Laurence Guignard, Pascal Raggi, Étienne Thévenin (dir.). Corps et Machines à l’âge industriel
Laurence Guignard, Pascal Raggi, Étienne Thévenin (dir.). Corps et Machines à l’âge industriel. Rennes, Presses Universitaires de Rennes (Histoire), 2011, préface d’Alain Corbin, 320 p.
Texte intégral
1Ce livre collectif composé de 23 textes est le fruit d’un colloque organisé à Nancy en mai 2010. Il se situe au point de rencontre de deux historiographies qui s’ignorent souvent – celle du corps et celle des techniques – et tire sa légitimité et sa pertinence de deux constats. D’une part, l’industrialisation des deux derniers siècles a contribué à peupler l’environnement des humains de « machines » et autres « artefacts » qui ont modelé le nouveau rapport au monde caractéristique des sociétés industrielles. C’est pourquoi l’ouvrage examine l’âge industriel, même si ce n’est pas seulement le monde industriel au sens strict – celui de l’atelier et de l’usine – qui est pris en compte, mais aussi toutes les sphères d’activités où la technique occupe une place croissante : qu’il s’agisse de la santé, des loisirs, des médias… D’autre part, l’ouvrage entend approfondir le champ en plein développement de l’histoire du corps qui a suscité de nombreuses publications importantes ces dernières années, en histoire, mais aussi dans les autres sciences sociales. Il mobilise pour cela des approches et des méthodologies variées permettant d’éclairer les différentes facettes du problème.
2Les auteurs réunis proposent de nombreuses explorations souvent passionnantes dans les champs de l’histoire des sciences, du travail, des loisirs. Le livre mobilise des spécialistes provenant d’horizons divers pour interroger comment la modernité industrielle a redessiné le rapport au corps. On trouve ainsi des historiens, des sociologues, des philosophes, et aussi deux médecins livrant des témoignages issus de leur pratique. Si l’ensemble est évidemment très éclaté, l’introduction très claire de Laurence Guignard et la préface d’Alain Corbin viennent heureusement tirer quelques fils et redonner de la cohérence à l’ensemble. L’enjeu, réaffirmé à plusieurs reprises, est de dépasser les discours à caractères moraux considérés comme trop simplistes sur la technique pour retrouver la diversité et le foisonnement des ajustements et réagencement entre le corps et les machines. Comme l’explique Laurence Guignard, il s’agit de dépasser les « positions univoques, que ce soit dans le sens de la valorisation du progrès, ou dans celui de la dénonciation de nouvelles aliénations » pour montrer la « réalité plus complexe » de « machines [qui] investissent l’espace social en s’ajustant aux espaces corporels » (p. 17). Au lieu d’une tentative de regroupement diachronique des textes qui aurait sans doute été artificielle et illusoire, les éditeurs ont privilégié certains domaines en élaborant une typologie des rapports dialectiques entre corps et machines : machines de santé ; machines de mort ; machines de travail ; machines de loisirs ; machines, fatigues et régénération du corps.
3L’étude des machines de santé ouvre donc le volume en examinant comment le recourt à la mécanique permet de soulager, de guérir ou de suppléer aux membres manquants. Sont ainsi étudiés le baquet de Messmer (Nicole Edelman), les outils et appareils utilisés par l’école de Nancy de psychologie (Alexandre Klein), la « Veedee » utilisée au Brésil pour masser mécaniquement (Denise Bernuzzi de Sant’Anna) ou encore diverses techniques pour réparer les corps mutilés de guerre ou permettre la réadaptation des personnes victimes d’un accident (Isabelle Renaudet, Étienne Thévenin). Chaque exemple, chaque cas, nous plonge dans un univers très différent dans le temps et l’espace, en partant des dispositifs matériels replacés dans leurs contextes culturels et sociaux. Dans la continuité de cette réflexion, les trois textes qui suivent examinent les « machines de mort ». Anne Carol revient sur les relations entre la machine et le cadavre au xixe siècle : que ce soit sur le plan métaphorique ou au niveau des nouvelles techniques d’incinération elle montre comment se multiplient les formes de « machinisation » du corps mort. Karine Salomé interroge de son côté les « machines infernales » et les divers engins utilisés lors des attentats politiques au xixe siècle en étant attentive aux atteintes faites aux corps. Dans un registre très différent, Florence Ollivier interroge l’utilisation du thème de « l’acharnement machinal » sur les mourants dans les débats médicaux sur la fin de vie au cours des années 1970.
4Avec l’industrialisation, la machine participe évidemment d’une profonde recomposition de l’espace productif comme du corps ouvrier. Le corps est soumis à de nouvelles nuisances qui bousculent ses sens : cadences infernales, gestes répétitifs, bruits et odeurs. En plus de l’adaptation au rythme de la machine, l’ouvrier perd le savoir de ses mains, le corps-productif et ses fonctions sont redéfinis en profondeur. Ces questions, anciennes, sont ici revisitées à partir de nouvelles approches, de nouvelles sources, et de nouveaux questionnements. Laurent Heyberger revient ainsi sur la querelle des niveaux de vie à l’ère de l’industrialisation du xixe siècle à partir des outils de l’anthropométrie et de la mesure des corps. Il montre les apports neufs de la méthode initiée par Emmanuel Leroy-Ladurie il y a une quarantaine d’année. Fabien Knittel examine la redéfinition mutuelle des corps paysans et des machines agricoles au début du xixe siècle à travers le regard des agronomes. Thomas Le Roux montre de son côté comment le discours hygiéniste du xixe siècle nia longtemps les risques et nuisances industrielles et les atteintes au corps de l’ouvrier afin de ne pas gêner l’industrie et entraver le projet industrialiste en voie de construction. Nicolas Hatzfeld et Alain Michel interrogent la dialectique corps/machines dans l’expérience du travail à la chaine du xxe siècle. A partir d’une (re)lecture de Simondon pour le premier, et d’une utilisation originale des outils numériques pour le second, il s’agit d’explorer sur de nouvelles bases la question de la souffrance quotidienne du corps ouvrier dans les grandes usines automobiles. Pascal Raggi explore enfin le monde de la mine et les effets de la « mécanisation intégrale » dans la seconde moitié du xxe siècle à travers les récits de voyage des syndicalistes et des ingénieurs, deux groupes fascinés par le gigantisme industriel soviétique et nord-américain. Toutes ces études témoignent de la vitalité retrouvée de l’histoire ouvrière fécondée par les nouvelles approches de l’histoire des techniques et par une attention croissante au corps des producteurs.
5À l’âge industriel, la machine n’est pas seulement productive, elle s’affirme aussi comme une source de loisir et de distraction. Un dernier ensemble de contributions explore ainsi ce que les « machines de loisir » font au corps : que ce soit le « physionotrace » utilisé pour tirer le portrait sous la révolution (Guillaume Mazeau), l’expérience du cinéma (Rae Beth Gordon), le billard électrique des années 1960 (Audrey Orillard), le vélocipède du xixe siècle (Philippe Gaboriau), ou encore le voyage en avion au début du xxe siècle (Jérémie Legroux), tous ces nouveaux dispositifs techniques participent – par-delà leur diversité – à de nouvelles façons, souvent controversées, de se représenter et d’investir physiquement le monde.
- 1 Comme l’ouvrage de Carolyn Thomas de la Peña, The Body Electric: How Strange Machines Built the Mod (...)
6On le voit, ce livre est d’une très grande richesse. En positionnant l’histoire des techniques autour du corps de l’homme, il propose de belles réflexions sur l’insertion sociale et culturelle des machines à l’âge industriel. Certes, mais c’est la loi du genre, le volume est hétérogène et les contributions inégales. Ainsi, l’étude d’Étienne Thévenin présente quelques intéressantes figures de médecins lorrains qui ont été pionniers dans la « réadaptation » des personnes handicapées dans la deuxième moitié du xxe siècle mais sans vraiment analyser ces corps souffrants ni les « machines » mises au point pour permettre leur « réadaptation ». On semble parfois en rester ici à une histoire héroïque des « pionniers » qui, grâce à leur « ténacité », ont transformé leurs » rêves » en « réalité ». On aurait également pu souhaiter que l’objet « corps et machines » soit davantage repositionné dans les mutations de l’historiographie des techniques, particulièrement chamboulée depuis trente ans par les diverses approches constructivistes, ou qu’il soit davantage mis en dialogue avec des travaux réalisés ailleurs1. Le projet des coordinateurs du livre était d’inclure les machines dans l’histoire en plein développement des mutations du corps contemporain, à cet égard cet ouvrage est une grande réussite, il ouvre une multitude de pistes et soulève avec intelligence de nombreuses questions qui sont au cœur de l’histoire des techniques.
Notes
1 Comme l’ouvrage de Carolyn Thomas de la Peña, The Body Electric: How Strange Machines Built the Modern American, New York : New York University Press, 2003.
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Référence papier
François Jarrige, « Laurence Guignard, Pascal Raggi, Étienne Thévenin (dir.). Corps et Machines à l’âge industriel », Artefact, 1 | 2014, 252-254.
Référence électronique
François Jarrige, « Laurence Guignard, Pascal Raggi, Étienne Thévenin (dir.). Corps et Machines à l’âge industriel », Artefact [En ligne], 1 | 2014, mis en ligne le 20 juillet 2022, consulté le 07 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/artefact/9483 ; DOI : https://doi.org/10.4000/artefact.9483
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