- 1 Dès 2001, l’association Estuarium et le service régional de l’Inventaire de la Direction régionale (...)
1Les brochures touristiques et patrimoniales signalent la présence, au sein de la raffinerie Total de Donges, d’une décoration du peintre Robert Lesbounit (1904-1984) consacrée à la légende du chevalier Antar datant de 19591. Cette œuvre se trouve au cœur d’une salle de contrôle à l’architecture originale signée par Pierre Pocorull (1919-2017). Renvoyant à la marque Antar, disparue, après son rachat par Elf en 1970 (elle-même absorbée par Total en 1999), elle a, à Donges, un caractère mémoriel.
- 2 Il semble que Pierre Pocorull a fait aussi intervenir Robert Lesbounit à Saint-Dizier. À Vizille, l (...)
2Robert Lesbounit, dont le père était lithographe à Paris, a étudié à l’école des Arts décoratifs, puis aux Beaux-Arts. Il a été dessinateur publicitaire, avant de réussir en 1929 le concours de professeur de dessin de la ville de Paris. À partir de 1942, il enseigne aux cours d’adultes municipaux, dont il devient directeur. Ses élèves, dont Ipoustéguy (1920-2006) et Gérard Fromanger (1939-2021), lui resteront fidèles. En 1946, il abandonne la peinture de chevalet pour la décoration monumentale. Robert Rey (1888-1964), directeur des Arts plastiques, lui confie, en collaboration avec André Auclair (1893-1976), la décoration intérieure de l’église Saint-Jacques de Montrouge. Il y peint avec ses élèves des fresques chatoyantes, qu’il ne signe pas, avec l’ambition de retrouver l’esprit des bâtisseurs de cathédrales. Soucieux de l’intégration de l’art dans l’architecture, il entame une collaboration avec Pierre Pocorull, ancien élève devenu architecte. En 1955, il décore, au titre du « 1 % artistique », une école construite par ce dernier à Vizille dans l’Isère2.
- 3 L’église Saint-Jacques-le-Majeur de Montrouge a été classée à l’inventaire des monuments historique (...)
- 4 L’histoire est ici racontée du point de vue de l’artiste, puisque l’on ne dispose que de ses lettre (...)
3Par Pierre Pocorull, Robert Lesbounit rencontre Jacques Riboud (1908-2001), directeur général d’Antar, qui le fait travailler à Donges. Cet industriel se tourne ensuite vers la promotion immobilière, en concevant des villes nouvelles à Villepreux et à Maurepas dans les Yvelines, pour la décoration desquelles il sollicite Robert Lesbounit. Si ces dernières œuvres sont aujourd’hui reconnues3, on connaît mal son travail dans les raffineries de pétrole et notamment à Donges où tout a commencé. Cet article vise à mettre en lumière les enjeux multiples de cette expérience singulière. Après une présentation du contexte de la reconstruction de Donges, nous étudierons l’histoire de la décoration de sa raffinerie à partir de la correspondance retrouvée entre l’artiste et l’architecte4 et l’exploitation des archives municipales de Donges.
4Jusqu’à la guerre de 1914, Donges, sur la rive droite de la Loire, entre Nantes et Saint-Nazaire, est une bourgade d’environ trois mille habitants. La guerre fait basculer son destin. Pour soulager Saint-Nazaire, on y implante en 1917 des postes d’accostage pour les troupes américaines, puis, en 1922, un terminal charbonnier5. Le port reçoit ensuite des produits pétroliers, puis, à la faveur de la loi de 1928 réglementant leur importation, accueille des raffineries : la Société des consommateurs de pétrole en 1931 et Pechelbronn-Ouest en 1935. Cette dernière société, d’origine alsacienne, avait dû trouver un point de chute dans l’ouest de la France pour bénéficier de quotas d’importation. La Compagnie occidentale des produits du pétrole, à l’origine de la filiale française de la British Petroleum, y développe également une activité portuaire et de conditionnement.
5La société Pechelbronn exploitait depuis 1926 la marque Antar pour la commercialisation de ses huiles. L’origine de ce nom est discutée : certains prétendent qu’il a pour origine les premières syllabes des prénom et nom d’André Tardieu (1876-1945 ; An-Tar), en raison de son rôle dans l’élaboration de la politique pétrolière française. Il s’agit, semble-t-il, d’un mythe. Antar (525-608) est le nom d’un guerrier et poète préislamique qui aurait vécu dans la péninsule arabique au vie siècle. Sa légende inspire en 1868 un opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908). En 1921, on donne au théâtre national de l’opéra un conte héroïque sur ce thème. Pechelbronn exploite cette renommée dans sa publicité. Les origines germaniques de cette société (son gisement alsacien est exploité par les intérêts allemands de 1870 à 1918) disparaissent ainsi dans l’imaginaire d’un Orient fantasmé.
- 6 Morvan, v. 1955, p. 8. Ce tapuscrit inédit de celui qui fut à la fois directeur de la raffinerie de (...)
6Les installations pétrolières de Donges se développent en bordure de la Loire à proximité de l’ancien bourg, où s’étendent de nouvelles cités ouvrières construites par les entreprises. Contrairement aux consignes, les réserves pétrolières ne sont pas incendiées lors de l’arrivée des troupes allemandes, qui occupent le site et l’exploitent à leur profit – même s’il ne reçoit plus de brut –, ce qui entraîne son bombardement régulier par l’aviation anglaise. Les 24 et 25 juillet 1944, alors que les cuves sont désormais vides, un bombardement massif fait dix-huit morts, endommage gravement les installations et détruit en quasi-totalité le village6.
- 7 Riboud, 1994, p. 360. Cet ouvrage a pour origine un document récupéré en 1979 par William Bowe aupr (...)
- 8 Guillaume de Tarde est le fils du juriste et philosophe Gabriel Tarde ; il est connu pour son activ (...)
7Dès le 28 juin 1945, la Commission générale des carburants liquides organise la reprise de l’activité portuaire et du raffinage en invitant les sociétés à coopérer. En 1948, les deux raffineries fusionnent pour donner naissance à la Société des raffineries françaises de pétrole de l’Atlantique, qui devient en 1954 Antar-Pétrole de l’Atlantique. Jacques Riboud, le directeur général de cette nouvelle société, diplômé de l’École des mines de Paris, s’est formé au raffinage dans les années 1930 aux États-Unis, où il a rencontré sa femme7. À son retour en France, il est recruté par les Consommateurs de pétrole. Il rejoint en 1941 les États-Unis, où il travaille pour l’industrie de guerre. En 1946, Guillaume de Tarde (1885-1989), le président des Raffineries françaises de pétrole de l’Atlantique8 le convainc de venir s’occuper du redémarrage de Donges. Il faut situer ce retour en France de Jacques Riboud, proche des intérêts militaro-industriels américains, dans le contexte de la guerre froide qui s’annonce.
- 9 Voir les notices rédigées par Marie-Laure Crosnier Leconte sur le site Agorha.
- 10 Sur la reconstruction de l’église, œuvre majeure réalisée par Jean Dorian à Donges, voir Peron-Bien (...)
8Il faut aussi reconstruire le bourg. Un arrêté du 3 mars 1945 déclare Donges, située dans la « poche de Saint-Nazaire » restée sous occupation allemande, « ville sinistrée ». Jacques Hui (1908-1946) est missionné pour établir son plan de reconstruction, mais, malade, il abandonne le dossier qu’on confie en septembre à Jean Dorian (1906-1998). Fils d’un entrepreneur de menuiserie de Tours, il a été avec son frère Charles, élève d’Emmanuel Pontremoli (1865-1956) aux Beaux-Arts de Paris9. Ils sont primés ensemble à l’Exposition universelle de 1937 pour leur Pavillon du métal et resteront associés dans le même cabinet de 1942 à 1967. Jean Dorian, chargé en juillet 1944 de la reconstruction de Tours, y renonce pour Donges10. C’est que l’aménagement de ce petit bourg revêt une importance nationale, tant en raison du caractère stratégique de l’industrie pétrolière, que parce que le déplacement intégral projeté permet la création de toutes pièces d’une ville « modèle ». Une seule commune en France connaît un sort semblable : Oradour-sur-Glane que, dès juillet 1944, les autorités françaises décident de ne pas reconstruire pour conserver la mémoire des massacres du 10 juin précédent. Or, curieuse coïncidence, Charles Dorian (1905-1994) est chargé de la construction du nouvel Oradour. Si l’ancien bourg d’Oradour est figé au nom du « devoir de mémoire », c’est au profit des intérêts pétroliers que la population de Donges est invitée à se déplacer.
- 11 Nous résumons ici une histoire développée dans Rot, Vatin, 2025.
- 12 Seignard, 1979, p. 68.
- 13 Voir Voldman, 1997.
9Ce déplacement forcé a suscité de vives oppositions, tant des commerçants du bourg qui craignaient de perdre leur clientèle liée au port et à l’usine, que des propriétaires de terres agricoles expropriés qui n’étaient pas satisfaits de l’indemnisation proposée11. Les uns et les autres ont dénoncé un projet conçu au seul bénéfice de l’industrie pétrolière, certains allant jusqu’à imaginer que les bombardements visaient secrètement ce dessein. L’étroite consanguinité entre la municipalité et la raffinerie (le maire, Armand Morvan [1905-1995], était son directeur adjoint et ses cadres et employés dominaient le conseil municipal) n’était pas pour convaincre les expropriés. De plus, la vie avait repris dans un « bourg provisoire » : « sept des dix cafés que comportait le bourg avaient réussi à se réinstaller dans leurs anciennes demeures rafistolées, bien souvent de tôles en guise de couverture et des cartons remplaçant les vitres. Ils connurent tous leur moment de prospérité12 ». Pour le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), c’était, au contraire, l’occasion d’une opération exemplaire d’urbanisme « fonctionnel », séparant les fonctions d’habitat et d’industrie selon la norme hygiéniste promulguée13. Mais la population peinait à croire au bien-fondé de cette doctrine, alors que la construction d’habitations à l’intention du personnel de l’entreprise était autorisée dans la zone industrielle.
- 14 Archives municipales de Donges, Jean Dorian, Projet d’aménagement et de reconstruction. Rapport jus (...)
- 15 Arch. mun. Donges, rapport de Duval, urbaniste en chef du département de Loire-Atlantique à la réun (...)
10Le principe du déplacement du bourg est acté par un arrêté du 16 janvier 1946 et le plan d’aménagement de Jean Dorian est adopté en juin 1947 par le conseil municipal14. Une enquête commodo et incommodo est organisée en mars 1948, avant un nouveau vote du conseil municipal en avril. Le plan de Jean Dorian est définitivement adopté lors d’une réunion du comité technique d’urbanisme en juillet. En dépit de la petite taille de la commune, l’affaire était en effet « remontée à Paris », en raison « du caractère particulier du projet » et « du nombre assez élevé de protestations enregistrées au cours de l’enquête publique15 ». Le plan de remembrement des parcelles est clos le 15 février 1951. La cité provisoire n’a pas disparu du jour au lendemain, mais progressivement l’ancien bourg s’est vidé, laissant libre cours au développement de la raffinerie.
11Sur les mille ouvriers que compte la raffinerie en 1954, la moitié seulement résident à Donges. Certains doubles actifs, éleveurs et viticulteurs, ont conservé des maisons dans la campagne. Trouver un logement est difficile pour les nouveaux arrivants. Antar se préoccupe donc du logement de son personnel, en récupérant des baraquements dans le bourg provisoire, en achetant ou en faisant construire dans le nouveau bourg. Elle soutient aussi le mouvement des Castors, organisation d’entraide dans l’autoconstruction, mais Jacques Riboud se plaint de la bureaucratie du MRU qui freine la construction. Pour accélérer le mouvement, il crée, en 1953, la Société d’études et d’équipement pour la construction (SEEC). Deux arrêtés préfectoraux d’autorisation de construction au bénéfice d’Antar, sont pris, en mars 1956, pour une « cité des ingénieurs » de seize maisons et, en juillet 1957, pour six maisons d’habitation pour des agents de maîtrise. Les plans sont établis par Pierre Pocorull en collaboration avec son adjoint Roland Prédiéri (1927-2020).
- 16 Riboud, 1994, p. 14.
- 17 Les monographies de Pierre Pocorull ont été publiées dans Tenèze, Pris, 1955.
- 18 Ministère de la Construction, « Saint-Dizier - Le Vert-Bois » s. d. ; Pisani, 1951 ; Delpire, 1952.
12Issu d’une famille populaire parisienne, Pierre Pocorull avait été remarqué en 1932 par Robert Lesbounit aux cours complémentaires d’une école communale du 17e arrondissement. Il l’invite à suivre ses cours du soir. Cet apprentissage lui permet de rentrer comme « grouillot » chez l’architecte Louis Sainsaulieu (1901-1972), grand ami de Jacques Riboud16. Après avoir suivi les cours d’architecture aux Arts décoratifs, il obtient son inscription à l’Ordre des architectes en 1943. Il participe à l’inventaire de l’architecture rurale française mené dans le cadre du musée des Arts et traditions populaires sous la direction de Georges-Henri Rivière (1897-1985) en réalisant des monographies sur des fermes bourguignonnes17. À la fin des années 1940, il est chargé par Edgar Pisani (1918-2016), alors préfet de la Haute-Marne, d’établir le plan-masse de Saint-Dizier-le-Neuf, première « ville nouvelle » conçue en France, dont le plan est adopté en octobre 195218. Il construit dans ce cadre six immeubles HLM, totalisant 216 logements.
13C’est sur le chantier de Saint-Dizier que Pierre Pocorull rencontre Roland Prédiéri. Issu d’une famille ouvrière italienne antifasciste, il a suivi des études d’architecture à l’École des beaux-arts, où il est condisciple de Paul Chemetov (1928-2024) et Jean Renaudie (1925-1981), dont il partage alors les convictions communistes19. Renonçant à soutenir son diplôme d’architecte, il travaille dans le cabinet de Pierre Pocorull, qui l’associe à ses travaux à Donges. Roland Prédiéri deviendra le collaborateur privilégié de Jacques Riboud, avec le titre de « directeur chargé des études » de la SEEC. Promu officiellement architecte dans le contexte de la réforme de 1968, il a été la cheville ouvrière des opérations immobilières de Maurepas et Villepreux, ville dont il fut maire de 1971 à 1983.
14Le quarteron Riboud-Pocorull-Prédiéri-Lesbounit constitue donc une « task-force » originale, indépendante de Jean Dorian, dans le processus de construction du nouveau Donges. Ce groupe, formé sur ce terrain, collaborera, non sans tension, pendant un quart de siècle. L’intervention du plasticien dans les opérations urbaines fera partie du credo de Jacques Riboud. C’est à Donges que cette doctrine s’est forgée.
Fig. 1 – Donges, son cimetière, sa raffinerie.
François Vatin, 2024.
- 20 Pierre Pocorull sera d’ailleurs peu après nommé architecte-conseil de la ville et prendra en charge (...)
15Au cours des années 1950, la raffinerie étend son emprise sur l’ancien bourg de Donges. Le cimetière, situé à proximité de l’usine, avait été bombardé en 1944. Des dommages de guerre étaient affectés à sa réfection, mais son déplacement n’était pas prévu dans le plan Dorian. Ce n’est qu’en 1955 que la commune achète un terrain à la périphérie du nouveau bourg pour l’y transférer. La Municipalité sollicite Pierre Pocorull pour l’opération, qui est agréée par Jean Dorian20. Le projet, adopté par le conseil municipal en décembre 1956, est en partie financé par des dommages de guerre, abondés par la Préfecture en 1958. Sans attendre le bouclage financier définitif, la municipalité obtient en septembre 1957 un permis de construire pour deux pavillons à l’entrée du cimetière.
Fig. 2 – Entrée du cimetière de Donges, vue d’ensemble.
Gwenaële Rot, 2022.
16Pierre Pocorull propose au maire de faire intervenir son ami Robert Lesbounit :
- 21 Arch. mun. Donges, Lettre de Pierre Pocorull à André Morvan, 29 mars 1957.
En ce qui concerne les pavillons d’entrée, je vous proposerais de prévoir éventuellement de part et d’autre côté du parking, deux motifs allégoriques peints à la fresque. Je connais un excellent artiste qui a déjà fait des fresques dans des églises et qui pourrait exécuter ce travail au cours d’un séjour à Donges21.
17Le curé, consulté dans cette région très catholique pour un bâtiment laïc, donne également son accord. Enfin, Pierre Pocorull obtient une aide du bureau des travaux d’art de la Direction générale des arts et lettres, qui finance pour moitié l’opération. Pierre Pocorull pensait sûrement à la décoration de l’église de Montrouge, mais Robert Lesbounit prend un autre parti :
- 22 Arch. mun. Donges, Lettre de Robert Lesbounit, non datée (1957-1958).
Pour Donges, je ne pense pas que le coloriage soit valable. Aucune peinture n’est durable sur du ciment et, connaissant les Bretons et Bas-Bretons, je les sens hérissés à la couleur sur leurs murs d’entrée de leur cimetière. Non, vois-tu, je pense à une gravure sur ciment et une teinte locale ou deux, l’une détourant l’autre22.
18Il inaugure ainsi une technique nouvelle qui deviendra sa marque de fabrique : la gravure sur béton frais, qui a, pour lui, des propriétés analogues à la fresque, puisque l’opération doit être menée rapidement, sans possibilité de reprise. Cette contrainte est pour lui essentielle au processus créatif :
- 23 Archives privées de Liliane Avignon-Risch, Notes de Robert Lesbounit, non datées.
Fresque vient du mot italien fresco qui veut dire frais ou fresca qui signifie « à la fraîche » ; Castin Pebesco dans son traité L’art de la fresque cite cette réflexion de Vasari : « Dans la fresque on ne peut abandonner le travail tant que l’enduit est frais et il faut hardiment faire en un jour ce que le sculpteur fait en un mois ». La fresque gravée ou engravée comme on voudra :
1. un sous-enduit grossier de mortier bâtard
2. un sous-enduit fin de mortier bâtard
3. le mortier de l’enduit doit être gâché avec très peu d’eau, il doit être gâché très lentement pour arriver à une pâte épaisse
4. […] dans la forme du dessin comme dans la fresque peinte
5. Ensuite c’est le même processus que pour la fresque peinte ; le jeu d’un poncif et des raccords étant fait, on procède à l’exécution de la gravure
6. Le travail se fait alors pendant la prise de l’enduit ; trop tôt l’enduit se décolle ; trop tard l’enduit refuse l’outil
7. N’oublions jamais que la fresque gravée n’a rien à voir avec les incisions sèches et vides d’expression que certains pratiquent dans le mortier.
Le temps de prise varie selon la température évidemment ; mais si le temps de prise peut varier d’une à trois heures et même au-delà, le temps d’exécution ne peut en aucun cas dépasser deux à trois heures23.
Fig. 3 – Décoration du cimetière de Donges (détail), béton gravé et peint.
À gauche : Gwenaële Rot, 2022. À droite : François Vatin, 2024.
19L’œuvre est inspirée par la « parabole du filet » de l’évangile selon saint Matthieu, thème suggéré par le curé. De tradition anarchiste, lié, sans en être membre, à la franc-maçonnerie, Robert Lesbounit n’est pas catholique pratiquant, mais vit dans le monde des symboles. De Montrouge à Maurepas et Villepreux, il a orné les édifices religieux :
Si, de mon côté, j’avais opté pour un symbole simplement humain, l’on peut aussi illustrer des textes tirés des écrits de Saint Paul ou d’autres. L’on peut toujours ramener un texte à l’actualité. Je l’ai fait à Montrouge et nul ne s’en est aperçu. Ce qui compte en l’histoire, c’est la qualité du dessin ou de l’organisation colorée. Le cher Flaubert avait raison lorsqu’il disait « le sujet n’est qu’un prétexte ». Or, donc, nanti du sujet offert par le curé, ce qui serait mieux encore pour les habitants de Donges, car alors ils entendraient un langage connu, l’on pourrait retravailler les surfaces en essayant de mieux faire.
20Robert Lesbounit effectue ce travail en août 1958. Le 3 septembre, de retour à Paris, il écrit à Pierre Pocorull : « Le temps s’est montré très clément et les habitants de Donges extrêmement courtois, voire attentifs ». Il conçoit alors les couleurs :
Pour des raisons techniques et symboliques, je joue sur deux ou trois gris, pigmentés à certains endroits, de résonances pures de noir, de blanc, de bleu, de jaune, de rouge. Il reste, bien entendu, que dans l’harmonie générale ce ne seront que des points ou des traits. Je pense quant à moi qu’il faut respecter la belle ordonnance de l’architecture et laisser l’œil parcourir les surfaces sans être jamais stoppé. De près, c’est-à-dire dans l’architecture, le spectateur pourra à loisir lire le détail.
21Il retourne ensuite à Donges apposer ses couleurs. En 1959, Robert Lesbounit exploite la même technique pour le nouveau projet que lui confie Jacques Riboud : la décoration de bâtiments construits par Pierre Pocorull dans la raffinerie. Celle-ci ne cesse en effet de prendre de l’ampleur.
- 1951 : nouvelle unité de distillation ;
- 1954 : « cracking catalytique » et une unité de pétrochimie ;
- 1957 : « reforming catalytique » ;
- 1960 : paraxylène ;
- enfin, en 1961 : mise en service d’une nouvelle unité de distillation (TGCO), la plus grande d’Europe, pour accueillir le pétrole d’Hassi-Messaoud24.
- 25 Elle avait été successivement utilisée pour le cantonnement de l’armée française, puis de l’armée a (...)
- 26 Seignard, 1979, p. 15.
22Cette unité est construite à la place de la salle paroissiale, datant de la fin des années 1930 et qui avait résisté aux bombardements25. Sa cheminée était aussi élevée que celle de l’ancien clocher, qui était, lors de sa construction en 1902, « le monument le plus élevé de la région26 ».
Fig. 4 – Plan de la salle de contrôle du TGCO.
L’Architecture française, no 235-236, mars-avril 1962.
Fig. 5 – Salle de contrôle du TGCO, état actuel.
Gwenaële Rot, 2022.
- 27 Spécialisé dans l’ingénierie pétrolière, Technip est créé en 1958 par l’Institut français du pétrol (...)
23Au centre de cette nouvelle installation, techniquement conçue par la société d’engineering Technip27, Pierre Pocorull installe une élégante salle de contrôle entièrement vitrée :
La salle de contrôle est construite sur un plan ovale : fondée sur pieux, elle est composée d’une structure en béton armé avec un auvent extérieur dont la sous-face est peinte en bleu pâle, le nez de la dalle étant rouge. Les dalles de couverture sont revêtues d’une étanchéité surfacée de granulé de verre opalisant28.
24En son cœur, une construction supportant les panneaux de contrôle est offerte à l’imagination créatrice de Robert Lesbounit qui y réalise une série de panneaux consacrés à la légende d’Antar. Il est également chargé des décorations extérieures d’un pavillon abritant les bureaux et les vestiaires et de l’unité de paraxylène. Sur la première, il peint L’Homme maîtrisant le feu, la matière, l’atome. L’unité de paraxylène fait l’objet d’une figuration allégorique :
- 29 Document ronéoté, Décoration de la salle de contrôle : Paraxylène.
Sur la face-ouest, la mer : Donges, le port le plus ancien de Bretagne, reçoit la « matière ». C’est la mer entre le puits de pétrole et le raffinage, qui est traduite ici par Amphitrite et Neptune sur leur char dans une dominante colorée froide. Sur la face-est, le feu. Sainte-Barbe, vierge et martyre du iiie siècle, patronne des sapeurs, des mineurs, etc. et Vulcain entourent le feu, dominé par un derrick dans une dominante chaude29.
25De toutes ces décorations ne subsiste aujourd’hui que La Légende du chevalier Antar, elle-même aujourd’hui en danger de destruction avec la salle de contrôle qui l’abrite.
Fig. 6 – Bureaux et vestiaires. À gauche, La Matière, ciment gravé et peint (50 m2), 1960 ; à droite, Le Feu, ciment gravé et peint (50 m2), 1960.
Photos d’époque, archives Avignon-Risch.
Fig. 7 – Bureaux et vestiaires. À gauche, L’Atome, ciment gravé et peint (50 m2), 1960 ; à droite, Le Temps, ciment gravé et peint (50 m2), 1960.
Photos d’époque, archives Avignon-Risch.
Fig. 8 – Unité de Paraxylène. À gauche, Neptune et Amphitrite, harmonie froide, ciment gravé et peint (70 m2), 1960 ; à droite, Sainte Barbe chez Vulcain, harmonie chaude, ciment gravé et peint (70 m2), 1960.
Photos d’époque, archives Avignon-Risch.
26Robert Lesbounit travaille au cours de l’été 1959 dans la raffinerie avec l’aide d’un praticien délégué par l’entreprise. Les courriers qu’il envoie à Pierre Pocorull témoignent des difficultés matérielles et sociales qu’il rencontre :
Le travail est maintenant commencé. Le panneau « Présents d’Antar » est terminé. Le panneau « Ses ennemis » le sera demain. Les essais de mortier à base de fleur de chaux sont bons. Mais je crains la chaleur « vicieuse » de l’extérieur qui vient caresser les vitres et se promener sur les murs et surtout celles des transfos. Mais, en travaillant par petites zones, par tranches réduites, je crois pouvoir gagner. Le maçon est maintenant dressé à raccorder dans la forme. Alors on peut espérer, mais quelle manie de paresse ont-ils de mouiller trop l’enduit et si peu le mur. « On » va plus vite et la production impose sans doute ce procédé facile à celui qui consiste à inonder le mur et à poser sur un mortier « épais ». Le mortier humide colle de suite et sèche rapidement. C’est le mortier à prise rapide, le mortier fougueux. L’autre, c’est le vrai, le mortier à prise « lente », mais qui, évidemment, sur le plan industriel doit être peu rentable (21 juillet).
27Pour des motifs de nature sûrement technique, une partie seulement des panneaux sont en ciment gravé. Les autres sont réalisés par une fresque apposée directement sur du ciment enduit. Robert Lesbounit a formé le maçon :
Lundi, nous avons commencé à peindre à la fresque. Le maçon s’est mis au rythme et prépare convenablement l’enduit. Il y a de terminé la « Blessure d’Antar ». Nous attaquons « Antar mort sur son cheval ». Ce mur est terrible ; derrière il y a les transfos et le soleil tape. Je fais pour le mieux, mais le séchage trop rapide provoquera des réactions sensibles sur la couleur ; les teintes seront plus délicates, plus raffinées si j’ose dire. Enfin, je fais, comme je te le disais, de mon mieux. Hier, j’ai fait 12 heures d’usine et j’en avais ma claque (lettre sans date).
Fig. 9 – Salle de contrôle du TGCO de Donges. À gauche, Les Ennemis d’Antar, ciment gravé et peint ; à droite, Le Combat d’Antar, ciment peint.
François Vatin, 2022.
28Il n’est pourtant qu’à moitié content de l’association de la fresque et du ciment gravé :
Je pense terminer aujourd’hui. J’en suis aux raccords fresque-ciment gravé. En effet, si ma couleur à fresque est d’une tonalité exacte, il est effarant de voir ce que l’on vend sous le nom d’ocre. Je crois que les rythmes circulatoires du plan polygonal sont évidents et, à leur place, surtout vus de l’extérieur. La polychromie du ciment fut terriblement ennuyeuse, car le procédé à cette échelle avec la figuration est disgracieux. Mais je suppose que cela tient (15 août).
29Mais la météo s’en mêle : « Il vase comme il n’est pas permis. Le vent souffle autant qu’il peut. Tout marcherait très bien si cette saloperie n’ajoutait pas l’ennui à la fatigue qui est grande maintenant ». À cette lettre en est attachée une seconde, écrite probablement le lendemain et envoyée simultanément :
À tous les saints. Bon jour, Poco. Malgré l’inclémence nous sommes vivants. Ce matin « l’échafaudage bâché » a été emporté par le vent et projeté à cinq ou six mètres. Un bastaing nous a rasé de fort près. Cette fois le chantier est animé. Le vent emporte la couleur du pinceau, nous déplace. Ce qui n’arrange rien, c’est que lorsqu’il s’arrête la pluie tombe en rafale infernales. Malgré cela, le travail avance. Mais au prix de rudes efforts. Des plaies et des bosses. À Antar, c’est vraiment des petits marrants. Enfin, malgré la violence, j’espère que la salle de contrôle ne sera pas déplacée. J’espère aussi tenir… Mais je n’en suis pas sûr. PS : La première couche sur la sous-couche est passée sur le panneau « Neptune ». Le résultat est celui que je désirais. À Tort ou à Raison (lettre sans date).
30Outre le climat breton, l’artiste affronte le climat social. La décoration de la raffinerie a été voulue par Jacques Riboud, patron « social » qui croit à la vertu de l’art pour fluidifier les rapports sociaux30. Mais le directeur du site, Gaston Reymonenq (1909-1989), ingénieur des arts et métiers, apprécie peu cette « fantaisie » de son patron :
Ah ! j’oubliais, et diantre cela est de marque. Aujourd’hui Monsieur Riboud visitait la raffinerie avec MM. Reymonenq et B. Monsieur Riboud fut charmant et plaisant. Je crois que son idée d’humaniser la raffinerie commence à plaire, du moins à certains, sinon à d’autres.
31Il faut convaincre tout le monde, du bas en haut de la hiérarchie et le choix de couleurs chaleureuses contribue à amadouer le personnel : « Si le monde environnant s’intéresse de façon plus précise au décor, la couleur les chatouille heureusement » (21 juillet). Le 15 août, il pense la partie gagnée :
Actuellement, je crois que l’on peut aller de l’avant. Et les plâtres sont essuyés, merci ! […] Ce mois enivrant de combat, avec le travail, avec le maçon, avec les hommes de quart est une des grandes joies de vivre. Reste demain à recevoir la direction et, sans doute, faire les malles et partir, jeudi ou vendredi. J’ai fait pour le mieux. Techniquement, avec le maçon, je ne pouvais rien faire de plus. Maintenant tout le monde est content ; « on en parle » ; « on a la plus belle salle de contrôle » ; « c’est nous qui expliquerons Antar ». Et puis, les artistes, c’est des drôles de « boulots ». Il y a encore quelques grincheux. Tel celui qui balayant me redit encore : « c’est nous qui vous payons ». Alors, cette fois, je me suis permis de lui dire : « Eh bien, mon vieux, croyez-moi, vous ne me payez pas cher ». Tout le monde rit, sauf lui.
- 31 Dès son retour à Paris, Robert Lesbounit rend compte du travail à Jacques Riboud : « Reymonenq étai (...)
32Mais, son praticien étant parti en congé, soumis à la violence des éléments et au mépris du directeur, Robert Lesbounit considère qu’il ne peut « décemment pas continuer à faire le pied de grue dans cette atmosphère » (formulation de septembre 1959). Il décide de rentrer à Paris le 21 août et de laisser son praticien achever le travail à son retour de vacances31 :
- 32 Il s’agit apparemment d’un fournisseur de matériel de peinture.
- 33 Il le répète en septembre : « Bien entendu, l’exécution de ce travail est à ma charge. J’espère que (...)
Je suis allé chez Derco32. Évidemment, ils ne comprennent pas ; c’est évident, puisqu’ils ignorent l’effroyable tempête d’alors. Monsieur Reymonenq, non plus. Heureusement G. T. se souvient. Comme je ne pouvais plus rester à Antar, puisque M. Reymonenq m’ignorait à ce point, je suis parti. Mais, après enquête aux laboratoires Derco, j’ai refait un calque et des tirages : - un tirage numéroté, - un tirage peint, - et un exemplaire des mélanges Derco avec références colorées. Les références furent envoyées à G. T. et à Offmann. Ainsi documenté ce dernier pourra refaire les parties soulevées [par la tempête]. Ma place n’étant plus à la raffinerie ; c’est mieux ainsi. Comme Offmann est l’entrepreneur choisi par la raffinerie, tout sera très bien et à mes frais bien entendu33. J’y tiens absolument. Cela fait partie de « l’entretien » et, à l’avenir, je pense que cela pourra ainsi s’entretenir (15 août).
Fig. 10 – Robert Lesbounit au travail de la fresque, Villepreux, années 1960.
Photo d’époque, archives Avignon-Risch.
33Le travail en plein air a éprouvé l’artiste, alors âgé de 54 ans : « Dans un travail intérieur, j’aurais exécuté moi-même le boulot. Mais avec les crachins bretons… » (septembre 1959). Mais c’est surtout l’hostilité de la direction de la raffinerie qui l’a blessé :
J’ai donc fait pour le mieux, sachant très bien que nul, à de très rares exceptions près, ne désire mon retour en ces lieux […]. Contre toute apparence, j’ai gagné la partie dans la salle de contrôle, mais j’ai perdu la partie finale (17 août).
34Une lettre du 23 août est plus précise :
Je pense avoir donné le meilleur dans la mesure même où cela pouvait être compris. J’ai fait en sorte de ne point dépasser, heurter la compréhension et la sensibilité de ceux qui vivent dans la raffinerie. Je suis restée là-bas 40 jours. 40 jours durant lesquels Reymonenq est venu chaque jour pour la mise au point de son unité dans la salle de contrôle. 40 jours durant lesquels il s’est abstenu de jeter un « œil » sur le Travail. C’est la réprobation la plus sordide jamais reçue dans ma vie. J’avais gagné la partie très dure avec les hommes de quart. Mais eux se disent « si le patron agit ainsi… c’est que… ». […] Reymonenq est persuadé que je suis très cher. Pour lui, il n’y a pas eu de tempête lors du Paraxylène. Pour lui, je suis un faiseur et un truqueur.
35Mais s’il n’a pas réussi à gagner les faveurs du directeur, il se flatte d’avoir convaincu les ouvriers :
« Alors, lorsque à force de ténacité, de Travail, de probité et aussi de cette volonté qui force l’adversaire à accepter, l’on gagne la partie avec la « masse ». Qu’un chef de quart vienne vous dire la veille du départ : « Nous nous étions trompés, nous étions mal informés, mais nous avons vu et nous avons compris et nous vous remercions de ce que vous avez fait pour nous » – ceci dit au nom de tous ses camarades, c’est quand même quelque chose.
Fig. 11 – Salle de contrôle du TGCO : fresque de Robert Lesbounit et tableaux de contrôle.
L’Architecture française, no 235-236, mars-avril 1962, p. 24.
36En dépit de ses plaintes, Robert Lesbounit cherche à rassurer son ami : « Allons, Pocorull, passe de bonnes vacances. Ta salle de contrôle est très, très belle, et je crois ne pas l’avoir démolie » (23 août). Celui-ci, en vacances, ne répond pas aux courriers d’août. En septembre, Robert Lesbounit lui envoie une nouvelle lettre, déjà citée, où il se défend d’être responsable du mauvais climat qui a régné dans la raffinerie :
Mais, vois-tu, je n’ai pas joué « L’Homme Seul » ; si j’avais voulu faire un mauvais jeu de mot, j’aurais dit « le vieil Homme et l’Amer ». Non, vois-tu. La solitude me fut imposée. Car j’étais à la salle de contrôle tous les matins et j’y restais jusqu’à 8 heures du soir. Or, chaque matin, monsieur Reymonenq restait dans la salle de contrôle au moins ¾ d’heures, sans jamais venir voir mon travail, sauf lorsque j’étais pour une raison quelconque absent du lieu. Cela, je le savais par les ouvriers qui manifestaient alors leur étonnement pour ce qu’ils considéraient pour de la réprobation de la part du Directeur général. En fait cela est évident. Monsieur Reymonenq n’aime pas mon travail ; c’est son droit.
37Il estime pourtant le contrat rempli :
- 34 Nom d’une marque de produits chimiques.
- 35 Marque de peinture.
La décoration des vestiaires n’a rien perdu de sa solidité au point de vue matières, cela contre toute attente des services des ingénieurs chimistes d’Antar. La fresque et ses raccords à la Du-Lite34, grâce à la Céracolors35, doivent tenir. Le Paraxylène maintenant : grâce à sa dernière exécution à sec, doit tenir, j’en suis sûr. Ainsi, donc, je ne laisse pas de papier gras derrière moi.
- 36 Ces archives ont depuis été détruites.
38En revanche, « à la demande impérative de monsieur Reymonenq », il a laissé pour les archives de la raffinerie ses cartons préparatoires36.
39La Légende du chevalier Antar, seule partie conservée des décorations de Robert Lesbounit, constitue une œuvre importante, moins pour sa valeur plastique, que du fait des conditions de sa réalisation, de son implantation, non à la marge, mais au cœur même d’une installation industrielle, de sa symbolique enfin qui renvoie à l’histoire complexe et douloureuse de l’usine et du bourg. Cette œuvre est malheureusement aujourd’hui en danger de destruction avec le bâtiment qui l’abrite. Du fait de l’engagement d’anciens salariés de l’entreprise attachés à l’image d’Antar, la direction de la raffinerie imagine en faire faire une reproduction par un cabinet spécialisé37. Ce projet bancal – et juridiquement douteux – méconnaît le statut de cette décoration, indissociable de l’architecture qui l’abrite.
- 38 Riboud, 1962. Il développe ensuite une doctrine analogue en urbanisme dans Riboud, 1965.
40Robert Lesbounit a décoré d’autres raffineries, mais les données disponibles sont lacunaires. Il est intervenu à Vern-sur-Seiche, usine construite par Pierre Pocorull en 1965 à côté de Rennes dans l’esprit de la doctrine des « raffineries-grappe » défendue par Jacques Riboud, visant à créer de petites installations reliées les unes aux autres (la raffinerie de Vern était alimentée par un pipeline depuis Donges)38. Il y est chargé de la décoration de deux grands pans de mur extérieur sur le thème de l’histoire du pétrole. L’œuvre est réalisée en mosaïque, par les ateliers Mazzioli, recommandé par Pierre Pocorull. Robert Lesbounit est ensuite resté fidèle aux Mazzioli, famille de mosaïstes siennois installés dans la région parisienne depuis la fin du xixe siècle, ainsi qu’à leur successeur : Maurice Bauchet. L’emploi de la mosaïque a permis la conservation aisée de la décoration de Vern lorsque, en 1978, la raffinerie est démantelée pour faire place à un simple dépôt pétrolier. Les deux pans de mur sont alors découpés et déplacés à l’entrée du dépôt.
Fig. 12 – Raffinerie Antar de Vern-sur-Seiche, Histoire du pétrole (panneau 1), mosaïque, 1965.
Photo d’époque, archives Avignon-Risch.
Fig. 13 – Raffinerie Antar de Vern-sur-Seiche, Histoire du pétrole (panneau 2), mosaïque, 1965.
Photo d’époque, archives Avignon-Risch.
41Robert Lesbounit ne semble pourtant pas avoir été très satisfait de cette commande. À Donges, il espérait ne pas avoir abîmé l’élégance de l’architecture de la salle de contrôle ; à Vern, il considère qu’on lui a demandé un travail d’illustrateur, bien loin de l’idée qu’il se fait de l’intégration de l’art dans l’architecture :
- 39 Nous ne disposons pas de la date de ce courrier, écrit après-coup dans les années 1970.
Rennes est une architecture que tu avais conçue simplement pour être elle-même, sans rien d’autre qui vienne créer un trouble, une gêne ou un intérêt différent rompant avec l’ordonnance. Cela, je le savais dès le début et avant la construction. Et puis, M. Riboud s’est appliqué, comme souvent, à remplir une surface qui ne demandait rien d’autre que de rester ce qu’elle était. […] À aucun moment je n’y ai cru, mais j’ai fait semblant39.
- 40 Il y avait deux raffineries à Notre-Dame-de-Gravenchon : celle du groupe Esso à Port-Jérôme et cell (...)
42Robert Lesbounit emploie la mosaïque dans deux autres raffineries : Port-Jérôme à Notre-Dame-de-Gravenchon en Seine-Maritime en 1971 et 1979 et Fos-sur-Mer dans les Bouches-du-Rhône en 197240. Ces établissements ne relèvent pas d’Elf, qui a repris Antar, mais d’Esso. La raffinerie de Port-Jérôme est ancienne ; créée en 1933, elle fait partie, comme celle de Donges, des établissements issus de la loi de 1928. Celle de Fos, qui date de 1965, est un établissement de nouvelle génération, associé à un port pétrolier en pleine mer. Des courriers relatifs à la seconde décoration de Fos permettent de conclure que Pierre Pocorull était l’architecte de ce projet, ce qui conduit à supposer que c’était aussi le cas pour les deux autres opérations.
Fig. 14 – Raffinerie de Fos-sur-Mer, décoration à la thématique inconnue, mosaïque (75 m2), 1972.
Photo d’époque, archives Avignon-Risch.
43Vingt ans après l’opération de Donges, l’incompréhension demeure entre l’artiste et les industriels. Il faut dire qu’après le « second choc pétrolier » en 1978, le raffinage français est entré en crise. Robert Lesbounit y fait référence dans une lettre :
- 41 Ce courrier n’est pas daté. L’évocation des « procédés du groupe Riboud » fait référence à des diff (...)
Que les problèmes de la conjoncture fassent oublier la suite de Gravenchon, quoi de plus normal. Mais je pense que, contrairement aux procédés du Groupe Riboud, l’on peut quand même me confier la fin ou le point final de la mosaïque d’Esso. Je n’ai jamais montré ni exigence ni intransigeance. Simplement, sur le plan humain, cela m’apparaît normal. Tout au moins en tant que maquette. Tu conviendras avec moi qu’il ne faut pas partir, sans terminer ce que l’on a commencé41.
44Le 30 mai 1979, Robert Lesbounit fait à Pierre Pocorull une description haute en couleur d’une réunion tenue la veille, à Notre-Dame-de-Gravenchon, dans le bureau du cabinet d’études Technip :
Nous avons présenté la maquette à 0,10 pour mille ainsi qu’une maquette construite à 0,01 pour mille. Nous avons fait cette présentation à un groupe comprenant des personnalités d’Esso et de Technip réunies. Immédiatement, tout le monde s’est mis d’accord pour rejeter l’idée d’une mosaïque à l’intérieur en donnant pour raison que le décor intérieur était déjà fixé : formes, matériaux, couleurs, etc. À ce moment un personnage rondelet, agressif et égrillard a manifesté un très vif mécontentement. En effet, il déteste déjà ! la première mosaïque, puis celle de Fos-sur-Mer également, et naturellement celle présentée ce jour. Il a alors déclaré avec éclat que le reliquat de la mosaïque resterait tel-que, à titre d’économie. J’ai su depuis que c’était le Grand Patron. Comme quoi, on peut être un Grand Patron et voler bien bas. Et puis, de ce peloton d’exécution, un monsieur prit la parole et commença à étudier le travail d’une façon fort intelligente. Dans le même temps, il parlait fort aimablement de toi. Ce monsieur était Monsieur Caron. Enfin un jeune homme fort brun me prit à partie très vivement et m’expliquait qu’un serti noir aviverait les couleurs. Alors, je devais lui faire la remarque toute simple que j’avais fait une mosaïque et non un vitrail. Ce que Monsieur Caron approuvait. Et puis le débat s’étiolait, languissait et dans ce brouillard un homme jeune, solide et précis, prit soudainement la parole, pour demander une réponse nette et affirmative dans l’acceptation ou le refus du travail. Le ton devait réveiller les censeurs qui répondirent un « oui », comme ça, sans plus, mais qui donnait satisfaction au personnage fort sympathique de Technip, voilà.
- 42 Jacques Garcia, né en 1947, commence alors une riche carrière dans l’architecture intérieure et la (...)
45Le travail est mené à Port-Jérôme, en dépit d’une atmosphère aussi viciée que jadis à Donges, du fait de l’hostilité du PDG d’Esso et de son ami, le « jeune homme fort brun », qui est le décorateur Jacques Garcia42. Robert Lesbounit revient à la réunion du 29 mai dans un courrier postérieur :
- 43 « Chantiers modernes », créée en 1946 et aujourd’hui filiale de Vinci, est une entreprise notamment (...)
Lors de la réception ou présentation de la maquette construite et de la maquette à 0,10 pour mille, une seule personne était au courant à part Technip et les Chantiers modernes43. D’où la fureur du PDG venu de Fos. Ce monsieur qui, à défaut de culture, pratique l’injure et l’insulte, est très conseillé par l’architecte décorateur Garcia, avec qui il est très intime… C’est ce même personnage qui a réglé la mise en couleur du bâtiment et qui ne s’est pas gêné pour faire remarquer que les rangées de céramique n’étaient que décoratives, puisqu’elles furent rajoutées « après » à grands frais… attendu qu’elles ne correspondaient pas à la structure interne… Je suis, et je reste, surpris du silence de M. L., enfin… Car je sais que si le PDG n’aime pas mon travail, d’autres personnes l’estiment. Je ne donne pas de noms, mais ces personnes appartiennent, soit à la raffinerie soit aux Chantiers modernes, soit, ô ironie à Technip, et ici pas à la base…
46Le 23 août 1959, Robert Lesbounit écrivait à Pierre Pocorull à propos de sa Légende d’Antar : « Je sais. Mon dessin est terriblement figuratif, mais, pour qu’ils comprennent, il le fallait ainsi. Bien sûr, à partir de ces trois décorations dans l’usine, on pourra tout se permettre et je râlerai. Peu importe, c’est le jeu ». Il était ainsi le premier à admettre que cette œuvre ne valait pas tant pour elle-même que pour l’expérience sociale de sa genèse, c’est-à-dire les liens qui avaient été construits avec le personnel de la raffinerie à l’occasion de sa réalisation. L’attachement des anciens de la raffinerie à cette œuvre témoigne de cette histoire.
- 44 Rot, Vatin, 2015, 2019.
- 45 Rot, Vatin, 2023.
47Pour comprendre le sens de cette œuvre, il faut la replacer dans le contexte de l’histoire de l’art des années de la Reconstruction. D’un côté, un patronat « social », nourri de l’esprit américain des Relations publiques, dont Jacques Riboud est un représentant typique, entend réconcilier l’industrie avec la société. Il faut, selon l’expression que reprend Robert Lesbounit à Jacques Riboud, « humaniser l’usine ». Les arts plastiques apparaissent comme un supplément d’âme nécessaire à l’industrie. L’année de la réalisation de la décoration de Donges est précisément celle où douze grandes entreprises françaises unissent leurs efforts pour financer la grande exposition de Reynold Arnould (1919-1980), Forces et rythmes de l’industrie, au musée des Arts décoratifs à Paris44. Les pétroliers sont particulièrement à la pointe en ce domaine : la même année, Shell monte l’exposition Le Pétrole vu par cent peintres ; quant à Esso, qui fait partie des mécènes de Reynold Arnould, il offre tous les mois la couverture de son magazine Pétrole-Progrès à un artiste et orne de sculptures les coques de ses tankers45.
48Sur l’autre bord politique, le monde de l’art français n’est pas encore sorti des débats suscités par le réalisme socialiste dont l’exigence, affirmée en Union soviétique par Andréï Jdanov (1896-1948), est reprise par le Parti communiste français en 1947. Au-delà du moment le plus radical de cette histoire, l’imposition d’une peinture, non seulement « réaliste », mais aussi proprement militante, l’enjeu est la critique du « formalisme », c’est-à-dire la dénonciation du divorce entre les recherches avant-gardistes des artistes et la capacité des « masses » à suivre. Dans un courrier difficile à dater, qui fait suite au refus d’un de ses projets pour cause d’hermétisme, Robert Lesbounit aborde cette dernière question. Il s’oppose à l’idée que les « bonnes choses » devraient être « réservées à une prétendue élite », « que l’on ne puisse offrir un texte de grande qualité sous le fallacieux prétexte qu’il est hermétique et que des “simples” ne le comprendront pas. C’est là aller bien vite en besogne, c’est aussi une pensée anti-marxiste ». Et il ajoute dans une référence explicite aux polémiques du réalisme socialiste :
- 46 Association des artistes et écrivains révolutionnaires, active de 1932 à 1939.
Ce n’est pas la masse laborieuse qui délibérément a adopté Fougeron. C’est Aragon, […] qui lui a imposé en lui disant voilà qui est bel et bon à regarder. Le prolétariat n’y a vu que du feu en apparence – ne nous y trompons pas. En effet autrefois l’AEAR46 présentait des spectacles d’un caractère d’avant-garde et le citoyen marchait.
49A contrario de l’idée selon laquelle les artistes devraient se soumettre par passion démocratique au goût populaire, il revendique, pour eux, une mission de guide :
Nous devons être là pour élever, guider et instruire l’homme. […] Et méfions-nous du grand danger de la démocratie : la démagogie, qui consiste à faire croire aux humbles qu’ils peuvent tout comprendre, tout juger sans savoir. Or c’est faux, car en aucun cas on a construit de cette manière. Les grottes de Lascaux furent décorées splendidement dans un but magique et au profit de la caste de la cellule. Les cathédrales le furent aussi dans le même esprit, et c’est après – pour son enseignement, son élévation et sa joie – que le peuple discutait des mérites, des déboires de chacun dans l’édification de l’ŒUVRE. C’est alors que maîtres et compagnons s’expliquaient…
50C’est dans l’esprit de ce courrier qu’il faut comprendre le travail de Robert Lesbounit dans les usines, ces modernes cathédrales. On peut dénoncer l’outrecuidance de l’artiste qui se voudrait guide du peuple. Mais n’y a-t-il pas aussi de la condescendance chez ceux qui jugent a priori de l’incapacité des « masses » à suivre ? Mais il faut reconnaître à Robert Lesbounit que, dans la quête d’une démocratie artistique exigeante, il est « allé au charbon ». En ce sens, l’expérience de Donges mérite attention. À la différence de bien des artistes « engagés », Robert Lesbounit n’est pas allé abstraitement vers la classe ouvrière ; il s’y est confronté concrètement, en « prenant le taureau par les cornes ». Si l’on peut discuter de la valeur artistique de cette décoration, son intérêt patrimonial est évident.
Fig. 15 – Salle de contrôle du TGCO à Donges, détail de la fresque de Robert Lesbounit (ciment gravé et peint).
Gwenaële Rot, 2022.