1Le musée du Louvre publie le texte de quatre conférences données en juin 2012 par Anthony Grafton. Professeur à l’université de Princeton, spécialiste des pratiques intellectuelles de la Renaissance, l’auteur met son immense érudition au service d’une réflexion sur les aspects les plus contemporains de notre rapport à l’écrit. De la page comme espace fixe où s’organisent des mots et des illustrations, certains prédisent aujourd’hui la disparition, et avec elle de toute la chaîne du livre, du régime de la propriété littéraire et des manières de lire traditionnelles. Les supports numériques ouvriraient en effet vers des modes de lecture plus dynamiques, interactifs, voire collaboratifs – quoiqu’également moins propices à la mémorisation durable. Dans quelle mesure notre manière de lire est-elle transformée par les évolutions techniques ? La question s’inscrit en plein dans les problématiques d’une histoire du livre attentive aux « formes qui font sens », c’est-à-dire soucieuse de restituer les effets intellectuels des dispositifs typographiques, à l’instar des travaux de Roger Chartier ou de Donald McKenzie. Ainsi Grafton souligne-t-il la nécessité d’historiciser nos interrogations et le caractère heuristique d’une approche par la page : la structure feuilletée est susceptible d’inventer des formes aussi composites et morcelées qu’une page web, comme les magazines criblés de publicité du xix^e siècle ; la lecture active et collaborative caractérise aussi bien nos interfaces sociales que les érudits de la Renaissance, qui transformaient les marges de leurs ouvrages en véritables espaces de travail et de débats politiques. On ne trouvera pas ici une présentation systématique des techniques typographiques de la mise en page, mais plutôt une réflexion sur la « raison graphique » des opérations intellectuelles du monde savant, indissociablement auteur et lecteur, de l’Antiquité à l’Âge des Lumières.

2Les chapitres s’organisent chacun autour d’un exemple concret qui est l’occasion d’interroger un mode particulier de mise en page, les héritages et les ruptures qu’il intègre, les enjeux intellectuels sur lesquels il ouvre. Le premier jalon correspond à un moment-clé de l’histoire de la page : la généralisation du codex au détriment du rouleau, à la faveur de son adoption par les milieux chrétiens, entre le iii^e et le iv^e siècle. Le terme de « page », qui désignait des rangées de pieds de vigne et, métaphoriquement, les rangées de colonnes sur un rouleau de papyrus, acquiert, à l’intérieur de la nouvelle structure feuilletée, le sens qu’on lui connaît aujourd’hui. La mise en place de ce nouvel espace d’écriture permet le développement d’architectures visuelles et narratives inédites, étudiées à partir de l’observatoire privilégié que constitue la cité antique de Césarée en Palestine, devenue à cette époque un grand centre de production de livres chrétiens. Ainsi les Hexaples d’Origène, édition multilingue de l’Ancien Testament divisée en six colonnes parallèles, permettent-elles de mettre en regard et de comparer les versions des textes sacrés ; ou la Chronique d’Eusèbe, qui représente l’histoire de dix-neuf royaumes sous forme de tableaux synoptiques, de rendre visible et de penser la mise en place d’un nouvel ordre politique, celui de l’Empire romain. Paraphrasant Jack Goody, on pourrait dire que la page fonctionne comme un nouveau « dispositif spatial de triage de l’information », rendant possibles de nouvelles opérations intellectuelles. Grafton montre enfin comment ces innovations dans la présentation des textes ne relèvent pas seulement de l’économie cognitive, mais s’appuient sur toute une infrastructure matérielle liée à l’organisation des diocèses et au mécénat de Constantin.

3Dans le chapitre suivant, l’étude de la Chronique de Nuremberg, monumentale histoire universelle publiée en 1493, permet d’approfondir la question de la représentation graphique du temps historique, à laquelle l’auteur a consacré un ouvrage récent (Cartographies of Time. A History of the Timeline, avec Daniel Rosenberg, New York, 2010). L’analyse des solutions retenues par Hartmann Schedel montre qu’il s’appuie moins sur les dispositifs développés depuis l’époque d’Eusèbe (tableaux synoptiques, arbres généalogiques, lignes de temps verticales ou horizontales) que sur des images dont l’articulation avec le texte conduit le lecteur vers un grand drame cosmique. Le dernier chapitre part du Dictionnaire historique et critique de Bayle (1696), ouvrage qui présente une architecture narrative particulièrement élaborée. Par un double jeu d’appel de notes, le lecteur est renvoyé du texte aux deux colonnes de commentaires placées en dessous, et de celles-ci, à deux colonnes extérieures de références et de citations. Grafton met en évidence la manière dont les opérations intellectuelles (compilation, commentaire, citation de sources) dont Bayle est l’héritier, ont produit des formes de mise en page répondant à des enjeux épistémologiques précis – comme de rendre visible le statut relatif des différentes strates de texte.

4Particulièrement virtuose, ce dernier chapitre est à l’image de l’ouvrage. Menant le lecteur de la glose biblique au Talmud, des milieux érudits de la Renaissance aux éditions variorum du xvii^e siècle, c’est une plongée dans l’immense érudition et les travaux antérieurs de l’auteur. Soucieux de replacer les débats actuels dans le temps long des formes et des opérations intellectuelles, Grafton privilégie toujours la reconstitution rétrospective des héritages à l’exposé des ruptures, l’analyse de la production des formes à celle des effets de leur réception. La quarantaine d’illustrations en couleur et la bibliographie commentée, riche des travaux les plus récents, sont une invitation à poursuivre la réflexion sur d’autres fronts.