée. Un arrêt du Conseil d’État du 2 juin 1733 ratifie l’acquisition par les fermiers, en janvier 1732, d’un terrain situé au cœur de la ville à l’angle de la rue du Haut Pas et la rue de Sailly (actuelle rue Duquesne), considérant qu’il est « indispensable d’y élever et faire construire les bâtiments propres et convenables pour mettre l’adjudicataire de la vente exclusive du tabac en état de fabriquer les quantités de tabac nécessaires23 », tabac destiné en particulier aux bureaux de Paris. Adjugés en décembre 1733, les travaux élèvent des bâtiments qui forment un quadrilatère légèrement irrégulier, avec des ateliers qui se superposent sur deux étages carrés et un étage sous combles. Les caves sont utilisées pour emmagasiner les rôles et pour mouiller les tabacs, l’opération préalable à toute fabrication. L’entrée principale, donnant accès à la cour et aux logements de l’inspecteur et du contrôleur, est située rue de Sailly, surmontée d’un fronton et d’un médaillon en marbre noir : « Manufacture royale du tabac, 1735 ».
- 24 Fromageau, 1734.
- 25 Gallet, 1995, p. 481.
19Les plans, profils, élévations et devis pour l’adjudication sont dressés par le sieur Aumont, diversement qualifié « d’architecte juré expert », « architecte du Roy » ou « architecte juré de sa Majesté qui connaît aussi parfaitement la distribution nécessaire des différents ateliers pour la fabrique qu’il est entendu pour la conduite d’une prompte, bonne et solide construction ». En dehors de cette recommandation de la part des fermiers, on ne sait rien d’autre de ce maître d’œuvre, dont le nom se retrouve dans un factum des entrepreneurs daté de 173424, mais qui n’appartient pas à l’Académie royale. Il s’agit peut-être de Jean Aumont, maître général de la chambre royale des bâtiments, ponts et chaussées de France, demeurant, en 1730, rue Quincampoix à Paris et répertorié « pour mémoire » par Michel Gallet25 (1927-2019).
- 26 Service historique de la défense, archives génie, art. 8, section 1, Morlaix, carton no 1, 1677-183 (...)
- 27 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 2044
20De 1736 à 1740, le troisième grand chantier de cette période est en Bretagne, à Morlaix. Avertie du mauvais état des bâtiments improvisés autour du vieux manoir de Pen-an-Ru et consciente des inconvénients résultant de la localisation de ces ateliers en haut d’une colline à l’extrémité d’un chemin escarpé de 180 toises, la Compagnie des Indes compte acquérir, dès le mois de juillet 1728, un terrain de 5 020 toises carrées, dit le Clos-Maran, sur la rive opposée de la rivière. L’aménagement des quais et d’un bassin à flot, suivant le projet de l’ingénieur militaire Siméon Garangeau (1647-1741), vient d’y être autorisé par l’arrêté du 30 décembre 172726. Cependant, la construction d’une nouvelle manufacture « plus commode et plus spacieuse » ne peut pas être entreprise avant l’acquisition définitive du terrain, retardée jusqu’en 1735 par son propriétaire, de Moëlien de Tronjoly, qui le paie 7 000 livres en 1728 et le revend aux fermiers pour 26 500 livres27 !
Fig. 2 – Manufacture royale des tabacs à Morlaix, gravure à l’eau-forte, v. 1740.
Bibliothèque nationale de France, Va 29, t. 5.
- 28 Bib. nat. de France, département des estampes et de la photographie, Va 29, t. 5.
- 29 Arch. dép. Ille-et-Vilaine, C 2044.
21Cette manufacture de Morlaix est connue par une grande gravure de l’époque (74 × 46 cm) et aujourd’hui conservée à la Bibliothèque nationale28. Autour du bassin, l’auteur de cette image place plusieurs figures humaines, grouillots qui sont nombreux à fumer la pipe. Mais la représentation des bâtiments – l’hôtel du receveur de la ferme, l’hôtel du régisseur de la manufacture et les magasins et ateliers de la manufacture proprement dite – est un dessin perspectif dont la précision suggère que l’auteur est, sinon l’architecte lui-même, du moins quelqu’un bien au fait des constructions et de leurs dimensions respectives. C’est une représentation qu’on peut comparer à d’autres sources comme le devis estimatif établi le 23 mars 1736 pour l’adjudication des travaux29 ou encore, bien évidemment, les bâtiments eux-mêmes, quai de Léon à Morlaix, classés aux monuments historiques depuis 2001.
- 30 Arch. dép. Seine-Maritime, C 201 : Extrait du registre du conseil d’État, 25 juin 1737.
- 31 Smith, 1996.
22Les concepteurs de cette manufacture sont bien identifiés. Sous le roi Louis XV, mais au-dessus des fermiers, le maître d’ouvrage est Philibert Orry (1689-1747), conseiller d’État, contrôleur général des Finances et, à partir de 1736, directeur général des bâtiments du roi. L’architecte, nommé sur la gravure, est « François Blondel, architecte du Roy et de son Académie », c’est-à-dire Jean-François Blondel (1683-1756), admis en 1728 à la seconde classe de l’Académie royale d’architecture et à la première en 1749. Il est l’auteur de nombreux édifices particuliers, locatifs ou résidentiels, à Paris, et on sait qu’en juin 1737, il est envoyé à Dieppe pour « vérifier la bonne et solide construction » de la manufacture dessinée par Aumont30. À Rouen, enfin, sa ville natale, il est l’architecte du palais des Consuls, construit, sensiblement en même temps que les bâtiments de Morlaix, de 1734 à 1741 (détruit en 1944). Henri Pillet, « entrepreneur des ponts et chaussées demeurant à Paris, rue Geoffroy L’Asnier », est, d’ailleurs, l’adjudicataire des travaux des deux chantiers31.
- 32 Price, 1973, p. 190.
- 33 Arch. nat., G 7 1291 ; Gondolff, 1914, p. 129-130.
- 34 Arch. nat., Z 1J 694. Merci à Denis Prouvost pour cette référence.
23La capitale abrite également une manufacture. Selon Jacob M. Price32 (1925-2015), les premiers fermiers des années 1680 font fabriquer à Paris des tabacs en poudre, le produit qui donne les meilleurs bénéfices, mais qui est le plus apprécié par la contrebande. Établis en mai 1708, des comptes des quantités de tabac fabriquées annuellement par la ferme signalent, à la suite des 802 633 livres pour la manufacture de Dieppe et des 510 000 livres pour celle de Morlaix, 120 000 livres de tabacs en poudre produits par la manufacture de Paris, sans qu’on ne sache où celle-ci est située33. Un litige, en 1734, entre les fermiers et un maître-menuisier, Winants dit Flamand, constructeur d’une machine à hacher le tabac, nous apprend que les premiers louent à cette date des locaux au château des Porcherons, sur la rue Saint-Lazare34. En 1752, ils y sont toujours, et un terrain du site sert pour brûler les déchets de tabacs. En avril 1746, cependant, au nom et pour le compte du roi, la ferme se rend acquéreur, pour y établir une manufacture de tabac, de l’hôtel de Longueville, acheté à Charles-Louis d’Albert (1717-1771), duc de Luynes, duc de Chevreuse et prince de Neuchâtel, et son épouse, Henriette Nicole Pignatelli d’Egmont (1719-1782). L’hôtel, remontant à 1622, est situé entre les Tuileries et le Louvre, son entrée principale donnant sur la rue Saint-Thomas du Louvre, avec une grande cour derrière, donnant sur la rue Saint-Nicaise, face à la place du Carrousel. Cette cour, bien visible sur le plan de Turgot en 1734, servira à la construction de bâtiments d’ateliers dessinés par l’architecte du roi Pierre Contant d’Ivry (1698-1777), admis à la seconde classe de l’Académie en 1728, en même temps que Jean-François Blondel. Il ne s’agit plus de locaux spécialisés dans les seuls tabacs en poudre, mais d’une véritable manufacture « généraliste », avec des ateliers pour toutes les étapes de fabrication depuis l’ouverture des boucauts jusqu’aux ficelage et ébarbage des carottes. Les planches de l’Encyclopédie sont dessinées d’après ces ateliers parisiens, qui disparaissent en 1833.
Fig. 3 – « Tabac, atelier des fileurs », gravure par Bénard (1785) d’après un dessin de Goussier (1762), Encyclopédie méthodique, recueil de planches, vol. 4, pl. 115 (Tabac, pl. 2, vignette gauche), Paris, Panckoucke, 1785. À droite, le filage à la française et à gauche, le filage à la hollandaise : « La manufacture de Paris, sur laquelle la planche qui répond à cet atelier a été dessinée, est montée à la hollandaise ».
Collection particulière.
- 35 Archives départementales du Bas-Rhin, P 300.
24Les traités de 1815 laissent dix manufactures des tabacs en activité à travers le pays. Trois d’entre elles, au Havre, à Morlaix et à Tonneins, sont les anciens établissements de la ferme royale. D’autres, à Lille, Strasbourg et Toulouse, sont d’anciens bâtiments conventuels. À Bordeaux, la manufacture est installée dans un ancien relais de poste, à Marseille, dans des maisons appartenant au maire au-dessus du Vieux-Port et à Lyon dans une ancienne indiennerie. À Paris, enfin, la régie achète une fabrique privée des tabacs, établie dans le quartier du Gros-Caillou par la compagnie Phélippon, fondée en 1792 par un ancien directeur des approvisionnements à la ferme. Au début du xixe siècle, deux de ces dix établissements seulement – Toulouse au Bazacle et Strasbourg à Illkirch – ont des moulins hydrauliques utilisés pour le râpage des tabacs. Des plans du moulin d’Illkirch montrent un site qui compte jusqu’à huit roues hydrauliques, mais ne semble présenter aucune architecture distinctive35.
- 36 Administration des tabacs, 1832, p. 69.
- 37 Arch. nat., N III Seine 1082/1.
- 38 Lusson, 1856.
25Jusqu’au début des années 1850, ces dix manufactures suffisent pour répondre aux besoins croissants de la consommation. Un architecte est attaché à chaque manufacture pour l’agencement des ateliers, l’entretien courant des bâtiments, la réalisation éventuelle de constructions neuves et pour dresser l’inventaire annuel des immeubles servant à l’exploitation de l’établissement36. Les noms de certains de ces architectes sont connus, sans qu’on ne connaisse le détail de leur emploi par l’administration. Ainsi, à Bordeaux, en 1825, Michel-Jules Bonfin (1783-1848) dessine le nouveau bâtiment de la manufacture donnant sur la place Rodesse. À Morlaix, Jules Boyer, connu en tant qu’architecte de plusieurs églises dans le Finistère, construit dans les années 1840 un nouveau magasin de feuilles, une nouvelle halle de chargement dans la cour et deux nouveaux bâtiments d’ateliers sur le quai. Quant à la manufacture parisienne du Gros-Caillou, deux architectes y sont attachés, Pierre-Nicolas Bénard (1753-1816), dessinateur en 1816 de nouveaux magasins le long de la rue de l’Université et de la rue de la Pompe à feu37, et Jacques Lacornée (1779-1856), chargé en 1817 de l’inspection des travaux de ces bâtiments, et auteur, en 1827, du nouveau bâtiment d’administration et de logement sur le quai, flanqué d’une grande halle servant au chargement et expédition des produits finis38.
Fig. 4 – Paris, Quai d’Orsay, à l’angle de la rue de la Boucherie des Invalides (actuelle rue Surcouf), le bâtiment d’administration et de logement de la manufacture du Gros-Caillou, dessiné par Jacques Lacornée, vers 1827, gravure par Eugène Delamain, publiée dans Arago Jacques, Histoire de Paris de 1841 à 1852, comprenant les sept dernières années du règne de Louis-Philippe et les quatre premières de la République, Paris, 1852, vol. 2, p. 160.
Collection particulière.
- 39 Chambre des députés, 1837, p. 527.
- 40 Voir Belhoste, 1988 ; Cotte, 2010.
- 41 Comparé à 12 000 francs par an pour le régisseur et 7 000 francs pour l’inspecteur de fabrication.
- 42 Arch. dép. Seine-Maritime, 10 ETP 100 J 92.
26Ce dernier agrandissement correspond à l’installation à la manufacture de Paris d’une machine à vapeur, projetée à partir de 1825 et permettant la mécanisation de la fabrication des tabacs à fumer – le scaferlati – et de la poudre à priser, les principales formes sous lesquelles est consommé le tabac à cette époque, représentant, respectivement, 46 % et 47 % des ventes en 183539. Il correspond également à un tournant qui, entre cette fin des années 1820 et le début des années 1860, voit des ingénieurs supplanter progressivement les architectes dans la conception des lieux de travail de l’administration des tabacs. Les machines installées au Gros-Caillou – machine motrice avec ses chaudières en tôle, hachoirs, une batterie de moulins pour la poudre et, enfin, des fours chauffés à la vapeur pour torréfier les scaferlatis – sont fournies par les forges, fonderie et ateliers de Charenton-le-Pont, entreprise créée en 1822 par les Anglais Aaron Manby (1776-1850) et Daniel Wilson40 (1790-1849). L’ingénieur anglais Henry Holcroft (1806-1864), venu sans doute de Charenton, est chargé de la pose des machines à la manufacture du Gros-Caillou, avant d’être nommé « ingénieur civil attaché à l’administration des tabacs » à 4 380 francs par an41. Le sieur Rudler, un autre britannique, prend sa succession au Gros-Caillou comme « conservateur des machines », tandis qu’à Henry Holcroft est confié la mécanisation d’autres manufactures, comme celle du Havre, par exemple, où les plans pour la salle de la machine à vapeur et pour la salle des moulins, datés de 1831 et 1832, sont cosignés de Henry Holcroft et Jacques Lacornée42.
27Cette organisation provisoire, et le recours à cet ingénieur-conseil pris en dehors de l’administration – Anglais de surcroît ! –, prend fin en deux étapes, d’abord en 1831 lorsque la décision est prise de recruter dorénavant le personnel supérieur de la fabrication des tabacs à l’École polytechnique. Un, deux ou trois ingénieurs par an, en général parmi les vingt-cinq premiers de la liste de la promotion, suivent alors deux ans de cours à l’École d’application établie depuis 1824 au Gros-Caillou, avec des séjours en tant qu’élèves ingénieurs dans les manufactures en province. La seconde étape est la création, en 1846, d’un service central des constructions, placé sous la direction d’Eugène Rolland (1812-1885), l’un des premiers polytechniciens à rejoindre les tabacs, en 1833, futur directeur général des manufactures de l’État de 1860 à 1881.
28Dans un premier temps, le service central travaille avec des architectes locaux, collaboration renouvelée à plusieurs reprises, car l’augmentation de la consommation des tabacs, et notamment des cigares fabriqués en France, commence à nécessiter la création de nouveaux établissements. Il n’est pas besoin de revenir ici sur la collaboration du jeune Eugène Rolland et l’architecte strasbourgeois Jean-André Weyer (1805-1865) pour la conception, à partir de 1848, de la nouvelle manufacture de Strasbourg, objet d’une publication en 2017, peu de temps après sa protection au titre des monuments historiques, et d’une contribution à la revue Profils en 202143.
- 44 Arch. dép. Seine-Maritime, 10 ETP 100 J 154 à 161.
29Vient ensuite une nouvelle manufacture à Dieppe, où un décret impérial du 30 mars 1853 autorise le ministère des Finances à traiter avec les hospices de la ville, devenus propriétaires de l’ancienne manufacture, afin d’acquérir celle-ci et la remettre en production. Les bâtiments hérités du xviiie siècle sont adaptés et l’établissement est agrandi vers le nord, du côté de la plage, avec deux bâtiments d’exploitation de deux étages carrés et un étage sous combles, flanquant une cour d’où surgissent deux hautes cheminées de part et d’autre d’une salle des machines. La transformation mécanique de la vieille manufacture est mise ainsi en scène, l’opulence décorative de cette nouvelle façade cherchant à rendre la manufacture digne à la fois d’un nouvel établissement de l’État impérial et de la promenade d’une station balnéaire à la mode. Les plans sont signés pour la plupart par Eugène Rolland ou par son collaborateur au service central, Paul Pierron de Mondésir, mais quelques-uns portent la signature de Charles Joly « architecte de la manufacture », peut-être Charles Joly-Leterme (1805-1885), ou encore de Charles-Alexandre Marteau (1814-1892), « architecte de la manufacture de Lille44 ».
Fig. 5 – Manufacture des tabacs de Paris Reuilly, au 319 rue de Charenton, Paris 12e, construite en 1857 et démolie au début des années 1960.
Photo de J. David, Levallois-Perret, 1889. Collection particulière.
30Chronologiquement, la prochaine manufacture neuve est celle de Paris-Reuilly, rue de Charenton dans l’actuel 12e arrondissement, construite à partir de 1856 et spécialement conçue pour la fabrication de cigares selon les méthodes en usage à La Havane. Cette manufacture ferme ses portes en 1969 et les bâtiments sont démolis vers 1976, sans que les archives ne soient conservées. Reconvertis à de nouveaux usages, les bâtiments des deux manufactures suivantes, en revanche, implantées dans deux villes sans antécédents dans l’industrie des tabacs, existent toujours, à Châteauroux, édifiés à partir de 1858, et à Nantes, construits à partir de 1861. Ces deux manufactures se distinguent du « modèle » de Strasbourg par leur raccordement au chemin de fer et par la séparation des grands bâtiments d’exploitation par des passages de cinq mètres de large, franchis par des ponts de service couverts. Ces passages sont destinés à arrêter la propagation du feu en cas d’incendie et permettent d’apporter plus de lumière du jour aux croisées situées à la jonction des bâtiments.
31Pour ces deux manufactures, le service central fait appel de nouveau à des architectes locaux. À Châteauroux, il s’agit d’Alfred Dauvergne (1824-1885), prolifique architecte départemental, auteur notamment de 1860 à 1867, pour l’entreprise de Jean-Pierre Balsan (1807-1869), de la manufacture de draps du château du Parc. Les ateliers de la manufacture des tabacs s’ouvrent en 1863 et l’ensemble est longuement analysé par Anatole de Baudot (1843-1915) dans la Gazette des architectes et du bâtiment45. À Nantes, le service central collabore avec Joseph-Fleury Chenantais (1809-1868), architecte nantais et conseiller municipal de la ville. Sauf exception, c’est le dernier cas d’une telle collaboration entre des ingénieurs de l’administration et un architecte.
Fig. 6 – Manufacture de tabac à Châteauroux, Indre, M. Dauvergne, architecte ; vue perspective gravée par Lorain. Illustration accompagnant l’article d’Anatole de Baudot publié dans Gazette des architectes et du bâtiment, 1867, no 13, p. 138.
Collection particulière.
- 46 Hamille, 1875, p. 307-560.
- 47 Rolland, 1869, p. 76.
- 48 Daumer, 1863 (Bib. nat. de France, 4o FM-8729 et 4o Lf 185 104).
32Pour des raisons clairement énoncées dans les réponses données par Eugène Rolland lors de l’enquête parlementaire sur l’exploitation du monopole des tabacs lancée en 187246, aucun travail de construction, de réparation ou d’entretien des bâtiments n’est entrepris, à partir de 1861, sans être exclusivement dirigé par les ingénieurs de son service. Il était devenu évident qu’avec leurs honoraires de 5 % des prix payés aux entrepreneurs, l’emploi des architectes n’était plus qu’une « superfétation onéreuse ». L’exception est précisée par Eugène Rolland dans un autre texte, de 1869 : si l’administration prend conseil d’un architecte, c’est seulement « au point de vue décoratif des bâtiments47 », une mission confiée à Émile Boeswillwald (1815-1896), le successeur de Prosper Mérimée (1803-1870) comme inspecteur général des monuments historiques. Ces questions décoratives peuvent concerner les bâtiments de direction et de logement dont les portes principales s’ornent de mascarons, comme à Nancy ou à Metz. La complexité des installations mécaniques et des travaux qu’elle induit pour la construction et l’agencement des locaux – massifs de fondation, conditions spéciales de résistance des planchers, moyens pratiques de relier aux murs ou aux poutres les machines, les transmissions, les outils, etc. – dépasse cependant les compétences des architectes, même les plus capables. Et même si, pour avoir participé à la construction d’une manufacture, un architecte peut acquérir cette compétence, l’administration n’aurait pas l’occasion de la mettre à profit, considérant le peu de probabilité qu’elle aurait à élever de nouvelles constructions importantes dans la même localité. En outre, les architectes n’étant pas hiérarchiquement subordonnés à l’administration, et n’ayant pas nécessairement l’habitude de ses règles strictes de contrôle et de compatibilité, il peut en résulter un manque d’unité dans la direction d’un chantier, source d’éventuels mécomptes. À Nantes, justement, un conflit entre l’administration et l’un des entrepreneurs, Auguste Doumer, serait la conséquence des retards mis par l’architecte à lui livrer certains plans de détail, des changements de plans nécessitant la démolition et reconstruction de murs déjà construits et, d’une manière générale, de l’absence de précision des explications verbales données par l’architecte. Le contrat avec l’entrepreneur fait l’objet d’une résiliation forcée et le litige qui s’ensuit dure plusieurs années et donne lieu à presque 400 pages de littérature procédurière48.
- 49 Mémoire consultatif sur l’organisation du service des tabacs…, 1848.
- 50 Bib. nat. de France, fo Lf 185 106 : Direction générale des tabacs, 1862.
33Au fur et à mesure de l’augmentation du nombre d’ingénieurs de tabacs formés – en 1848 ils sont déjà vingt-cinq49 –, ceux-ci peuvent donc prendre entièrement en charge les travaux de construction. La marche à suivre et le partage des rôles entre les employés supérieurs sur place et les ingénieurs du service central à Paris font l’objet d’une note imprimée, datée du 1er juin 186250. S’inspirant de l’expérience de Châteauroux et Nantes et sans négliger la question de « la beauté de l’aspect », elle fournit des exemples d’estimation des surfaces bâties nécessaires pour des quantités données de différents types de produit, calculées en mètres carrés traduits en nombre de travées, chaque travée comptée pour 46,80 m2 dans un bâtiment de 15 m de largeur. Ainsi, pour une confection annuelle de 100 000 kg de cigares ordinaires (poids vénal), il faut compter 15,36 travées de base, avec 2,58 travées pour l’époulardage et le triage, 3,48 travées pour l’écôtage des robes, 1,15 travée pour le paquetage et 3,09 travées pour six mois d’emmagasinage.
- 51 Direction générale des tabacs, 1864, p. 144.
34C’est surtout l’essor de la consommation des cigares fabriqués en France qui nécessite la création, à partir de la seconde décennie du Second Empire, de nouvelles manufactures. À la différence du scaferlati et des tabacs en poudre, la confection des cigares résiste aux tentatives de mécanisation, dépendant encore de la « délicatesse de tact des doigts de l’ouvrière », payés moins cher que ceux de l’ouvrier. Ainsi, en 1835, la fabrication de 58 250 000 cigares nécessite le travail de 1 200 ouvrières ; en 1869, 744 250 000 cigares le travail de 15 000 ouvrières. L’expérience dans les manufactures existantes démontre également que, même dans une grande ville, il est impossible de réunir plus de 1 000 ouvrières dans le même établissement industriel sans fausser la loi des salaires ; si ce nombre de 1 000 est dépassé (c’est notamment le cas à Châteauroux, avec 1 392 ouvriers au total en 1862, ou le Gros-Caillou, avec 2 263 ouvriers51), tout le zèle des employés supérieurs ne suffit pas pour assurer l’économie des manutentions, la bonne qualité des produits et la discipline du personnel.
Fig. 7 – Vue de la cour principale de la manufacture de Châteauroux vers 1890. Le personnel ouvrier y est aligné pour la fouille avant la sortie.
Anciennes archives Altadis.
Fig. 8 – Vue de la cour principale de l’ancienne manufacture de Châteauroux, la « place Colbert », en 2013.
Photographie de l’auteur.
Fig. 9 – Vue aérienne de la manufacture de Dijon, située boulevard Voltaire, dans les années 1950. Les bâtiments, construits vers 1881, sont démolis en 1976.
Carte postale. Collection particulière.
35Ainsi, sous la direction du service central, après Châteauroux et Nantes, douze manufactures neuves sont construites, soit dans d’autres villes sans antécédents dans l’industrie, comme Nancy, Metz, Riom, Pantin, Le Mans, Dijon et Orléans, soit dans des villes où des manufactures anciennes sont reconstruites sur un nouvel emplacement, comme Marseille, Tonneins, Toulouse et Paris (l’établissement du Gros-Caillou, reconstruit à Issy-les-Moulineaux). Remplaçant la manufacture installée en 1811 dans une ancienne indiennerie, la nouvelle manufacture de Lyon, conçue en 1903 par le service central, dirigé alors par Joseph Clugnet (1854-1911), n’est mise en service qu’en 1932, sa construction retardée par la guerre. En dépit de cette date tardive, et en dépit de son usage du matériau moderne qu’est le béton armé pour les grands escaliers, cette manufacture peut être considérée comme la dernière de la série du xixe siècle inaugurée à Strasbourg, une architecture en série, donc, une architecture surtout du cigare, et une architecture sans architectes.
Fig. 10 – Vue perspective de la manufacture des tabacs de Lyon, projet d’origine vers 1910.
Archives Altadis.
- 52 Szambien, 1984 ; Guigegno, Picon, 1996.
36Toutefois, avant de retomber dans de vieux débats sur la mythique bataille entre architectes et ingénieurs, entre la déesse de la fantaisie et le dieu de la rigueur, n’oublions pas que le corps d’ingénieurs polytechniciens n’est pas dépourvu de formation en matière d’architecture. Celle dispensée à l’École polytechnique entre 1797 et 1834 par Jean-Nicolas-Louis Durand (1760-1834), prônant convenance et économie, puis celle de son successeur, « l’ingénieur-architecte » Léonce Reynaud (1803-1880), cherchant un équilibre entre les sciences du bâtiment et l’inspiration artistique, sont publiées et connues52. Par la suite, à l’École d’application, les élèves ingénieurs suivent encore des cours de construction, soit à l’École des ponts et chaussées, soit dans l’École des tabacs, installée à Paris dans l’ancienne pompe à feu du Gros-Caillou.
- 53 Service d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes, 1948 ; Godeau, 2008.
37Dans l’entre-deux-guerres, le pays compte vingt-deux manufactures des tabacs, mais celles-ci sont déjà en surnombre et, au lendemain de la guerre et en dépit des réclamations des élus des deux villes concernées, les manufactures détruites à Dieppe et au Havre ne sont pas reconstruites. Avec l’augmentation régulière de la consommation des cigarettes, une stratégie industrielle nouvelle est mise en place par le SEITA – le service qui a pris la place depuis 1926 de la Direction générale des manufactures de l’État – pour spécialiser les différents établissements dans certains types de produit, permettant d’en réduire le coût de revient53. Ainsi, Paris-Reuilly, Nice, Bordeaux, Strasbourg et Morlaix sont spécialisées dans la seule production de cigares, Morlaix restant la seule manufacture pour les tabacs en poudre et tabacs à mâcher. Metz est spécialisée dans les tabacs pour pipes, et toutes les autres manufactures sont vouées à la seule production de cigarettes. Au cours des années 1950, certains de ces établissements – Pantin, Tonneins, Marseille – sont agrandis de nouveaux bâtiments permettant de superposer sur trois étages carrés les lourdes machines pour la confection et conditionnement des cigarettes, essentiellement des produits traditionnels en tabacs bruns comme des Gauloises, des Celtiques ou des Gitanes. Mais ce sont les innovations dans les préparations générales des tabacs et leur hachage et torréfaction qui nécessitent en fin de compte de grandes surfaces au sol difficiles à aménager dans les manufactures à étages héritées du xixe siècle.
Fig. 11 – Vue aérienne de l’usine à cigarettes de Lille-Ronchin.
Service d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes, Usine de tabacs de Lille, Imprimerie Lecram-Servant, 1966, p. 7. Collection particulière.
38Une nouvelle génération d’usines cigarettières voit ainsi le jour à partir de la fin des années 1950, situées auprès des villes où les sites des manufactures historiques peuvent être vendus et le personnel en place peut conserver son emploi : Lille-Ronchin, ouverte en 1965, Dijon en 1969, Nantes-Carquefou en 1975 et Riom-La Varenne en 1976. Ces usines sont situées en zone industrielle, bien desservies par les réseaux routiers et ferroviaires : elles ont toutes un raccordement ferroviaire qui pénètre à l’intérieur du bâtiment. Celui-ci est un vaste parallélépipède de plain-pied réalisé en béton armé et charpente métallique et couvrant 6 ha, implanté sur un terrain plus vaste encore – 21 ha à Lille, 14 à Nantes – permettant des extensions ultérieures et accueillant quelques bâtiments indépendants comme des pavillons pour le directeur et l’ingénieur.
- 54 Service d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes, 1966.
39Le principal acteur de la conception de ces usines est toujours le service central des constructions, appelé dorénavant le département des études et de l’équipement et peuplé toujours d’ingénieurs-polytechniciens. Ce département fait appel à des architectes pour l’aménagement des espaces verts et pour la construction des logements. À Lille, par exemple, il s’agit de Théodore Leveau (1896-1971), ancien élève de Jean-Claude Nicolas Forestier (1861-1930) et architecte en chef des bâtiments civils et des palais nationaux. On peut également noter l’intervention d’un artiste, Michel Patrix (1917-1973), qui a peint avec des tons vifs toutes les surfaces verticales apparentes de l’usine, « afin d’améliorer le décor des lieux de travail54 ».
40De cette génération des Trente Glorieuses, et depuis la fin de l’industrie des tabacs en France, en 2017, les usines de Dijon et de Nantes ont été démolies. Celles de Lille et de Riom existent encore, la première occupée depuis 2008 par un mégastore de vélos, B’Twin village, la seconde par l’entreprise Bacacier. Des autres générations des manufactures des tabacs, des sites du xviiie siècle à Morlaix et à Tonneins ont connu différents types de reconversion, comme quinze établissements du xixe siècle. Mais la reconversion d’anciennes manufactures de l’État à de nouveaux usages non industriels, voilà un autre article55.