- 1 Berg, 1998 ; Hilaire-Pérez, 2013 ; Lanoë, 2024.
1Depuis maintenant plusieurs années, les recherches en histoire des techniques remettent en question la notion de « révolution industrielle » au profit d’une « révolution de la consommation » commençant au xviie siècle et prenant fin au milieu du xixe siècle. Multipliant les cas d’étude, les historiens et historiennes montrent comment les artisans ont sans cesse diversifié la production d’objets en modulant une multitude de critères – taille, forme, matière, opérations techniques, etc. – afin de satisfaire les désirs de leur clientèle1. Cette « économie du produit », telle qu’elle est nommée, ne s’est restreinte à aucun pays spécifique et a concerné l’ensemble de l’Europe de l’Ouest.
2Afin de promouvoir leurs inventions, les artisans ont massivement mobilisé les supports graphiques, qu’il s’agisse de cartes de commerce, de catalogues ou de dessins promotionnels issus par exemple de leur(s) brevet(s) d’invention (Fig. 1). Pourtant, malgré leur omniprésence et les informations qu’ils véhiculent sur les objets, rares sont les études qui leur sont pleinement consacrées2. Ces images sont souvent mentionnées à la marge, considérées comme des éléments secondaires de l’identité des objets. Or, ces productions graphiques s’inscrivent dans des contextes de production spécifiques impliquant divers acteurs, possèdent des caractéristiques graphiques particulières et circulent parmi la société. Elles nécessitent donc d’être étudiées pour elles-mêmes et non pas seulement pour ce qu’elles illustrent.
Fig. 1 – Carte de commerce d’Henry Patten, Razor Maker.
Victoria and Albert Museum, Londres.
3C’est pour contribuer à l’enrichissement de cette historiographie que j’ai choisi, pour cette recherche de thèse menée entre 2019 et 2023, d’explorer un large corpus de dessins d’objets techniques anglais produits au tournant du xixe siècle. J’y défends trois points essentiels :
- une méthode permettant d’étudier dans un même mouvement l’ensemble des aspects matériels et symboliques des planches de dessin ;
- l’existence d’une esthétique de la technique, une « techno-esthétique », résultant de la mobilisation de caractéristiques graphiques particulières ;
- l’existence d’une dimension politique des dessins d’objet technique, entendue comme une capacité d’agir sur le monde.
4Le corpus de thèse repose sur deux fonds distincts : les dessins produits dans le cadre du régime des patents, ou brevets d’invention, et ceux produits par la Society of Arts. Le premier fonds couvre une très large période allant de 1621, date de l’édiction par Jacques Ier d’Angleterre (1566-1625) du statut des monopoles interdisant toute prise de monopole à l’exception du domaine de l’invention, à 1852, au moment de la promulgation d’une importante réforme du système des patents. Entre ces deux dates, pas moins de 15 000 brevets furent délivrés par l’administration britannique, dont plus de 13 000 accompagnés d’au moins un dessin. L’annexion de ces derniers ne commença cependant réellement qu’à partir des années 1740. Du fait des conditions matérielles de recherche rendues difficiles à cause de la pandémie de COVID-19, je n’ai pu mener d’étude systématique du fonds. J’ai toutefois eu la possibilité de rassembler plus de 600 dessins répartis sur la période. Le second fonds, issu de la Society of Arts fondée en 1754 et dont la vocation durant son premier siècle d’existence était de promouvoir les beaux-arts et l’industrie par l’intermédiaire de concours et de prix, comporte pour sa part près de 900 dessins qui ont tous pu être analysés. Ces derniers ont en effet été publiés annuellement dans les Transactions of the Society, l’organe de communication de l’institution, dont les volumes sont accessibles en ligne3. Au total, cette thèse s’appuie donc sur un ensemble de près de 1 500 dessins recensés et étudiés.
5La thèse est à la croisée d’au moins trois historiographies. La première porte sur l’administration anglaise des patents et de la Society of Arts et à laquelle je contribue en explicitant et réévaluant le rôle du dessin au sein de leur fonctionnement respectif. La deuxième est une historiographie matérielle et intellectuelle du dessin technique qui offre des outils pour interroger à la fois la planche comme composition graphique, mais également comme élément produit par des acteurs dans des contextes spécifiques. Enfin, la troisième relève de la philosophie des techniques et, plus particulièrement celle de Gilbert Simondon (1924-1989), permettant de revisiter « l’objet dessin » selon une approche fondée sur le couplage matérialité/sensibilité.
6L’approche choisie pour étudier et comprendre ces documents repose sur les travaux du philosophe de l’esthétique Étienne Souriau (1892-1979). Dans deux ouvrages particulièrement importants pour cette thèse, il y développe l’idée qu’une œuvre d’art possède plusieurs modes d’existence – modes physique, phénoménal, réique, virtuel, etc. – qui s’actualisent en fonction de l’intention de l’observateur4. Dans son ouvrage Correspondance des arts, il développe l’exemple de La Joconde de Léonard de Vinci (1452-1519) et distingue notamment :
- son existence physique, où « châssis, toile, pigments colorés » constituent « le corps physique de l’œuvre » présentée ;
- son existence réique qui s’exprime à travers l’assemblage de caractéristiques graphiques, des qualia, qui donnent du sens à l’image ;
- son existence transcendantale qui permet à l’œuvre de rayonner au-delà d’elle-même pour toucher les spectateurs et spectatrices.
- 5 Baxandall, 1985 ; Guichard, 2018.
- 6 Je m’appuie notamment sur les travaux discutant les notions de « culture technique » et de « démocr (...)
Si la réflexion d’Étienne Souriau est en elle-même très utile pour aborder les dessins, il a été nécessaire de l’approfondir en y ajoutant les dimensions sociale et politique. En effet, la recherche du philosophe se focalise principalement sur l’œuvre elle-même et quasiment pas sur son contexte social de production5 ainsi que sur les effets induits par sa circulation hors de son environnement initial6.
7La transposition de ces modes d’existence aux dessins d’invention m’a conduit à organiser le manuscrit en trois temps abordant chacun une dimension particulière des planches : sociale, graphique, politique. Dans la première partie, je m’intéresse à la place des dessins au sein de l’administration des patents et de la Society of Arts en réinterrogeant à nouveaux frais le rôle joué par les planches dans la promotion de l’invention. Il est, par exemple, question de la campagne de publication de ces dernières dans les années 1850 par l’administration britannique ou encore de la composition et de la place de l’organe de communication de la Society of Arts dans sa stratégie de légitimation. Dans le cadre de cette réflexion, je me concentre également sur les producteurs de dessins. Ces derniers sont des fabricants d’instruments autodidactes, des patent agents, n’ayant eu pour seule école que celle de l’atelier. Par exemple, Cornelius Varley (1781-1873) apprend entre autres à dessiner auprès de son oncle, Samuel Varley (1744-1822), pour la fabrication de microscopes, tandis que William Newton (1786-1861) apprend en fabriquant des globes avec son père. Comme ils n’ont, semble-t-il, laissé aucune archive personnelle, j’ai dû chercher à restituer leurs multiples identités à partir d’archives « secondaires » tant imprimées que manuscrites (presse, nécrologies, archives comptables d’inventeurs et manufacturiers avec qui ils ont eu affaire, etc.). C’est donc une enquête « par le travers » qui a été menée afin de pouvoir comprendre au mieux leur implication dans la production des dessins du corpus.
- 7 Simondon, 2014.
- 8 Sheraton, 1802, p. 333.
8La partie « graphique » se concentre sur les planches elles-mêmes. Je m’intéresse par exemple à la question de la mobilisation de diverses caractéristiques graphiques telles que la perspective, les ombres et les couleurs. Elles sont notamment réinterrogées à l’aune de la notion de « techno-esthétique » issue des travaux de Gilbert Simondon7. En réfléchissant à partir de cette dernière, il est possible de concevoir ces différentes caractéristiques non plus comme des attributs esthétiques et annexes, mais bien comme des qualia porteuses d’informations essentielles à la compréhension technique de l’objet. Alliant les dimensions technique et esthétique, je questionne par exemple la place des ombres qui, contrairement à ce que l’on peut lire dans certains travaux, sont loin de n’être que des attributs servant à « faire illusion ». Par leur présence, et comme le précisent certains acteurs de l’époque8, les ombres soulignent la forme et les volumes de l’objet, mettent en avant sa qualité artistique ainsi que les savoir-faire des artisans, que ceux-ci s’expriment dans le choix des matériaux ou dans celui des opérations qui ont fait advenir l’objet.
9Enfin, la partie « politique » s’intéresse à la circulation des planches hors de leur contexte initial de production. J’y interroge notamment les effets que peuvent avoir ces dessins sur le monde qui les entoure et ouvre, principalement dans le dernier chapitre, une réflexion sur le dessin d’invention au sens large. Partant d’une étude des planches représentant des objets techniques inscrits dans leur environnement de fonctionnement, dans leur « milieu associé », j’interroge à partir de la techno-esthétique leur dimension politique et soutiens notamment que ce type de dessin n’est aucunement un ersatz de tableau, mais bien une image porteuse d’une dimension technique et surtout politique (Fig. 2). La réflexion est ensuite complétée par une seconde partie autour de la présentation de journaux constitutifs d’un espace public de la technique, permettant de réfléchir à la dimension pédagogique des dessins. Je mobilise, entre autres, l’exemple du Mechanic’s Magazine et montre comment ce dernier a été pensé et utilisé, pendant un temps, par les ouvriers mécaniciens comme un espace d’échange permettant de discuter de problèmes techniques spécifiques, mobilisant aussi bien le texte que l’image pour amorcer les échanges ou y répondre.
Fig. 2 – Patent no 8207, « Applying Motive Power to the Impulsion of Machinery, &c. », Henry Pinkus, 1839, pl. 1, TNA C 73/142.
Yohann Guffroy.
10Cette thèse propose donc de déplier la planche de dessin en mettant en lumière ses multiples détails, chacun invitant nécessairement à élargir les questionnements : une signature qui appelle une étude sociale du producteur, une ombre qui conduit sur le terrain de l’esthétique, des lettres qui ramènent à la textualité de l’invention, une circulation des formes d’un support à un autre qui nécessite de traiter leurs effets sur le monde. Utilisés tout à la fois par les inventeurs, les institutions, mais également le public de manière générale, les dessins d’invention, entendus comme la représentation de l’invention, ont participé à la constitution et à la consolidation d’un monde technique en cours de changement se dirigeant progressivement vers le machinisme. Plus que de simples planches qui illustrent des objets techniques, je défends dans ce travail que ces dessins sont des vecteurs d’une esthétique politique de la technique.