- 1 Dupont, 2021.
- 2 Fruit d’une rencontre avec Patrice Gourbin, docteur et maître de conférences en histoire et culture (...)
- 3 Le jeu a été créé par Création Joko aux Éditions Ludarca, Paris.
- 4 Les deux autres joueurs sont un industriel et un commerçant.
1La Région Normandie a, depuis 2018, engagé un travail de valorisation du patrimoine issu de la seconde reconstruction. À cet effet, un label dédié a été créé. La direction de la culture et du patrimoine de la Région, par le biais de son service de l’Inventaire général du patrimoine culturel, en assure le copilotage en partenariat avec la direction de l’aménagement des territoires. Cette mise en valeur entre en résonance avec le travail poursuivi depuis plusieurs années dans le Calvados sur la thématique du patrimoine industriel au sein du service de recherches. Ce regard croisé a fait émerger un certain nombre d’établissements qui, au cours de leur histoire, ont connu une évolution de leur bâti résultant de dommages liés aux combats du Débarquement et de la bataille de Normandie. Le colloque « Art, industrie et société au temps de la reconstruction et de la croissance d’après-guerre », organisé en 2019, a fourni une première occasion d’approcher collectivement le patrimoine industriel de la Reconstruction et de la relance économique, de 1944 à 1975. Notre communication y était centrée sur l’étude de plusieurs minoteries normandes1. L’étude a repris au début des années 2020 dans le cadre d’une opération d’inventaire programmée à l’échelle régionale et relative à l’ensemble des secteurs de production. De manière pragmatique, le domaine agroalimentaire s’est imposé comme premier candidat à l’étude : secteur traditionnel et stratégique en Normandie, que tous les protagonistes de la Reconstruction avaient jugé indispensable de relever en priorité à la sortie de la guerre. La création en 2022 du groupe de recherche Architecture rurales, agricoles et agro-industrielles xixe et xxe siècles (ARAAI)2 a confirmé le bien-fondé de cet angle d’approche. Ses travaux, portant sur la conception et l’évolution du bâti agricole, tentent de remédier à la sous-représentation de la thématique rurale dans les études consacrées à la période de la Reconstruction. Ils ont également pour but de mieux comprendre le devenir de ces bâtiments et leur adaptation aux usages actuels. Le bâti ainsi étudié s’étend de la fermette à l’usine agroalimentaire en passant par les espaces de stockages et l’habitat ouvrier. Clin d’œil ludique aux investigations que nous engageons, le Jeu de la reconstruction3, édité par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) dans les années 1950, illustrait l’importance de ce secteur et de ses particularismes en mettant en scène, sur les quatre personnages que compte le plateau de jeu, deux représentants de la chaîne de production rurale : un agriculteur et un directeur de coopérative laitière4.
2L’inventaire en cours et son analyse permettent d’ores et déjà de sortir de la logique de l’examen territorial pour revenir à la phase de conception de ce bâti normand et d’examiner la place que les architectes ont occupée dans le jeu d’acteurs de la maîtrise d’œuvre. Comment l’architecte est-il introduit sur ces chantiers industriels ? Son intervention est-elle due au simple respect des règles fixées par le MRU ou sa présence est-elle recherchée par le commanditaire ? Sa formation, ses réalisations passées ont-elles influencé les solutions apportées à la reconstruction du secteur agroalimentaire en particulier ? Devait-il maîtriser le procédé de fabrication ou était-il cantonné au dessin d’une belle enveloppe ? A-t-il toujours été au centre de la réalisation technique et esthétique ou fut-il parfois secondé par d’autres hommes de l’art, architectes collaborateurs ou ingénieurs ? Ces questions, déjà soulevées par Christel Palant-Frapier à une échelle internationale5, trouvent ici une application sur un territoire restreint et une période plus brève. On ne saurait enfin considérer ces deux groupes – architectes et ingénieurs – sans tenter de saisir les desseins de leurs commanditaires, ces industriels dont les ambitions, le pragmatisme et les modèles de référence ont pu orienter les projets de manière décisive.
3Après une présentation détaillée du corpus – suffisamment dense à ce stade pour autoriser une première réponse à cet ensemble de questions – nous centrerons cet article sur les relations entretenues par les architectes et les ingénieurs. Nous nous intéresserons enfin aux lignes architecturales de bâtiments construits dans ce contexte historique et social.
- 6 La principale source de cette recherche est constituée par les dossiers de dommages de guerre conse (...)
4La mise en application de la méthodologie de l’Inventaire général dans le cadre de cette étude repose sur la constitution d’un corpus cohérent, diversifié et interrogeable. L’identification de sites potentiels s’appuie dans un premier temps sur la documentation et l’existence de dossiers de dommages de guerre6 au nom d’entreprise dépendant du secteur agroalimentaire. L’étude de ces dossiers permettra d’établir plus précisément la nature de la reconstruction mise en œuvre pour chaque site, qu’elle soit partielle ou totale, marquée par la réparation, la reconstitution à l’identique ou la modernisation de l’appareil productif détruit et de son enveloppe.
- 7 La construction de la sucrerie est autorisée par arrêté du 14 octobre 1949. Lecherbonnier, Dupont, (...)
5A été interrogée la pertinence d’adjoindre à ce premier groupe des unités construites ex nihilo durant la même période (1944-1965), qui, pour certaines, ont été bâties au profit des mêmes industriels. La famille Bouchon, par exemple, alors qu’elle répare ses installations de Nassandres (Eure) et de Courseulles-sur-Mer (Calvados), fait édifier une usine flambant neuve à Cagny (Calvados)7 pour absorber l’accroissement de la production de betteraves favorisé par les dispositifs du plan Monnet. Les financements de ces chantiers ont été assurés grâce aux fonds propres des entreprises, mais également grâce aux transferts de dommages de guerre, ou encore à des participations extérieures, profitant par exemple des montants alloués par le Plan Marshall. Le croisement de ces informations favorise leur prise en compte dans notre corpus, sous réserve qu’elles représentent un réel investissement économique et technique de la part de l’entreprise – mise en place de nouveaux procédés de fabrication par exemple – ou que leur conception fasse preuve d’une certaine recherche architecturale (application de principes constructifs novateurs, apports d’éléments esthétiques, référence manifeste à des styles architecturaux régionaux ou contemporains).
6Ces deux ensembles – usines reconstruites et neuves, appartenant parfois aux mêmes entreprises – ont été confrontés aux mêmes difficultés architecturales et techniques : allier bâti et chaîne de fabrication, être garantis d’un approvisionnement en matériaux, etc. Ces programmes mettent en lumière la volonté du monde entrepreneurial de se projeter au-delà de la simple reconstitution des forces productives pour engager un véritable développement économique du pays visant à nourrir une population, dont l’accroissement est déjà anticipé, tout en étant en mesure de fournir une production destinée à l’export.
- 8 Atelier de fabrication destiné à la production de lait concentré.
7Plus d’une trentaine de sites industriels ont, à ce stade de la recherche, été repérés sur le territoire de la Normandie occidentale, à savoir dans les départements du Calvados, de la Manche et de l’Orne. Les deux familles les plus représentées sont, sans surprise pour un territoire associant depuis longtemps cultures céréalières et élevage bovin, les usines assurant la transformation ou la logistique des céréales telles que des moulins, minoteries, silos (douze établissements) et les établissements liés au traitement du lait, laiteries, fromageries, condenseries8 (dix établissements). Puis viennent les cidreries (six établissements), les abattoirs (trois), les sucreries (une), les biscuiteries (une) et les conserveries (une). Certains de ces sites industriels ont déjà fait l’objet de dossiers de l’Inventaire lors des études réalisées dans les anciens arrondissements de Caen, Lisieux et Vire. À ces sites s’ajoutent quelques unités déjà identifiées en Normandie Orientale, Eure et Seine-Maritime : deux minoteries, un abattoir et une sucrerie.
- 9 Cividino, 2012, p. 122-123.
8Les archives de la Reconstruction regorgent de noms d’architectes et d’ingénieurs ayant œuvré, d’une manière ou d’une autre, à la réédification des établissements industriels. Le secteur agroalimentaire fut ainsi soumis aux mêmes cadres réglementaires, fixés par le MRU, que les industries textiles, métallurgiques ou chimiques, que ce soit en matière d’autorisation de construction, d’intégration au plan de reconstruction et d’aménagement ou encore de recours aux architectes pour la coordination des travaux. Cette dernière obligation confère à ces hommes de l’art un rôle prépondérant dans la reconstruction et son processus, bien au-delà du cadre des programmes de logements. Ils sont le lien constant entre les sinistrés, les représentants départementaux et centraux du ministère et les entrepreneurs. Les raisons qui portent l’industriel sinistré à désigner son architecte peuvent être multiples : liens anciens, familiaux ou professionnels, réputation, ou plus simplement une affectation d’office émise par le MRU. À côté de ce personnage principal, nous retrouvons l’ingénieur qui semble, quant à lui, avoir été assigné au moment de la rédaction des dossiers de dommages de guerre, à l’énumération des parties techniques – machines, outils, stocks – devant être reconstituées ou au contrôle des dires des industriels sur le sujet. Dans une période où l’on assiste à une sursollicitation des professionnels du bâtiment, la distribution des rôles au sein des opérations de reconstruction industrielle n’apparaît cependant pas si claire. Selon Hervé Cividino, les ingénieurs du génie rural ont, par exemple, élargi leurs prérogatives en participant à la réalisation « d’usines laitières, abattoirs et ateliers de traitement de la viande, stations fruitières, unités de stockage et réfrigération, équipement de commercialisation, marchés d’intérêt nationaux9 ». Ainsi, ces professionnels auraient-ils fait fi des attributions établies en contournant ou en adaptant à plusieurs reprises la réglementation fixée par le MRU pour satisfaire au mieux leurs clientèles ?
- 10 Relatifs aux villes d’Aunay-sur-Odon et Villers-Bocage.
- 11 Frapier, 2009.
- 12 Déom, 2008.
- 13 Dupont, 2021 ; Lecherbonnier, Dupont, 2015.
- 14 Archives municipales de Caen et Caen la mer, fonds Valès (en cours de tri). Le silo sera construit (...)
9Concernant les ingénieurs, deux personnalités sont pour le moment ressorties de nos premières investigations : Alphonse Valès (1906-1979), ingénieur implanté localement, et Maurice Gerry (1909-1987), ingénieur agronome du génie rural, installé à Paris. Nous avons fréquemment croisé Alphonse Valès au cours de nos recherches dans les dossiers concernant des établissements caennais, aunais ou villersois10. Ce participant actif de la reconstruction calvadosienne correspond à la typologie des ingénieurs étrangers décrite dans sa thèse par Christel Palant-Frapier11. Né le 8 août 1906 à Krievina en Yougoslavie, cet ingénieur-conseil a été formé à l’École polytechnique de Zurich (Suisse), puis à Liège (Belgique), grandes écoles où, Christel Palant-Frapier le démontre, la séparation entre les disciplines (architecture, ingénierie…) est moins nette qu’en France. Arrivé à Caen dans les années 1930, il fut d’abord collaborateur à la faculté des sciences de Caen en tant qu’ingénieur assistant, avant de s’installer à son compte et de prendre, à partir d’une date inconnue, le titre d’« ingénieur-conseil ». Naturalisé français le 21 janvier 1934, il maintient des liens avec ses confrères des pays de l’Est en accueillant par exemple le jeune Azario Dobruszkes12 (1912-2002) en stage durant l’été 1934. Il est ensuite agréé comme ingénieur par le MRU le 10 août 1946. Son intervention la plus manifeste dans la reconstruction de Caen est celle de la minoterie Lemanissier pour laquelle il rédige le dossier de dommages et joue un véritable rôle de conseiller technique13. De 1963 à 1965, il prolonge sa collaboration avec ses propriétaires, MM. Lemanissier et Dupuis, pour la réalisation d’un silo à farine de six mille quintaux en béton armé14, dont il dresse les plans et assure la supervision des travaux, en prenant notamment en charge la consultation des entreprises.
- 15 A. G., 1952.
- 16 Reconstruire, 1952.
- 17 Loriette, 2014 ; Pierrot, 2014.
- 18 Le Bonhomme libre, 1952.
10Si Alphonse Valès est connu sur la place caennaise, la participation de Maurice Gerry à un projet majeur sur le port de Caen illustre la question de l’identification des acteurs par le public extérieur au chantier. Relatant l’inauguration du nouveau silo édifié pour la Coopérative des producteurs de blé du Calvados (CPBC) le 11 février 1952, en présence de Jean-Marie Louvel (1900-1970), ministre de l’Industrie et de l’Énergie, le journaliste du Paris-Normandie cite Maurice Gerry comme l’« architecte maître d’œuvre du silo15 ». Son confrère de la revue Reconstruire16, organe de presse de la Maison du Paysan, plus insistant dans son article du 15 février, lui en attribue le titre à cinq reprises. Pourtant, Maurice Gerry n’a pas à rougir de ses titres professionnels : ingénieur agronome, ingénieur en chef du génie rural, ingénieur-conseil. Références qui ont sans nul doute séduit les coopérateurs. Alors pourquoi une telle confusion ? Est-ce le fait de journalistes qui, croyant s’adresser à un public non averti des subtilités professionnelles, lissent les différences, ou est-ce parce que le silo de Caen et son imposante silhouette de quarante mètres de haut sont davantage associés à leur dimension architecturale qu’à leur dimension technique ? Nicolas Loriette et Nicolas Pierrot, dans leurs travaux sur le silo de Louvres, petit frère de celui de Caen, démontrent la valeur symbolique de ces ouvrages : les coopérateurs ont souhaité arborer une image moderne de leur profession après les heures sombres de l’État français, qui fondait son idéologie sur la défense de la France rurale traditionnelle. Le silo est le reflet de la symbiose entre les dimensions architecturales et techniques17. Toutefois, pour une troisième plume, l’un des journalistes du Bonhomme libre, la technique est omniprésente. Pour lui, « ce qui domine ce sont les tuyauteries !! Le visiteur a l’impression de se trouver dans une raffinerie de pétrole18 ».
- 19 Ces silos sont décrits dans Gourbin, 2024, p. 92-94.
11Les deux ingénieurs travailleront de nouveau pour le compte des coopératives céréalières locales : Maurice Gerry s’occupera de la construction pour la CPBC de deux autres silos19 à Loucelles et à Estrées-la-Campagne ; Alphonse Valès réalisera, quant à lui, des plans de trémies pour la réception de blé en vrac pour les coopératives de Creully (1959) et de Falaise (1970).
- 20 Archives départementales du Calvados, fonds cabinet d’architectes Dureuil et Rême, 86 J.
- 21 Pierre Dureuil sera aussi architecte conseil auprès du ministère de la Reconstruction pour le Calva (...)
- 22 Le cas est similaire pour l’architecte Gaston Millardet qui co-signe les plans des bureaux de la mi (...)
- 23 Arch. mun. Caen et Caen la mer, fonds Alphonse Valès.
12Dans ces exemples, où visiblement les savoir-faire de l’ingénieur sont grandement appréciés et nécessaires, l’architecte semble relégué à n’opérer que sur des éléments secondaires. Les plans conservés dans le fonds d’archives20 de l’architecte Pierre Dureuil21 (1896-1985) montrent l’intervention auprès de la Maison du Paysan de son cabinet, au sein duquel exercent également les architectes Léon Rême (1910-1968), Marcel Lemonnier et Jean Manson (1909-1979), tous diplômés par le gouvernement et tous agréés par le MRU – Pierre Dureuil occupant le poste d’architecte en chef de la Reconstruction pour le Calvados. Toutefois, leur concours porte sur des éléments moins remarquables, à savoir les logements de gardiens pour les sites de Loucelles, Estrées et Caen22. Ce dernier semble connaître une construction plus tardive que celle du silo, les plans ayant été élaborés en août 1955 pour une réception définitive des travaux en octobre 1958. Alphonse Valès en assurera d’ailleurs la vérification en tant qu’expert béton. Il contrôlera la solidité des fondations réalisées en milieu marécageux23.
- 24 Georges Hallier a bénéficié d’une double formation : ingénieur des travaux publics et ingénieur arc (...)
- 25 Dupont, à paraître a.
- 26 Arch. dép. Calvados, fonds Georges et Gilbert Hallier, architectes, 92J 256 : Isigny-sur-Mer, socié (...)
- 27 Arch. nat., 19771065/126 : Dossier d’agrément no 3954, Paul Charles Jules Hindré.
- 28 Cividino, 2012, p. 119-120.
- 29 Arch. nat., 19771065/126, lettre de Pol Hindré au sous-secrétariat d’État à la Reconstruction, 27 s (...)
- 30 Ibid. Agrément provisoire no T.24.419.H9 du 16 octobre 1947, expert réalisateur pour la spécialité (...)
- 31 Ibid. Lettre du MRU à Pol Hindré, 18 mai 1948 : « En réponse à votre lettre citée en référence, j’a (...)
- 32 Ibid.
- 33 Arch. dép. Calvados, 92J 256, cahier des conditions et charges générales applicables pour tous les (...)
- 34 Ibid.
13Les industriels sont-ils davantage intéressés par les talents d’un spécialiste que par le titre d’ingénieur ou d’architecte ? À quel moment les deux peuvent-ils se conjuguer ? Alors qu’elles travaillent en confiance avec l’architecte bayeusain Georges Hallier24 (1897-1972) pour la constitution du dossier de dommages concernant leur usine d’Isigny-sur-Mer (Calvados)25, la Société de produits alimentaires et diététiques (SOPAD) et sa filiale Dupont d’Isigny semblent avoir prévu dès le début d’en confier la reconstruction à l’un de ses confrères. L’architecte Georges Trouillot (1905-1983) est pressenti comme maître d’œuvre en mars 1947, mais il opéra finalement pour une autre usine du groupe : la laiterie-condenserie Nestlé de Lisieux-Beuvillers. Faute de temps, Georges Hallier avait décliné l’offre qui lui avait été faite d’en établir le dossier de dommages26. Le choix se reporte alors sur l’architecte parisien Pol Hindré (1911-1990), mais n’est-ce pas là une aubaine pour le groupe laitier ? Second grand prix de Rome, l’architecte, diplômé de l’École nationale supérieure des beaux-arts, a été sanctionné par une mention bien en février 1942 pour la présentation d’une coopérative laitière dans l’Yonne. Son agrément lui ayant été délivré par le MRU le 8 février 194327, il est affecté par la suite aux départements de la Seine (son département de résidence) et de la Seine-et-Oise. Il travaille durant cette période pour une laiterie coopérative en Ille-et-Vilaine et participe, à la fin des années 1940, à la remise en état du domaine de Charmeau à Charmoy (Yonne), pour l’Union des coopératives d’élevage de l’espèce bovine de l’Yonne et du Loiret (UCAEYL)28. Jouissant donc déjà d’une certaine réputation dans le domaine des industries coopératives et laitières, il obtient d’être nommé dans un nouveau département, l’Orne29, et d’être désigné expert-réalisateur dans la spécialité « Équipement des industries laitières » pour les régions I à V en 194730. Pour autant, cet avantageux statut ne le dispense pas de se conformer au protocole du MRU. En acceptant d’œuvrer pour le groupe Dupont d’Isigny, Pol Hindré pense disposer des agréments requis. Un rappel à l’ordre de l’administration ne tarde pas à arriver : Pol Hindré n’est tout bonnement pas agréé pour le Calvados31. Son rôle doit se résumer à celui d’architecte-conseil32. S’il peut orienter le projet, seul un architecte d’opération est habilité à établir plans, documents techniques et comptables. Georges Hallier entre alors à nouveau dans la danse. Leur collaboration et leur rôle respectif sont formalisés par contrat en octobre 194733. Georges Hallier conserve la charge des relations avec le MRU et pourra remplacer, à l’occasion, son confrère lors des visites de chantier. Il sera également dans l’obligation de contresigner l’ensemble des pièces fournies. Si leur association est clairement établie, se traduit-elle par une véritable collaboration sur le plan créatif ? Contrairement aux préconisations ministérielles, Pol Hindré est désigné par la société Dupont d’Isigny pour « composer et dresser le projet des constructions qu’elle a décidé, en établir les plans, devis et marché34 ». Les plans consultés dans le fonds Georges Hallier ainsi que dans les dossiers relatifs aux dommages de guerre sont pour beaucoup signés par Pol Hindré à Paris, mais n’ont pas toujours été ratifiés par Georges Hallier (Fig. 1). Les échanges épistolaires entre les deux hommes n’évoquent pas de grandes discussions sur le programme architectural de l’usine, le choix de la forme, l’utilisation de tels ou tels matériaux, la distribution des ateliers… comme nous pouvions l’imaginer. Ces courriers n’ont trait en majorité qu’au domaine financier et à la répartition de leurs honoraires. Cette distribution des rôles – créatif versus administratif – se retrouve à plusieurs reprises au cours de la Reconstruction, tant pour des chantiers liés à l’industrie que pour des bâtiments publics dont les maîtres d’ouvrage auront souhaité faire appel à des concepteurs en vue.
Fig. 1 – Plan de travail signé par Pol Hindré pour l’usine laitière Dupont.
Arch. dép. Calvados, 92J255, Région Normandie – Inventaire général – Manuel de Rugy (reproduction).
- 35 Arch. dép. Calvados, 924W 2, marché entre la société Dupont d’Isigny et la Société industrielle et (...)
14L’usine d’Isigny-sur-Mer, dont le gros œuvre est achevé en juillet 1949, est bien une œuvre d’architecte, la présence directe d’un ingénieur n’ayant pas été requise dans sa reconstitution. Sa conception relève d’un parti architectural atypique (Fig. 2). Organisée selon un plan en L, elle abrite à sa pointe la beurrerie et au sein du corps principal la fromagerie. Cette dernière présente des éléments distinctifs de sa fonction avec huit séries de trois ouvertures fines verticales correspondant à la forme traditionnelle des ouvertures des hâloirs. Le bâtiment est doté d’une toiture en gradin relevant du procédé mis au point par la Société industrielle et d’entreprise générale (SIEG ; Paris)35 qui l’a installée. La lumière est diffusée par un lanterneau. Le modèle est repris de façon plus compactée sur le bâtiment annexe de la chaufferie, donnant peut-être à cet ensemble un accent Art déco.
Fig. 2 – Usine Dupont à Isigny-sur-Mer de l’architecte Pol Hindré.
Arch. dép. Calvados, 92J2558, département du Calvados, Annick Eveillard (reproduction).
- 36 Cinqualbre, Jantzen, 1989. Ce grand bâtiment paré de briques et couvert de toits en terrasse et de (...)
15Au cours de sa carrière, Pol Hindré continuera de se spécialiser en accompagnant à nouveau l’UCAEYL pour la reconstruction et la modernisation en 1952 du site de la ferme de Coulevreux à Amilly (Loiret). Il sera également l’auteur de 1953 à 1956 de la laiterie industrielle de la Coopérative laitière centrale de Paris à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne)36.
- 37 « L’usine Nestlé de Beuvillers, symbole du redressement français », IVe région Économique, Basse-No (...)
Avec ses longs bâtiments allongés, sa « tour » rectangulaire qui se dresse comme un doigt levé pour interroger le vent, ses immenses verrières où se reflète le visage du ciel, elle ressemble plutôt à une aérogare ultra-moderne qu’à une fabrique de lait concentré. La beauté du paysage normand ne souffre aucunement de cette installation industrielle ; elle y gagne au contraire en un modernisme d’excellent aloi. D’ailleurs, le style des deux bâtiments « d’entourage » s’apparente étroitement à celui des maisons nouvelles de Lisieux, conçues, fort heureusement d’ailleurs, en s’inspirant des traditions architecturales de Normandie37.
Fig. 3 – Vue aérienne prise du sud-est de l’usine Nestlé, due à l’architecte Georges Trouillot, à Lisieux, commandée par l’entreprise vers 1995.
Région Normandie – Inventaire général – Anastasia Anne (reproduction).
16Évoquant l’usine Nestlé de Lisieux-Beuvillers (Fig. 3)38, cette citation résume peut-être à elle seule toute l’ambiguïté de la tâche accomplie par les architectes et ingénieurs afin de relever les usines de notre territoire : construire un équipement moderne, tourné vers le futur, mais ancré dans une terre normande. Les références architecturales des usines recensées sont nombreuses, oscillant entre références à l’architecture vernaculaire – de fait ou volontaire – et recherche de modernité.
17Une partie du corpus s’inscrit ainsi dans une architecture régionaliste, conservant des toits à longs-pans et ayant recours, au moins en partie, à l’utilisation de pierre. La fromagerie Voisin d’Évrecy (Calvados ; Fig. 4), avec ses deux corps latéraux et son corps central plus étroit, à quatre niveaux, nous renvoie à d’autres fromageries construites à la fin du xixe siècle – la fromagerie Pottier au Mesnil-Bacley (Calvados) par exemple. À Soumont-Saint-Quentin (Calvados), les architectes Jean de Serres et Robert Emond se partagent l’édification du logement patronal et des ateliers destinés à la double activité des frères Heurtin, meunier pour l’un, menuisier pour l’autre39. La toiture à longs-pans et demi-croupe de l’habitation, caractéristique de l’architecture normande, présente un léger débordement. Les balcons de style rocaille présents sur les plans n’ont pas été réalisés, cependant une marquise ouvragée en tuiles plates placée au-dessus de la porte principale anime la façade. L’impression générale donnée au bâti est celle d’une grande sobriété. Comme à Évrecy ou à Cérences (Manche), le logement et l’atelier de fabrication forment une seule unité architecturale. La séparation entre les espaces d’habitation, les ateliers de production de la partie meunerie et la cour est matérialisée par la présence d’un petit muret et d’un jardinet fleuri. Sous les combles abritant le moulin, le croquis de la lucarne meunière a été abandonné au profit d’une ouverture en chien-couché donnant un aspect plus moderne au bâti (Fig. 5). Les ateliers de la menuiserie sont caractérisés par une couverture en sheds.
Fig. 4 – Fromagerie Voisin à Évrecy, dont la reconstruction a été suivie par l’architecte Lucien Allaire.
Région Normandie – Inventaire général – Manuel de Rugy.
Fig. 5 – Minoterie et scierie-menuiserie de Louis et Léon Heurtin, parfait exemple d’une reconstruction industrielle rurale réalisée par les architectes parisiens Jean de Serres et Robert Emond.
Région Normandie – Inventaire général – Manuel de Rugy.
18Certains industriels ont préféré des architectures marquées par les courants modernes, utilisant les lignes droites, les baies longitudinales, rehaussées d’encadrement de béton, les toits en terrasse et assumant la mise en œuvre du béton, etc. Ce mode d’expression architecturale trouve notamment un terrain propice dans les minoteries, où le procédé de fabrication impose le recours technique à la hauteur, comme à la minoterie Saint-Nicolas de Cérences dessinée par l’architecte Raymond David (1902-1984) ou celle de Beaumont-le-Roger (Eure) par Camille Corrot (1914-1978) et Pierre Desaux (1901-1982). Les industriels des usines naissantes semblent également avoir trouvé dans ses lignes le vent de modernité qu’ils souhaitent voir associer à leur exploitation comme la coopérative Elle et Vire à Condé-sur-Vire (Manche), œuvre des architectes Guy Pison (1905-1986), Léon Grandin (1904-1970) et Jean Ménochet marqueur de l’optimisme agricole de la France d’après-guerre.
- 40 Gourbin, 2011, p. 117.
19Ces formes sont également appliquées par petites touches sur certaines réalisations proposant une hybridation de styles, soit sur un même bâtiment soit en déclinant différents styles sur les édifices d’un même site industriel à l’instar de la laiterie Nestlé décrite dans la citation ci-dessus. À Aunay-sur-Odon (Calvados ; Fig. 6), comme l’a souligné Patrice Gourbin40, la composition du bâtiment-silo de la route de Villers est à la fois classique, par l’usage de la symétrie, moderne avec ses fenêtres en bandeaux – qui toutefois ne sont pas d’un seul tenant, mais se présentent comme une succession de fenêtres à petits bois – et traditionnelle avec sa toiture à quatre pans – dont le cache-moineau est orné en sous-face d’un décor régulier de rectangle reprenant une ornementation utilisée habituellement pour les immeubles urbains. Son auteur, non encore identifié, n’a pas osé le chapeauter d’un toit en terrasse.
Fig. 6 – Silo de style hybride implanté à Aunay-sur-Odon (Les Monts d’Aunay) dont l’auteur est non identifié.
Région Normandie – Inventaire général – Manuel de Rugy.
- 41 Cividino, 2013 ; Gourbin, 2024, p. 65-68.
20L’intervention des hommes de l’art, architectes et ingénieurs, peut parfois se résumer à la mise en œuvre d’un fonctionnalisme pragmatique. Il en va ainsi pour la cidrerie de Cahagnes. C’est peut-être la difficulté à choisir l’emplacement de sa reconstruction qui a fini par transformer un simple hangar agricole, domaine où ingénieurs et entreprises de construction ont rivalisé d’inventivité au moment de la Reconstruction41, en un véritable atelier de fabrication. Sur les plans de l’architecte de Venoix (Calvados), Maurice Guignard, nous voyons apparaître un hangar à quatre travées équipement rural et industriel (ERI), sous brevet Hangar Boiron-Rivet (HBR), implanté en parallèle des hangars détruits. Il semble que, peu à peu, les équipements de pressage et de cuverie aient été installés sous sa protection et l’enceinte close de parpaings de ciment. Détournées de leur simple usage de stockage ouvert, les fermes triangulaires en béton qui marquent la conception technique de ce bâtiment ont été adaptées à la circulation en hauteur, en étant tout simplement cassées, ce qui n’a heureusement pas remis en cause la solidité de l’édifice (Fig. 7).
Fig. 7 – À la cidrerie de Cahagnes, l’utilisation d’un procédé standardisé de construction pousse à la simplicité architecturale.
Région Normandie – Inventaire général – Manuel de Rugy.
- 42 Saint-Pierre, 2004. Leurs modèles, les abattoirs de Lausanne-Malley, possédaient eux aussi une œuvr (...)
- 43 L’inscription a aujourd’hui disparu.
- 44 Archives départementales de la Manche, dossiers de dommage de guerre, 174W 32 : Établissements Clau (...)
- 45 Le site appartient aujourd’hui à l’entreprise Terdis Tricopack.
21Peu d’établissements présentent de réels motifs décoratifs ou artistiques. Rare exception, l’abattoir du Havre (Seine-Maritime), pour lequel Théodose Sardnal (1898-1984) fait apposer sur les piliers d’entrée des chapiteaux ornés de bas-reliefs représentant des têtes de bœufs, de porcs et de moutons, en référence aux bêtes qui seront abattues sur place42. Alliant de façon plus ténue style et publicité, certains industriels font fièrement afficher leur patronyme ou le nom de leur société sur les ateliers de fabrication au moyen de lettres majuscules. On songe aux enseignes des entreprises Dupont à Isigny-sur-Mer, Coopérative d’Elle et Vire à Condé-sur-Vire ou Nestlé à Lisieux-Beuvillers, cette dernière étant placée de manière à être vue dès l’arrivée sur le site dans la perspective formée par les deux pavillons d’entrée43. Quant à la laiterie Claudel à Rampan (Manche), l’inscription prévue sur plan44 par les architectes François Pilorget (1890-1979), Michel Pinget (1911-1987) et Émile Sureau (1909-1994) a laissé place à une série de pavés de verre encastrée dans la cage d’escalier, l’éclairage ayant été privilégié. Cet escalier est aujourd’hui le seul élément visible de la construction si pimpante d’après-guerre, le reste des bâtiments ayant été soit détruits, soit revêtus d’un bardage45. À la minoterie de Cérences, l’escalier se fait discret à l’extérieur, mais c’est à l’intérieur que sa rampe en ferronnerie et ses nez-de-marche sont relevés par un travail soigné. Réalisés par le frère Heurtin, menuisier, l’escalier du logement et l’escalier de meunier de Soumont-Saint-Quentin sont en bois : à la droiture du second répond l’élégance sobre du premier avec ses balustres tournés et ses têtes de poteaux ornées.
22Ces usines se distinguent également par la grande attention accordée aux quais de réception ou de chargement et à leurs auvents, attention qui va au-delà du pur aspect pratique. Permettant de faire la liaison entre le bâtiment ancien et le bâtiment neuf, le toit à débordement de la façade intérieure de la minoterie de Feuguerolles-Bully assure une protection face aux intempéries (Fig. 8). L’auvent se décline selon une structure plus ou moins avancée à l’inclinaison variable, positionnée au-dessus des quais et des portes. Il apporte une sensation paradoxale de légèreté et d’assise aux édifices. Il est en béton armé aux minoteries de Caen et de Cérences (Fig. 9). Pour l’usine de Nestlé, à Lisieux-Beuvillers, l’auvent couvrant toute la largeur du pignon est, débordant largement, avait été traité en arrondi. On regrette aujourd’hui sa suppression au début des années 1970 à la suite de l’agrandissement des ateliers. Le quai de réception le plus étonnant reste celui de la fromagerie des Rochers à Falaise, grande courbe montante permettant aux camions de ne pas avoir à faire de manœuvres. Il détermine à lui seul toute la forme du bâti.
Fig. 8 – Le bâtiment reconstruit de la minoterie de Feuguerolles-Bully se distingue par son ossature de métal.
Région Normandie – Inventaire général – Manuel de Rugy.
Fig. 9 – Quais de marchandises de la minoterie Paturel à Cérences, dessinée par l’architecte Raymond David.
Région Normandie – Inventaire général – Manuel de Rugy.
23Par leurs commandes, les industriels normands ont permis aux architectes locaux ou d’envergure nationale de proposer une nouvelle manière de concevoir l’enveloppe de la production industrielle, mais aussi de renouveler la distribution intérieure de ces usines. Ces hommes de l’art ont, dans la plupart des cas, privilégié des principes de rationalisme et de fonctionnalisme. Toutefois, s’inscrivant dans une certaine tradition de l’usine comme élément de prestige, les entrepreneurs ont donné l’opportunité aux architectes d’éprouver leur style et aux ingénieurs leur technicité, et inversement.
24Les relations entretenues par les différents intervenants sont encore à explorer pour mieux comprendre leur nature – ont-elles été de l’ordre de la subordination, de la rivalité ou de la complémentarité ? – et l’influence de chacun sur ces réalisations architecturales, nécessitant peut-être l’étude de sources moins administratives, mais plus personnelles. L’élargissement du corpus permettra d’analyser si certains architectes ou ingénieurs ont pu prendre part à plusieurs chantiers ou si leurs venues sur ce champ architectural ne relevaient que d’interventions ponctuelles.
25Ces collaborations, choisies ou subies, laissent aujourd’hui des architectures industrielles fortes, mais au destin et à la reconnaissance fragiles. Si certaines des plus petites unités ont fait l’objet de restauration, souvent dues à un changement d’affectation, comme le site de Soumont-Saint-Quentin, les plus grandes ont souvent eu à souffrir d’être absorbées par les extensions nécessaires au développement de l’entreprise, tel l’abattoir de Villers-Bocage (Calvados)46, dont le cœur d’origine édifié entre 1964 et 1966 ne se distingue plus guère parmi les bâtiments plus modernes. Note d’espoir, la minoterie de Cérences, dont il y a quelques années le sort était incertain, devrait faire l’objet d’un réaménagement en bureaux permettant ainsi la conservation de l’édifice.