L’Encyclopédie, un musée de papier pour les arts appliqués

5Dans la série d’articles et de planches que nous avons examinée nous nous sommes particulièrement arrêtée sur les notion de « mode » (liée à l’idée de « goût » et de « beau subalterne »), d’« utilité » (identifiée au « beau relatif), d’« expérience », de « rationalisme » (lié à l’idée blondelienne de « commodité » et « convenance ») : elles reviennent constamment dans les traités d’ornement du début du xix^e siècle, et elles font l’objet de développements importants dans le « Discours préliminaire » qui introduit le Recueil de décorations intérieures de Charles Percier et Pierre Fontaine (édition de 1812).

6L’examen, en parallèle, des écrits de Léon de Laborde (1856) et de Roger Marx (1913) nous a permis de constater la persistance sur le long terme, en France, d’un rationalisme opposé à tout discours potentiellement hostile à l’industrie, dominant au sein des courants réformateurs anglais menés par Augustus Welby Pugin et John Ruskin.

Collections et recueils de fragments décoratifs : une autre généalogie

7Dans une seconde série de conférences nous avons recherché la généalogie des musées d’art décoratif dans les sources – écrits, recueils d’estampes, fonds de dessins – qui mettent en avant le fragment dans sa double fonction : celle de repère sur la ligne évolutive d’une histoire des styles qui commence à se construire au tout début du xix^e siècle ; celle de modèle proposé aux artistes et ouvriers d’art dans le but d’inverses le cycle de la « décadence » et d’amorcer la « renaissance » esthétique et commerciale des arts « du luxe », secteur français de prédilection.

13La limite entre l’esthétique du fragment et la conception d’objets est poreuse : elle est franchie par Francesco et Piero Piranesi, fins connaisseurs du répertoire antique et à l’origine d’une fabrique de poterie dans le genre « étrusque » établie à Mortefontaine en 1803. Avec plus de fortune John Flaxmann collabore avec Josiah Wedgwood, chargé de rétablir le « bon goût », à partir du modèle classique certes, mais mis au service de la reproduction mécanique.

Création et action de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie

16Après les deux premières parties des conférences dans lesquelles nous avons abordé des points théoriques au travers des sources textuelles et iconographiques, nous avons poursuivi en examinant de près deux moments cruciaux dans le cheminement qui conduit à la création de l’Union centrale des arts décoratifs et de son musée.

Le Placet de 1852

19Pour répondre à cette question et préparer une séance aux archives de la bibliothèque des Arts décoratifs (le 19 mai, sous la conduite de sa directrice, M^me Stéphanie Rivoire), nous avons travaillé sur quelques-uns des documents les plus intéressants : les volumes réunissant les articles de presse entre 1863 et 1867 relatifs aux Expositions de l’Union centrale, en particulier celui concernant l’organisation du « musée rétrospectif » de 1865 ; les documents statutaires sur la fondation de la Société du musée des arts décoratifs et les négociations en vue de sa fusion avec l’Union centrale en 1881 ; les projets d’organisation et de classement du musée situé au Palais de l’Industrie en 1877 ; la correspondance de l’Union centrale avec le South Kensington à propos des échanges de moulages, qui a apporté une preuve significative des relations entretenues entre les deux institutions.

Le Collège des beaux-arts appliqués à l’industrie

21Confortée par le succès rencontré par le concours des 239 écoles organisée par l’Union centrale en 1865 – volet pédagogique du « musée rétrospectif » ouvert au palais de l’Industrie – une idée se fait jour : fonder un Collège des beaux-arts appliqués à l’industrie où seraient formés les « ouvriers-artistes » capables de renouveler la production artistique contemporaine. L’exposition universelle de 1867 approche et l’Union centrale entend répondre aux sollicitations que le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy (23 juin 1863 – 17 juillet 1869) a formulées lors d’une visite de la bibliothèque, à la fin de 1864.

22À un premier projet élaboré par le comité d’organisation de l’Union centrale répond une contre-proposition émanant de la commission consultative et signée par le sculpteur ornemaniste Jules Klagmann et par l’architecte Gabriel Davioud. L’originalité de celle-ci réside dans l’association étroite de « l’adresse de la main » et de « l’intelligence qui conçoit » : étayé par une pédagogie novatrice du dessin, le retour décisif à l’atelier doit favoriser l’éclosion d’un artiste complet et polyvalent, partie prenante du progrès industriel.

23Le projet de fondation du Collège occupe intensément l’Union centrale entre la fin de 1864 et la fin de 1867. Pendant ces trois ans les idées formulées, les acteurs impliqués et les débats soulevés par la création d’un tel établissement participent d’un mouvement plus général qui englobe un large pan de l’histoire de l’enseignement artistique. Par ce projet l’Union centrale inscrit les arts appliqués et la question de la transmission des savoirs pratiques au cœur de la réforme entamée par le ministre de l’Instruction publique de l’époque Victor Duruy, et entend faire de la production artistique le fer de lance de l’innovation pédagogique, en l’adossant à la création d’un musée d’art décoratif qui est réclamé de toutes parts.

24Les documents conservés aux archives de la Bibliothèque permettent une reconstitution fine et significative de la chronologie de l’entreprise.

Présentation du projet de Collège

25Le projet de création d’un Collège des beaux-arts appliqués à l’industrie se déroule en plusieurs étapes et aboutit à deux documents que l’on peut considérer comme antagonistes :

• un texte officieux publié sous forme d’autographie émanant de la Commission consultative de l’Union centrale, signé par le sculpteur Jules Klagmann et par l’architecte Gabriel Davioud, daté du 8 juin 1866 ;
• un texte officiel publié sous forme de prospectus intitulé : « Fondation du Collège des beaux-arts appliqués à l’industrie » émanant de l’Union centrale et publiant un arrêté signé par Victor Duruy (ministre de l’Instruction publique) et par Charles Robert (conseiller d’État, secrétaire général), daté du 28 décembre 1866.

26Plusieurs autres documents doivent être associés à ces deux textes.

Les étapes du projet

27Le 6 décembre 1864 le ministre Victor Duruy se rend à la bibliothèque que l’Union centrale a ouverte le 20 septembre, au n^o 15 de la place des Vosges, où sont accueillis artisans, ouvriers et artistes en quête de modèles.

28La visite de Duruy a été précédée par celle de la princesse Mathilde accompagnée par le comte de Nieuwerkerke au début de novembre, puis par celle du ministre de l’Agriculture et du commerce Armand Béhic, suivie en décembre par celle de Léon de Laborde. Toutes ces personnalités offrent des ouvrages à la bibliothèque.

29Fin 1864 celle-ci réunit déjà 5 368 volumes, 5 060 planches et un noyau de collection de 1 208 objets. Elle permet à un public de professionnels de copier et même de calquer les modèles. C’est dans cette même bibliothèque que quelques mois plus tard, à partir de mars 1865, l’Union centrale organisera ses séries de conférences sur les arts appliqués, leur histoire, leurs techniques, mais aussi sur la perspective ou sur la création ornementale.

30À la suite de sa visite, le ministre Duruy a imaginé la fondation d’un « Collège spécial pour les enfants destinés à des carrières où les beaux-arts sont appliqués à l’Industrie » et dont les membres de l’Union centrale sont informés durant la séance du 19 décembre. Le comité d’organisation décide alors de former une commission spéciale pour étudier les modalités de réalisation du projet et le programme d’études du Collège.

31Le procès-verbal de la séance du 13 février 1865 prouve que la réflexion est déjà assez avancée pour que soit posée l’option entre la fondation d’une société en commandite et une société en nom collectif.

32Le 17 février 1865 le comité d’organisation de l’Union centrale est reçu par Victor Duruy.

33Le président Édouard Guichard expose les questions qui ont été soulevées au sein de la société sur la nature de l’institution : s’agit-il d’un internat ou d’un externat ? Quel est l’âge d’admission des élèves ? Dans quelle mesure l’instruction classique doit venir compléter l’étude des arts du dessin ? Si tel est le cas, le ministère fournira-t-il des professeurs de l’université ? L’établissement dispenserait-il un enseignement professionnel ? Dans quelle mesure le ministère soutiendrait la fondation du collège ? le soutien serait-il pécuniaire ou s’agira-t-il d’un patronage moral ?

34Le ministre commence par approuver le titre de Collège, qui signifie qu’il s’agit bien d’instruction secondaire. Ses réponses sont claires : puisqu’il est censé dispenser une instruction secondaire, il faut envisager une éducation universitaire ; celle-ci comporte donc l’enseignement de langues anciennes et modernes, de l’histoire, et de la géographie, auxquelles se joignent le dessin et ses applications à l’industrie.

35Duruy envisage en effet l’éducation égale de l’esprit et de la main, la littérature et l’art étant « d’une même essence », une ode d’Horace est comparable à une « ciselure de Cellini ». Très attaché à une culture humaniste, Duruy déplore l’ignorance des artistes de tout ce qui est en dehors des procédés manuels, à l’origine selon lui de l’appauvrissement de l’invention. Il faut que les artistes connaissent les chefs-d’œuvre des littératures grecque, latine et française, loin donc de l’éducation professionnelle qui n’a pas sa place dans un Collège : à preuve l’échec de l’école professionnelle de Mulhouse.

36Concrètement l’internat devrait être préféré mais un système mixte est aussi envisageable puisque le Collège doit se situer à Paris, dans les quartiers ouvriers. L’âge d’admission devrait être fixé à 12 ans et la durée des études jusqu’à 18 ans (6 ans donc). Les enseignements classiques doivent être dispensés par les professeurs de l’Université, rattachant ainsi le Collège à l’autorité centrale en matière d’instruction. Ce lien reste cependant indirect, puisque le ministère n’accorderait aucune subvention (faute de crédits suffisants) ; quant au patronage, Duruy conseille de solliciter la princesse Mathilde ou le prince Napoléon ou même Napoléon III.

37Les souhaits formulés par Duruy sont transmis au comité d’organisation de l’Union centrale et une réflexion est engagée en février et mars 1865.

38En mars une entrevue est organisée avec l’un des fondateurs de l’École centrale des arts et manufactures, Alphonse Lavallée.

39Il faut souligner l’importance de cette rencontre, car l’École centrale est clairement l’un des modèles possibles du Collège. Elle avait été fondée en 1829 par Lavallée, financier d’obédience saint-simonienne et premier directeur et, entre autres, par l’astronome Jean-Baptiste Dumas, proche de Duruy, pour pallier le manque de formation des cadres dirigeants et des élites industrielles. Le but était de former des jeunes gens aptes à appliquer les développements scientifiques dans la production industrielle. Sa réussite prouvait que l’initiative privée était possible : installée dans un bâtiment propre, elle accueillait 300-400 élèves payant 750 F / an, certains demi-boursiers ; ces élèves sont admis après avoir terminé l’instruction primaire, il s’agit bien donc d’instruction secondaire. L’École centrale ne reçoit pas d’aides financière mais en 1857 elle est cédée par Lavallée à l’État qui la pérennise.

40Si plus tard (banquet du 25 juin 1867) Adrien de Longpérier fait du Collège un émule de Polytechnique ou de Saint-Cyr, de manière plus réaliste Klagmann et Davioud citent explicitement, dans leur Rapport de 1866, l’École centrale comme modèle du Collège.

41Le 18 avril 1865 un courrier est adressé par Guichard au ministre. Ce courrier rend compte d’une première réflexion menée par l’Union centrale.

42L’accord avec Duruy est total sur les principes.

43L’Union centrale reconnaît que la production française, le plus souvent excellente pour son exécution, s’appauvrit toujours plus au point de vue de l’invention et de la composition, c’est-à-dire de la pensée artistique. La main imite à merveille mais est devenue impuissante à créer. La formation de l’artiste est incomplète et le seul remède est une éducation de l’esprit et de la main, qui comporte une « forte gymnastique universitaire » et l’étude quotidienne du dessin.

44Le Collège doit former « les fils de la classe aisée » – qui seraient internes – mais aussi les fils d’ouvriers, admis comme externes. Les deux sont destinés à prendre la direction des ateliers et des industries d’art.

45Le programme des enseignements propose que le temps de l’étude accorde une importance égale à l’« enseignement universitaire » (grammaire, langues anciennes et modernes, histoire, géographie, mathématiques, physique, chimie, etc.) et aux « beaux-arts appliqués », auxquels s’ajoutent des conférences du soir sur les diverses productions et les industries visitées.

46Les professeurs de l’université seraient nommés par le ministre et rétribués par l’Union centrale qui en revanche nommerait les professeurs des beaux-arts appliqués.

47Le collège est situé dans le cœur industriel de Paris, le Marais ou le Faubourg Saint Antoine.

48Le collège serait une annexe de l’Union centrale, qui met à sa disposition le musée et la bibliothèque.

49Seraient créés au sein du Collège des « ateliers d’honneur » attribués à des artistes industriels (ateliers de peinture décorative, de composition et de dessin pour étoffes et papiers peints, de sculpture pour bronze, orfèvrerie, bijouterie, de sculpture du bois, de décoration de faïence, porcelaine, émaux métalliques…).

50Des œuvres, des outils et machines seraient présentés et expliqués aux élèves.

51Guichard conclut son courrier par le souhait de pouvoir présenter le projet en voie de réalisation le 10 août 1865, jour de l’ouverture de l’Exposition de l’Union centrale.

52Le Collège devrait ouvrir le 1^er lundi d’octobre 1867.

53Le 31 mai 1865 l’économiste saint-simonien Michel Chevalier, acquis à Duruy et futur président de l’Exposition universelle de 1867, est présent à la réunion du comité d’organisation de l’Union centrale pour discuter du projet.

54Une deuxième visite de Guichard au ministre Duruy a lieu au début de juin 1865 et des plans de collèges sont fournis en vue de la construction de cette « imposante fondation ». Plusieurs offres de terrain sont examinées (procès-verbal du 28 juin) et l’architecte Charles Brouty, membre de l’Union centrale, auteur de nombreux édifices publiques à Paris, proche de la princesse Mathilde et médaille d’or de l’exposition universelle de 1855, est sollicité.

55La documentation permet d’affirmer que, à ce stade, le projet est très avancé.

56L’imposant « musée rétrospectif » organisé pour l’exposition de 1865 concentre les efforts de l’Union centrale et les procès-verbaux restent silencieux sur le collège. Nous revenons sur la manifestation de 1865 : elle est la première que l’Union centrale, fondée en 1864, organise de manière autonome par rapport à la Société du progrès de l’art industriel et au baron Taylor, qui avait présidé les deux premières expositions de 1861 et de 1863. Elle est très ambitieuse puisqu’elle regroupe une section moderne, un musée rétrospectif, et une section consacrée à 239 écoles de dessin.

57Dans son discours lors de la distribution des récompenses aux écoles devant Duruy, le 10 décembre 1865, Guichard revient sur le projet et insiste sur la nécessité d’une instruction complète de l’artiste industriel. En citant le ministre, il reconnaît comme lui l’existence de la division du travail et ne nie pas sa nécessité, mais insiste d’autant plus sur le rôle essentiel que jouent les humanités dans la formation d’un homme complet. La citation prend des tons ruskiniens ou morrisiens :

• 22 Discours de E. Guichard pour la distribution des récompenses, le 10 décembre 1865, dans Le Beau dan (...)

Dans notre siècle, une éducation déplorable s’étudie de scinder l’homme au lieu de le compléter, et à développer une seule de ses facultés au lieu d’établir l’équilibre entre toutes : c’est ce qu’on appelle l’éducation professionnelle, l’éducation des spécialités. Cette éducation, plus industrielle qu’humaine, finirait par matérialiser l’humanité : elle forme d’admirables instruments, elle déforme les hommes. Si cette éducation presque abrutissante, fondée sur le principe purement matérialiste de la division du travail n’est pas réformée, jamais les hommes spéciaux n’auront été plus communs, jamais les vrais grands hommes n’auront été plus rares22.

58À cette occasion Guichard précise aussi qu’un terrain a été trouvé, à l’angle du boulevard Philippe-Auguste, dans le quartier ouvrier.

59Suivent un bref discours de Duruy, de l’archéologue Adrien de Longpérier et une mise au point circonstanciée par Eugène Guillaume, directeur de l’École des beaux-arts, sur la méthode rationnelle de dessin qu’il a conçue et qui est défendue par l’Union centrale.

60Dans les premiers mois de 1866 les discussions autour du Collège se poursuivent, ponctués d’entretiens avec Michel Chevalier. Les procès-verbaux des séances notent, sans préciser leur nature, des dissensions.

Le Rapport de 1866 et sa réception

61Finalement le 8 juin 1866 la commission consultative rend son Rapport.

62La commission consultative avait été formée dès décembre 1864 et comprenait les sculpteurs Antoine-Louis Barye et Jules Klagmann, l’architecte Gabriel Davioud, les historiens de l’art Paul Mantz et Philippe Burty, le critique d’art et collectionneur Émile Galichon, et Auguste Louvrier de Lajolais, futur directeur de l’École des arts décoratifs.

63Quelles sont les grandes lignes du Rapport de plus 26 pages signé par Klagmann et Davioud ?

64L’on commence par retracer l’évolution qui a rendu nécessaire la prise en charge, par l’institution scolaire, de la formation des artisans et des ouvriers d’art, et ce à partir de l’édit de Turgot de 1776. Si le système corporatif ne suscite pas de regrets, en revanche il est clair que sa suppression nécessite de contrer les effets négatifs de cette libéralisation et la fondation du Collège est un moyen.

65La commission s’exprime sur la totalité du projet. En remontant à l’école des Gobelins fondée par Colbert en 1667, elle rappelle que les élèves recevaient une formation pendant deux ans, d’abord générale puis comme apprentis tapissiers, ébénistes, orfèvres ou lapidaires. Ils étaient aptes à créer ainsi leur propre atelier dans une de ces spécialités. Malheureusement après la mort de Colbert cette école s’était transformée en une académie où se formaient des peintres et des sculpteurs, et non pas des praticiens. L’École des arts de Jacques-François Blondel (1743), l’École gratuite de dessin de Bachelier (fondée en 1766) et les différentes écoles de dessins nées dans les centres manufacturiers, palliaient à la fin du xviii^e siècle au manque d’instruction des artisans.

66La commission déplore la dissociation qui s’est affirmée entre l’enseignement du dessin et son application pratique aux industries. Le constat a déjà été dressé par Léon de Laborde dans son rapport : l’industrie est livrée à des praticiens sans initiative ni capacité d’invention – « Le créateur est d’un côté, le metteur en œuvre de l’autre », les modèles sont mal exécutés, mais ils sont aussi inexécutables.

67La commission évoque alors l’exemple de l’École centrale des arts et manufactures. Celle-ci a voulu créer un lien entre connaissances scientifiques théoriques et applications industrielles ; de même le Collège doit créer ce lien entre l’art et l’industrie. Plus qu’un Collège, la commission voudrait créer une École d’application.

68La commission ne ménage pas ses critiques envers le programme proposé par Guichard au ministre Duruy. Contrairement au président de l’Union centrale, elle plaide pour que les jeunes gens accueillis au Collège aient prouvé leur aptitude aux travaux d’art ; la pratique professionnelle doit être prioritaire et les disciplines théoriques limitées ; enfin la formation doit être diplômante.

69Sur cette base, la commission présente donc une contre-proposition : elle veut élever l’âge d’entrée à 16 ans (après examen vérifiant la maîtrise de la grammaire française, l’arithmétique, l’histoire, la géographie et le dessin, disciplines de l’enseignement primaire) ; demande que la durée des études soit de quatre ans ; le public visé est la petite bourgeoisie, peu intéressée par l’obtention d’un bac et rétive à l’internat ; l’enseignement doit répondre à une visée unique qui est l’éducation artistique, en lien avec les connaissances techniques et historiques, et le dessin à un niveau avancé doit occuper une place de choix.

70Sans négliger les disciplines théoriques, l’enseignements pratique doit donc être privilégié. Cependant le but n’est pas d’ouvrir des ateliers professionnels « mais une École où la division moderne du travail étant respectée il s’agisse bien moins de former d’habiles ouvriers que des artistes et des directeurs d’ouvriers, capables de concevoir une œuvre dans son ensemble comme dans ses détails et susceptibles d’en pouvoir exécuter toute la partie vraiment artistique » (p. 15).

71Le tronc commun des trois premières années affirme l’unité de l’art, et la quatrième année consentirait une spécialisation en dessin ou modelage : se réaliserait alors la conquête simultanée de « l’adresse de la main et de l’intelligence qui conçoit » (p. 16).

72Le dessin serait enseigné comme une discipline rationnelle et non comme un « art d’agrément ». Cette discipline vise à la conception d’une production usuelle et à bon marché, et pas seulement de luxe. Elle inclurait l’étude des procédés scientifiques et des machines.

73La commission accorde beaucoup d’importance à l’enseignement de l’histoire, de l’histoire et de la philosophie de l’art, mais ne sont pas négligées des compétences plus pratiques : les langues modernes (anglais et allemand), la comptabilité et la législation.

74Il est surprenant de constater la distance prise par la commission quant à la « méthode Guillaume » à laquelle on préfère « l’éducation à la mémoire pittoresque » d’Horace Lecoq de Boisbaudran. La progression pédagogique habituelle est respectée : du modèle plan, au relief, au modèle d’après nature.

75L’accueil d’artistes confirmés dans les ateliers d’honneur est approuvé, car il ferait de l’École « un centre intellectuel et artistique », mais il est recommandé d’écarter les personnalités qui suivent la doctrine éclectique car il faut privilégier les esprits libres et critiques.

76Quel a été l’effet de ce Rapport qui, sous plusieurs aspects, contredit le projet imaginé par le ministre Duruy et élaboré par Guichard et le Comité d’organisation ?

77Plusieurs éléments, dont il est possible de suivre le détail dans les archives, laissent croire que cet avis soigneusement argumenté n’a pas été pris en compte.

79Le prospectus présente le projet du Collège, son contenu pédagogique et les moyens financiers mis en œuvre pour le réaliser. Des éléments nouveaux apparaissent :

• la création d’un musée dont les salles sont consacrées chacune à une grande époque de l’histoire de l’art décoratif – de l’Antiquité jusqu’à Louis XVI, une salle spéciale étant consacrée à l’Orient ;
• une bibliothèque spéciale ;
• une serre de plantes pour l’étude de l’ornementation ;
• une salle de plantes artificielles pour étudier les arrangements dans les intérieurs ;
• des cabinets de physique, chimie, histoire naturelle, gymnase, manège ;
• un musée de la production artistique contemporaine ;
• des galeries couvertes décorées par les artistes et industriels contemporains ;
• Les ateliers d’honneur sont attribués, entre autres, à Barye, aux frères Fannière, à Claudius Popelin…

80En 1867, alors que les souscriptions progressent, un banquet est organisé le 25 juin au Cercle international pour 350 convives. Le Moniteur universel du 11 juillet 1867 relate précisément les discours prononcés devant une assistance prestigieuse : il suffit de rappeler le nom de Henry Cole, le chef de file du mouvement réformateur anglais.

81Lors de ce banquet, Adrien de Longpérier compare le futur Collège à Polytechnique et à Saint-Cyr, Michel Chevalier prononce un long éloge de l’industrie, le conseiller d’État et secrétaire général de l’Instruction publique Charles Robert se fait le porte-parole du ministre Duruy, le fondateur du Crédit foncier et professeur de législation industrielle au CNAM, Louis Wolowski, intervient également.

L’échec du projet

83Les causes de cet échec peuvent être comprises à la lumière d’enjeux plus généraux touchant à la réforme de l’éducation qui se met en place sous le Second Empire.

84Le premier de ces enjeux est celui de l’extension de l’instruction secondaire à des classes de la société plus larges que le cercle restreint des élites, en incluant dans les programmes d’enseignement des nouvelles connaissances en phase avec la transformation industrielle et la vie moderne. Victor Duruy joue un rôle central dans ce processus, secondé par des personnalités engagées au sein de l’Empire pendant sa phase « libérale » : Charles Robert, son secrétaire et bras droit dans la bataille en faveur de l’instruction obligatoire gratuite et universelle ; l’astronome Jean-Baptiste Dumas, l’un des fondateurs de l’École centrale des arts et manufactures ; les artisans du traité de libre-échange avec l’Angleterre en 1860 Michel Chevalier, polytechnicien et saint-simonien, et Louis Wolowski, juriste et économiste ; le prince Napoléon, qui incarne l’aile gauche et démocrate. Nous retrouvons tous ces noms parmi les orateurs du banquet du 25 juin 1867.

86La lecture des divers documents concernant le Collège de l’Union centrale révèle de très nombreux points communs avec les principes qui inspirent le plan de réforme mené par Duruy. Cependant celui-ci a dû faire face à des obstacles grandissants au sein du gouvernement et Napoléon III, qui pourtant le soutenait très fortement, a dû demander sa démission en 1869, forcé par le camp conservateur.

87Le deuxième enjeu général auquel touche le projet de fondation d’un Collège des beaux-arts appliqués à l’industrie concerne la réforme de l’enseignement du dessin, qui est engagée au milieu des années 1860 et qui ne sera généralisée qu’à la fin des années 1870. Son artisan, le sculpteur académicien Eugène Guillaume, devient directeur de l’École des beaux-arts à la fin de 1865 : le discours où il énonce sa méthode est prononcé à la distribution des prix le 10 décembre 1865. Celle-ci est fondée sur la géométrie et le dessin linéaire : elle se veut rationnelle et positive et vise non pas à former des artistes, mais à préparer tous les jeunes gens à l’exercice d’un métier. C’est cette méthode que défend l’Union centrale et que Duruy entend introduire dans les programmes d’enseignement du dessin du primaire et du secondaire.

88Or il y a ici un point de divergence important entre l’Union centrale et la commission consultative dirigée par Klagmann et Davioud car, comme nous l’avons constaté, cette dernière soutient plutôt la méthode de la « mémoire pittoresque » que Lecoq de Boisbaudran pratiquait à l’École gratuite de dessin (l’École des arts décoratifs), basée sur l’observation et la mémorisation des chefs-d’œuvre de l’art et de la nature. Lecoq était lié aux milieux saint-simoniens, comme Klagmann et Davioud. Le débat sur les méthodes d’enseignement du dessin était extrêmement vif au milieu du siècle dans les milieux républicains et ouvriers, et il est possible que ces positions antagonistes recouvrent deux camps difficiles à concilier : un camp relativement « élitiste » encore attaché à la culture humaniste (Duruy, Guichard et le Comité d’organisation), désireux de former les cadres dirigeants de la bourgeoisie active, face à une catégorie nouvelle d’ouvriers-artistes et d’artistes-fabricants, désireux de s’élever socialement par une instruction supérieure et néanmoins pratique.

89C’est une hypothèse qui est confortée par les documents que nous avons pu examiner au cours de nos conférences.

90Dans un rapport manuscrit daté du premier nouveau conseil d’administration en 1870, le fabricant de dentelles Ernest Lefébure fait discrètement allusion à l’échec de la création du Collège :

• 27 Rapport de M. Lefébure, « Réflexions sur l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie en (...)

Inutile de faire comme les Anglais qui fondent des écoles et des musées, etc. ; chez nous tout cela existe : si nous ne les avions pas, notre effort libre n’y suffirait pas ; mais autant il serait impuissant à fonder des établissements considérables, autant son influence indépendante s’exercerait au-dessus des fondations déjà faites, et parallèlement à l’action administrative qui les fait vivre, autant dis-je, cette influence de contrôle bienveillant peut être profonde et aider la bonne volonté notoire du gouvernement…27.

91La documentation très riche conservée aux archives de la Bibliothèque des arts décoratifs autour de la fondation d’un Collège, nous a permis d’identifier l’un des volets essentiels du musée des Arts décoratifs, tel qu’il était envisagé sous le Second Empire : non pas une succession de salles présentant les riches collections d’art ancien réunies par des amateurs, mais un ensemble éducatif qui, comme le préconisait le Placet de 1852, visait l’instruction des artistes, des artisans, des ouvriers d’art et des fabricants, lieu de la recherche d’une esthétique en phase avec les moyens de production modernes.