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Résumés des conférences

Sources et méthodes en histoire des sciences du vivant et de la santé (Moyen Âge, début de l’époque moderne)

Laetitia Loviconi
p. 387-394

Résumé

Programme de l’année 2023- 2024 : I. Argumentation : raisonnement, signe et preuve dans les sciences du vivant et de la santé (XIIIe-XVe siècles). — II. Les mouvements corporels : théories et controverses (XIIIe-XVIIe siècle).

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Texte intégral

I. Argumentation : raisonnement, signe et preuve dans les sciences du vivant et de la santé (XIIIe-XVe siècles)

1Pour introduire ce nouveau thème, nous avons tout d’abord présenté l’inscription du genre des questions médicales dans la tradition des Problèmes pseudo-aristotéliciens et dans celle des méthodes d’enseignement scolastique, transversale, commune aux différents savoirs enseignés dans les universités médiévales.

2La forme de traitement d’un sujet sous la forme « questions-réponses » est bien présente avant le xiiie siècle. Elle se rencontre dans des sources médicales circulant durant le haut Moyen Âge, et notamment dans les adaptations latines de deux œuvres de l’École méthodique : la Gynaecia (d’après Soranos) et les Medicinales responsiones de Caelius Aurelianus. Cette forme d’examen d’un sujet peut être rattachée au genre des Problèmes pseudo-aristotéliciens. Des fragments de cette œuvre circulèrent entre le ixe et le xiiie siècle, avant que le texte soit plus largement connu grâce à la traduction en latin qu’en fit Barthélémy de Messine.

3Nous avons plus longuement analysé la diversité et la richesse des Quaestiones salernitana qui ont été éditées à partir d’un manuscrit datant d’environ 1200, qui a été comparé à d’autres témoins. Du point de vue de l’argumentation, les formes sont considérablement diversifiées. La question peut être du genre Quid, Unde, Quare, plus rarement Utrum. La solution peut prendre différentes formes. Elle peut débuter par une contextualisation de la question (par exemple dans 95. Queritur quare post anime recessione non nutriatur, cum ante infusione in utero nutriatur, ou 177. Queritur quare corde sapimus, iecore amamus, splene ridemus, felle irascimur). Après cette éventuelle contextualisation, sont apportées une ou plusieurs réponses alternatives (par exemple dans 175. Queritur quare fetus aliquando formam accipiat patris, aliquando matris, aliquando utriusque). Cette ou ces réponses peuvent être argumentées (par exemple dans 4. Queritur quid sit sperma). Dans un certain nombre de cas, l’auteur mentionne des objections auxquelles peut être apportée une réponse (par exemple dans 11. Queritur quare quedam sine omni semine ac delectatione concipiunt, 228. Queritur quare pueri statim post nativitatem non habeant complementum actionum ut ambulandi, loquendi etc.). La nature des arguments, le soubassement des réponses, leurs sources s’avèrent également très divers. Outre l’influence des Problèmes pseudo-aristotéliciens, on peut relever l’utilisation des premières traductions de Constantin l’Africain de certains traités d’Aristote devenus disponibles en latin, l’apport des observations anatomiques menées à Salerne, l’influence d’Urso et de Maurus de Salerne, et celle des questions gynécologiques du Dragmaticon de Guillaume de Conches. Selon les questions considérées, la réponse peut s’appuyer sur un ou plusieurs des éléments suivants : une théorie proprement médicale ou « biologique », une analogie entre des processus physiques concernant l’inanimé et les processus se déroulant chez les êtres vivants (animés), une analogie entre macrocosme et microcosme, la distinction opérable en distinguant différentes échelles, différentes catégories ou acceptions de certains termes (par exemple les quatre causes aristotéliciennes). Au cours du xiie siècle apparaît également un traitement de questions enchâssé dans les commentaires à des œuvres nouvellement traduites en latin. Ainsi, dans sa glose à l’Isagoge, œuvre de Johannitius (Hunayn Ibn Ishaq) traduite au xie siècle par Constantin, Bartholomeus a abordé plusieurs questions, souvent en raison de l’existence de désaccord entre auteurs que les nouvelles traductions faisaient apparaître : l’origine des mouvements cardiaques, le principe corporel des affections de l’âme, la chronologie des opérations naturelles, l’effet des relation sexuelles. Bartholomeus traite ces questions le plus souvent en présentant brièvement chaque opinion, éventuellement associée à son « auteur », puis en donnant sa propre position assortie de certains arguments qui l’étayent.

4Après l’examen de ces contextes d’argumentation datés du xiie siècle, nous avons abordé la période s’étendant du xiiie au xve siècle. Cette période comprend l’examen de sujets de philosophie naturelle et de médecine intégralement sous forme de questions ainsi que des commentaires incluant des questions. De telles œuvres sont abondantes dans le cadre du développement de l’enseignement universitaire (surtout au xiiie et xive siècles) marqué par le développement de la lectio, de la quaestio et de la disputatio. Les questions sont le plus souvent de la forme utrum et elles peuvent porter sur des points déterminés d’un texte étudié, sur une difficulté d’interprétation d’une importance doctrinale particulière. La procédure de réponse s’avère progressivement de plus en plus structurée et prend une forme plus standardisée dans la seconde moitié du xiiie siècle. Parmi de nombreux traités de quaestiones ou de commentaires incluant des quaestiones, dubitationes, dubia, nous avons examiné cette année (et examinerons l’an prochain) des commentaires et traités de questions portant sur des traités biologiques (par Petrus Hispanus, Albert le Grand, Gilles de Rome) ainsi que des commentaires à des œuvres médicales et des œuvres scolastiques médicales (de Taddeo Alderotti, Pietro Torrigiano, Pietro d’Abano, Gentile da Foligno, Jacques Despars) ainsi que des œuvres de pratique médicale (de Gilbert l’Anglais, Bernard de Gordon, Niccolò Falcucci, Michel Savonarole).

5Nombre de ces œuvres contiennent des développements ou des questions permettant de mettre en évidence l’importance de la raison, du raisonnement, de la démonstration, du signe dans le cadre de la médecine. Nous avons examiné ce sujet à travers l’analyse des passages suivants :

  • proemium de Niccolò Bertruccio au Collectorium totius medicine ;
  • commentaire au Régime des maladies aigues de Taddeo Alderotti (Dubitatur hic de hoc quia velle Hippocrates quod iudicium vulgare non sit verum) ;
  • début du commentaire de Taddeo Alderotti à l’Isagoge ;
  • trois differentiae du Conciliator de Pietro d’Abano (Utrum medicum oporteat logicum esse necne ; Utrum medicina sit scientia necne ; Utrum medicina sit theorica necne) ;
  • question XLV des Questiones et tractatus extravagantes de Gentile da Foligno (Utrum medicus scientificus absque hoc quod didicerit actum operandi perfecte operari) ;
  • question I des Quaestiones super De animalibus, XI, d’Albert le Grand (Utrum in scientia sit modus processivus duplex).

6Après cette étude de mise en abyme (argumenter sur la place de l’argumentation dans le cadre de la médecine et des sciences du vivant), nous avons étudié et étudierons les argumentations développées dans les contextes suivants :

  1. Physiologie : a) Spermes et génération (2023-2024) ; b) Cœur et cerveau (2024-2025) ;
  2. Pathologie et thérapeutique (2024-2025) : a) Diagnostic ; b) Pronostic ; c) Étiologie ; d) Thérapeutique.

7Nous avons débuté l’analyse des argumentations ayant trait à la génération en nous focalisant sur les questions au De animalibus d’Aristote rédigées par Petrus Hispanus, ainsi que sur le commentaire et les questions d’Albert le Grand à cette même œuvre. Dans ses questions (par exemple Queritur de primo utrum sperma sit in omni sexu), Petrus Hispanus développe largement les arguments des opinions adverses (sic puis ad oppositum / contra), apporte parfois plusieurs façons de répondre à la question (dicendum, alio modo respondendum) en considérant différentes acceptions des termes de la question (ce qui l’amène à trouver des arguments en faveur d’opinions contradictoires dans le même texte d’Aristote), développe à certaines occasions une réponse contradictoire aux arguments préalablement développés qui vont à l’encontre de la solution retenue (ad primum, ad secundum, circa tertium), peut aussi introduire une nouvelle question à la suite ou au sein de la réponse à la question initiale. Albert le Grand a également amplement développé certaines questions ayant trait à la génération, qui sont plus clairement liées à l’existence de désaccord entre philosophes et médecins, et plus spécifiquement entre Aristote ou Galien. Des chapitres complets de son commentaire au De animalibus sont dédiés à la résolution de ces discordances doctrinales (digressiones), avec un rôle significatif des équivocités du texte aristotélicien (dans sa traduction latine) et de certains termes comme sperma. Albert expose les verba et rationes de Galien concernant sa théorie de la génération dans un chapitre, avant d’en montrer la faiblesse (infirmitas) et de proposer toutefois une solution de conciliation sur plusieurs aspects. Dans ses Quaestiones super de animalibus, Albert a parfois adopté une résolution bien plus condensée. Par exemple, à la question Utrum sperma exeat a toto corpore, il apporte en quelques lignes quatre arguments sic, suivis d’un unique argument oppositum, qui aboutit à une brève solution en deux points à laquelle fait suite une réponse superficielle aux arguments préalables (ad rationes : ad primum dicendum quod potest concedi etc.). Toutefois, la solution et les réponses aux arguments sic sont bien plus développées dans d’autres questions comme Utrum magis derivatur sperma ab una parte quam ab alia ou Utrum feminae spermatizent.

8Une remarquable argumentation se développe également dans les cinq premiers chapitres du De formatione humani corporis de Gilles de Rome. Celui-ci expose tout d’abord les arguments des médecins (rationes medicorum) en ce qui concerne la vertu active du sperme féminin, puis des arguments allant à l’encontre d’une telle vertu et interrogeant le rôle possible de ce sperme, enfin il réfute en deux chapitres les arguments en faveur d’un rôle agent ou d’un rôle matériel du sperme féminin. Dans ces chapitres, les arguments sont très divers, issus de connaissances d’anatomie et de théorie physiologique qui figurent dans les œuvres d’Aristote, de Galien, d’Avicenne, d’Averroès, mais également issus de la pathologie, de récits, d’experimenta, d’analogies et des principes de physique aristotélicienne, de raisonnements à partir de ces différents points d’ancrage.

9Dans les commentaires contemporains à l’Isagoge et au Tegni que Taddeo Alderotti a établis, la structuration argumentative est tout aussi importante, même si elle se développe moins longuement que dans l’œuvre de Gilles de Rome. Comme les auteurs précédents, Taddeo expose des arguments basés à la fois sur les enseignements des autorités, sur des observations communes, telles que l’existence de ressemblances entre enfant et père ou mère, sur des points de la théorie médicale, avant d’apporter sa solution personnelle (ad hoc dico). Dans son commentaire à l’Isagoge, Taddeo répond aussi parfois à tout ou partie des arguments préalablement exposés (ad argumentum sic respondeo). Dans le Plusquamcommentum de Pietro Torrigiano, la solution personnelle se trouve également particulièrement développée, mais la contradiction des arguments adverses préalablement exposés est moins présente. Toutefois, les textes scolastiques médicaux du xive siècle sont marqués par une grande structuration du schéma argumentatif. Leurs auteurs abordent des questions prenant appui sur des discordances doctrinales et utilisent souvent une succession attendue : arguments pour (sic), contradictoires (contra), solution, réponse aux arguments contraires à la solution. Cette succession est notamment manifeste dans le commentaire au Canon medicinae de Gentile da Foligno et plus encore dans le Conciliator. Que ce soit dans la differentia XXXIV (Utrum sperma a toto corpore sive ab omnibus decidatur membris necne) ou XXXVII (Utrum sperma dictum foemella, aut humiditas dealbata seu gutta ingrediatur constitutionem embryonis necne), Pietro d’Abano fournit un grand nombre d’arguments extraits des autorités, d’observations, de théorie médicale ou physique, développe amplement les acceptions multiples de certains termes, ainsi que des arguments de logique. Dans les œuvres de pratique médicale, la situation s’avère bien plus diverse. Dans son Compendium medicinae, datant du premier tiers du xiiie siècle, Gilbert l’Anglais pose la question du rôle du sang menstruel et de la nature du sperme qui produit l’embryon mais y apporte une réponse peu structurée. Il expose l’opinion d’Aristote dont il souligne l’apparente contradiction avec l’opinion des médecins, puis indique ce qu’il présente comme l’opinion d’Avicenne tout en utilisant avec une fluidité certaine la notion de sperme. Il termine en proposant un double principe de la génération sans véritablement résoudre la contradiction ni avoir précisé les arguments des médecins. Son argumentation est plus structurée à propos de la question utrum mulieres spermatisent. Elle est toutefois très brève : trois arguments sic (deux d’autorité, un d’autorité et basé sur une analogie), trois arguments contra (issus d’autorités), solution personnelle issue du développement de l’idée de simulacres féminins de testicule. Au contraire, chez les médecins des xive et xve siècles, il n’est pas rare de trouver des questions relatives à la génération bien identifiables pourvues d’argumentations plus structurées, à la faveur de subdivisions présentes à la fin des chapitres ou parties de leurs œuvres : clarificationes, dubia etc. À la différence des œuvres plus scolastiques, la réponse à la question physiologique est cependant parfois implicite (constat d’une controverse) et la solution généralement réduite aux trois premières phases que sont : sic, contra, solutio comme on peut le voit dans les clarificationes du Lilium medicinae de Bernard de Gordon (intelligendum quod mulieres habent sperma […] Et si dicat Aristoteles quod non habent sperma etc. ; intelligendum hoc diligenter quod licet sit contra opinionem philosophantium quantum est de presenti quod semen viri intrer substantialiter etc.) ou encore dans le Philonium de Valesco de Tarente (nota quod Aristoteles in 2o de generatione animalium dicit quod vir habet sperma […] sed si hoc esset verum quaero etc.).

II. Les mouvements corporels : théories et controverses (XIIIe-XVIIe siècle)

10Le second semestre a été consacré à ce thème dont l’étude débutée en 2019-2020 s’achèvera vraisemblablement en 2025. Après avoir analysé l’an dernier les conceptions relatives au mouvement corporel dans des œuvres de philosophie naturelle rédigées dans la seconde moitié du xve siècle et la première moitié du xvie siècle, nous avons examiné cette année les conceptions exposées dans un corpus d’œuvres de philosophie naturelle rédigées dans la seconde moitié du xvie siècle et d’œuvres médicales rédigées au xvie siècle. Les œuvres de philosophie naturelle examinées ont été celles de Jakob Schegk (1511-1587), Bernardino Crippa (fl. 1552-1564), Andrea Cesalpino (1524-1603) et du Cursus Conimbricenses. Les œuvres médicales consultées ont été celles de Jean Fernel (1497-1558), Giovanni Baptista Da Monte (1489-1551), Guido Guidi (1509-69), Andrea Cesalpino (1524-1603), Giovanni Costeo (1528-1603) et Girolamo Fabrizio d’Acquapendente (ca 1537-1619). Nous nous sommes en particulier attachés aux réflexions relatives à la locomotion et à ses soubassements corporels.

11Si tous les médecins de ce corpus reconnaissent les muscles et les nerfs comme nécessaires à la réalisation des mouvements (volontaires), il existe certaines évolutions et des variations considérables sur plusieurs points. Le muscle demeure considéré comme instrument des mouvements volontaires ou appétitifs, il assure donc les mouvements de locomotion car il meut les os des membres appendiculaires. Les médecins continuent également à estimer que le muscle est anatomiquement bien distinct d’autres parties corporelles mues : en particulier, les fibres musculaires sont considérées comme distinctes des fibres que l’on peut rencontrer dans les parties naturelles mues comme l’estomac ou l’utérus, à la fois par leur disposition et par leur capacité à être soumises à la volonté ou à un appétit sensitif. Néanmoins, le renouveau de la pratique des dissections et la réalisation d’expérimentations in vivo conduisent certains auteurs à proposer de nouvelles données anatomiques. Une partie des divergences conceptuelles concernent la différenciation entre tendon et ligament, la localisation du lieu d’insertion d’arrivée du nerf, la nature du corps du muscle. Guido Guidi considère que le « ventre » du muscle comprend une chair avec des fibres musculaires issues d’un mélange de fibres nerveuses et ligamenteuses. Elles ne sont pas toutes disposées dans le sens de la longueur musculaire mais certaines sont obliques et rattachées à différentes « racines » si le muscle effectue un mouvement composé. Contrairement à Guido qui a adopté les enseignements de Galien, Fabrizio d’Acquapendente s’y oppose à propos de la composition du corps musculaire mais aussi au sujet du raisonnement identifiant la partie du muscle jugée « principale » pour accomplir le mouvement. Alors que Galien a affirmé que les ligaments font partie de la composition des muscles et sont disséminés en eux, Fabrizio assure, d’après ses propres dissections, qu’aucun ligament n’entre dans la composition propre des muscles et que le tendon ne provient pas d’un mélange entre nerf et ligament. Il est au contraire de la nature du muscle. Quant à la chair propre des muscles, elle est parcourue par une seule direction de fibres qui « accompagnent » les ramifications nerveuses. C’est également sur la question de la partie du muscle « principale » pour son action que Fabrizio se distingue de Galien et des médecins contemporains tantôt par son raisonnement et sa méthodologie tantôt par ses conclusions. Alors que certains médecins ont fait de la chair ou des fibres du muscle la partie principale de l’action musculaire, Fabrizio soutient en effet que c’est le tendon seul qui constitue cette partie principale car il s’avère robuste, capable de mouvoir et de supporter les os. De plus, il appuie également son affirmation sur ses expériences et des observations effectuées in vivo et sur des corps morts. Enfin, Fabrizio s’avère novateur en introduisant une part significative de mécanique dans l’examen du mouvement musculaire. À propos de l’utilité du muscle en son entier, plusieurs questions sont abordées par Fabrizio : Pourquoi la racine des muscles est toujours plus élevée que sa terminaison ? Pourquoi les muscles dont la terminaison n’est pas au début des os mais au-delà meuvent plus facilement les os ? Pourquoi les muscles plus longs donnent des mouvements plus longs mais aussi plus forts ? Pourquoi les poids que nous ne pouvons pas mouvoir avec des mains, nous les déplaçons ou portons habituellement avec des liens ou les tirons ou transférons avec des cordes ? La cause de tout cela, affirme Fabrizio, peut être saisie parfois par la physique, parfois par les mathématiques mais plutôt par la mécanique. Sa réponse à certaines de ces questions est enrichie de schémas.

12En ce qui concerne l’origine des mouvements musculaires, la Physiologia de Jean Fernel s’avère très originale par ses conceptions ayant trait aux modalités d’implication des nerfs, des spiritus et du cerveau. Selon Fernel, l’origine de la « fonction motrice » de certains nerfs réside dans leur substance interne contenant une abondante moelle provenant de la moelle du cerveau. C’est par cette moelle que parvient un spiritus animal élaboré dans le cerveau et, idée originale, Fernel considère que ce spiritus sort en permanence des ventricules cérébraux, ce qui assure aux nerfs et aux muscles un certain tonus ainsi qu’une certaine disposition à s’acquitter de leur fonction. Il n’y a à ce stade que puissance au mouvement. Pour que le mouvement s’effectue et que la puissance s’actualise, il faut qu’un appétit ou une volonté ordonne à la faculté motrice diffusée « avec le spiritus » par le biais des nerfs et des muscles : alors la faculté motrice de la partie étant stimulée obéit et effectue le mouvement. Ces deux points sont aussi traités par Giovanni Costeo. Non seulement lui aussi différencie une modalité tonique des nerfs et une modalité locomotrice, mais comme Fernel il propose de circonscrire une partie du nerf proprement motrice. Cependant son opinion à ce sujet est opposée à celle de Fernel : il serait plus vraisemblable que le mouvement soit distribué par la substance membraneuse des nerfs, la sensibilité par leur substance propre (moelle), car la substance des membranes est plus dure, plus ferme, plus appropriée pour permettre le mouvement des parties corporelles, que la moelle intérieure molle et faible. Dans la mesure où Fabrizio a considéré le tendon comme partie principale du mouvement à l’échelle musculaire, c’est à ce niveau aussi que se joue l’originalité de sa conception ayant trait à l’action de la faculté motrice. En effet, Fabrizio estime que la faculté motrice issue du cerveau parvient par le nerf et est diffusée dans tout le muscle. Elle y rayonne comme la lumière, elle est donc communiquée également au tendon quoique ce dernier ne soit pas mélangé au nerf. La puissance du tendon à se contracter sur lui-même étant actualisée quand une altération et la faculté sont transmises dans le nerf, il y a ainsi contraction musculaire, mouvement des os au niveau des articulations, et locomotion, tandis que le nerf, comme l’aimant, demeure immobile. Comme on le voit, malgré certaines différences, l’ensemble des conceptions accorde un rôle essentiel aux nerfs pour la réalisation des mouvements volontaires, et ainsi un rôle au cerveau d’où procèdent manifestement les nerfs. Dans son commentaire à Mouvement des animaux, Jacob Schegk privilégie également l’idée d’un principat moteur cérébral, soulignant l’ignorance anatomique d’Aristote en ce qui concerne le principe et la nature des nerfs, mais aussi parce qu’il juge qu’Aristote s’est trompé en faisant du spiritus cardiaque l’instrument proximal agissant sur le membre mû. Au contraire, Bernardino Crippa réfute l’ignorance anatomique d’Aristote concernant les muscles et adhère à la conception d’Aristote, en affirmant que le cœur est le siège propre de l’âme ainsi que du spiritus ingenitus, instrument propre à mouvoir. De même, certains médecins accordent un principat supérieur au cœur. Tel est le cas d’Andrea Cesalpino selon qui les nerfs ne naissent que secondairement du cerveau, car ils tirent premièrement leur origine de certaines terminaisons artérielles issues du cœur, mais aussi le cas de Giovanni Battista da Monte pour qui le cœur est principal en tant qu’il est le principe de toutes les vertus, alors que le cerveau est au mieux principe matériel des nerfs. De même, la position de Giovanni Costeo paraît souvent plutôt en faveur d’un principat premier attribué au cœur, même s’il laisse un statut de principe locomoteur (second) au cerveau. Les commentaires aux Parva naturalia élaborés par le collège de Coimbra accordent quant à eux un primat au cœur en tant que principe de la vertu vitale, principe de la chaleur innée et principe éloigné du mouvement, mais le cœur n’est pas reconnu comme principe proximal et le spiritus animal, obtenu dans le cerveau, est présenté comme instrument proximal de la locomotion.

13Enfin, le sujet des vertus, facultés ou puissances de l’âme constitue encore un élément central des œuvres philosophiques et retient l’attention de plusieurs médecins, en particulier dans le cadre de l’évocation d’éventuelles différences entre homme et bêtes, à savoir les animaux dépourvus de raison, ainsi que dans les discussions évoquant la diversité des mouvements de parties corporelles. La détermination et les modalités d’action des sens internes et des appétits pour la réalisation des mouvements corporels ont retenu l’attention des philosophes mais aussi des médecins du xvie siècle. Cet examen des facultés de l’âme est très développé dans les écrits de Bernardino Crippa, des jésuites du collège de Coimbra ainsi que de Guido Guidi. Ce dernier distingue une faculté de l’âme nommée imagination, différenciée du sens commun et de la raison, qu’il désigne comme phantasia et à laquelle il attribue la capacité de composer, diviser, juger l’amical et l’inamical, à la fois chez les bêtes et l’homme. Il considère qu’elle est impliquée dans le mouvement dit volontaire car peut être dit volontaire tout mouvement qui a pour principe l’âme, quoiqu’on le dise naturel car il procède d’un principe intrinsèque. On peut ainsi dire que les bêtes sont mues par un mouvement volontaire, même si elles sont dépourvues de raison. Selon Guido, la faculté motrice relève de l’appétitive, non de la cognitive quoiqu’elle n’accomplisse sa fonction ni ne pousse l’animal au mouvement à moins d’avoir vu et reconnu quelque chose comme bon. Dans le chapitre consacré à l’appétit, Guido montre un intérêt approfondi pour ce sujet tant du point de vue lexicographique que conceptuel, et mobilise de nombreux auteurs antiques, notamment Aristote, Platon, Théophraste, Posidonius, Terence, Galien. Guido ne réfute pas l’application du terme « volontaire » au mouvement de locomotion de tout animal, mais il prend soin de distinguer un appétit sans cognition, ou appétit naturel, appelé moins proprement appétit (comme l’appétit de la matière pour la forme, mais aussi celui des parties des plantes et des animaux qui attirent le nutriment, donné par la Nature), et un appétit avec connaissance ou appétit animal, qui procure un impetus à agir. Il établit toutefois sur la base de références à Platon et à Galien une distinction entre l’appétit avec connaissance relevant de la partie rationnelle de l’âme et les appétits avec connaissance qui relèvent des sens (irascible et concupiscence). Guido développe aussi une longue réflexion sur la liberté de la volonté. Il estime que la volonté est libre en tant qu’elle peut se porter sur des opposés dans son acte premier (aimer, détester) alors que les appétit naturel et sensitif se portent nécessairement en un sens unique. Cependant, ceux pourvus de plus de vertus possèdent une volonté plus libre de choisir, tandis que les vices brisent cette liberté et conduisent à un asservissement. En cela l’homme soumis au vice s’apparente aux bêtes. Si quelque chose leur paraît agréable, les bêtes s’en emparent immédiatement, tandis que l’homme sage tient compte à la fois du présent et du futur, notamment du fait que telle ou telle action serait néfaste pour le futur. Ainsi, Guido, dans le cadre de son œuvre médicale s’avère soucieux d’aborder les questionnements relevant des appétits, non seulement sous l’angle physiologique, mais aussi sous un angle éthique, dont il souligne toutefois lui-même le caractère « digressif » par rapport à la théorie strictement médicale.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laetitia Loviconi, « Sources et méthodes en histoire des sciences du vivant et de la santé (Moyen Âge, début de l’époque moderne) »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 156 | 2025, 387-394.

Référence électronique

Laetitia Loviconi, « Sources et méthodes en histoire des sciences du vivant et de la santé (Moyen Âge, début de l’époque moderne) »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 156 | 2025, mis en ligne le 02 avril 2025, consulté le 16 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/ashp/8127 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13mu8

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Auteur

Laetitia Loviconi

Maître de conférences, École pratique des hautes études-PSL — section des Sciences historiques et philologiques

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