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Analyses et positions
Dossier sur les relations entre la Suisse et les pays asiatiques en voie de développement

Le réveil économique de l’Asie

Un défi et une chance pour l’Europe et la Suisse
Jean-Luc Maurer
p. 127-136

Texte intégral

1Cette introduction générale au dossier que l’Annuaire Suisse-Tiers Monde 1989 a choisi de consacrer au développement de l’Asie est l’occasion de prendre le recul dont on dispose rarement pour mener une réflexion d’ensemble sur un phénomène aussi vaste que complexe. Le risque de simplification est inhérent à un tel exercice, mais il présente en revanche l’avantage d’aider le lecteur à se faire une première idée sur un certain nombre de questions fondamentales souvent difficiles à appréhender. Les trois articles présentés par ailleurs dans le dossier lui permettront sans nul doute d’approfondir tel ou tel aspect particulier du problème ainsi esquissé.

De l’Asie misérable à l’Asie conquérante

2Vers la fin des années 50, à peine dix ans après être sortie exangue des traumatismes de l’ère coloniale et des turbulences de la seconde guerre mondiale, l’Asie était considérée comme la région du Tiers-Monde dont le développement économique était le plus problématique à moyen et voire même long terme. Pendant près de deux décennies, elle a en effet été présentée de telle manière par les media des pays industrialisés qu’elle est pratiquement devenue synonyme de misère systématique aux yeux de l’opinion publique occidentale. L’Inde et ses voisins du sous-continent – tels qu’ils apparaissaient à travers la détresse des visages s’étalant à la une de nos journaux – semblaient irrémédiablement promis à une pauvreté croissante toujours plus sordide, la Chine n’arrivait pas à calmer les soubresauts catastrophiques de sa révolution et s’enfonçait sous le poids d’une démographie écrasante alors que la situation de l’Asie du Sud-Est était surtout illustrée par un Vietnam divisé s’installant dans une guerre dévastatrice ou une Indonésie instable, alors taxée par certains d’échec numéro un parmi les principaux pays en développement de la planète. Même l’Extrême-Orient ne semblait guère prometteur à cette époque, dominé qu’il était par le cas d’une Corée coupée en deux et obligée d’exporter ses travailleurs au Japon et de faire adopter ses enfants en Europe ou aux Etats-Unis. Bref, l’Asie apparaissait alors à beaucoup comme étant bien mal partie.

  • 1  Pour de plus amples informations sur la problématique du développement industriel des pays de la r (...)

3Depuis le début des années 80, le changement de décor et de ton est quasi complet. Autrefois juste bonne par sa pauvreté pathétique à épancher notre besoin de compassion et à conforter l’image de notre bien-être, l’Asie est désormais invariablement présentée par les media occidentaux comme un modèle de dynamisme économique à suivre et elle est de plus en plus perçue par l’opinion publique des sociétés post-industrielles en crise comme une sérieuse menace envers le mode et le niveau de vie existants. En l’espace d’une dizaine d’années, elle a ainsi troqué son image de pitoyable victime et d’éternelle perdante contre celle de concurrente redoutable et redoutée. Dans ce domaine, c’est bien sûr au tout premier chef la fameuse bande des « quatre petits dragons » extrême-orientaux (Corée, Taïwan, Hong Kong et Singapour) qui joue le rôle phare, mais elle est suivie à distance par des pays d’Asie du Sud-Est comme la Thaïlande et la Malaisie, dont le processus d’industrialisation est déjà bien avancé, voire même par l’Indonésie – désormais montrée en exemple au reste du Tiers Monde pour le succès de sa politique de développement agricole – ou les Philippines, en pleine phase de renouveau économique depuis la chute de la dictature Marcos1. Par ailleurs, la majorité des pays du sous-continent indien ont également accompli d’énormes progrès dans tous les domaines, l’Inde commençant même pour sa part à émerger comme un des principaux producteurs industriels du Sud. Last but not least, la Chine a entamé une modernisation tous azimuts qui, en dépit de ses aléas, devrait lui donner une envergure économique plus en relation avec son importance politique ou son poids démographique et fait déjà en tous cas d’elle un partenaire commercial incontournable pour le reste du monde. En d’autres termes, l’Asie donne cette fois l’impression d’être résolument engagée sur la bonne voie.

  • 2  Ainsi le pays accroît actuellement sa dépendance alimentaire en important plus de 1 million de ton (...)

4Certes, il y a des exceptions notables à la règle. Ainsi le Vietnam, otage d’une vieille garde révolutionnaire, démontre-t-il beaucoup moins de talent à gagner la paix que la guerre, cela se soldant par une débacle totale pour son économie2 et celles du Cambodge et du Laos qui sont sous sa domination. De même la Birmanie éprouve-t-elle bien du mal à se débarrasser du système semi-autarcique mis en place par un régime autoritaire prétendument socialiste qui est entièrement responsable du marasme lamentable dans lequel baigne le pays. Enfin, déjà congénitalement fragile et démuni, le Bangladesh continue-t-il à être régulièrement frappé par de terribles calamités naturelles qui réduisent souvent à néant les louables efforts de développement entrepris avec opiniâtreté au fil des ans par sa population et ses dirigeants. Toutefois, ce dernier exemple mis à part, ce sont essentiellement des facteurs politiques qui expliquent les difficultés économiques actuelles de certains pays asiatiques, au nombre desquels on pourrait aussi compter le Sri Lanka, l’Afghanistan voire même l’Iran. Ces quelques rares exceptions confirment donc à notre sens pleinement la règle générale restituant l’image d’une Asie dynamique et changeante qui est entrée dans une phase de mutation socio-économique profonde et qui semble bien être capable de pouvoir relever les principaux défis du développement auxquels elle est confrontée et pour lesquels elle semblait si mal armée trente ans plus tôt.

Les principales raisons du réveil économique asiatique

  • 3  Ce qui constitue déjà un exploit d’envergure si l’on pense aux deux siècles dont notre vieille Eur (...)

5Comment peut-on expliquer un renversement de tendance en apparence aussi spectaculaire ? Tout d’abord en relativisant un peu les choses. L’optimisme exagéré dont les media se font aujourd’hui peut-être par trop unanimement l’écho à propos du développement de l’Asie n’est que le pendant du pessimisme outrancier qui était de mise hier. D’une part, le succès récent de certains pays asiatiques aussi différents que l’Inde, Singapour, Taïwan ou la Corée n’est que le résultat d’un effort de développement entrepris dès la fin de la seconde guerre mondiale ou le début de l’indépendance nationale et poursuivi avec opiniâtreté pendant vingt, trente ou quarante ans. Ils n’étaient donc pas si mal partis que cela à l’origine, mais les difficultés étaient d’envergure et, Rome ne s’étant pas faite en un jour, ils n’engrangent qu’aujourd’hui le fruit de leur travail3. D’autres, en tête desquels on trouve la Chine et l’Indonésie, se sont attelés à la tâche plus tardivement et, après avoir constaté que certaines errances politiques et idéologiques les menaient dans une impasse catastrophique, en sont revenus au bon vieux pragmatisme teinté d’esprit de syncrétisme et à l’ouverture sur le monde extérieur qui ont fait la grandeur et la richesse de la tradition millénaire asiatique. Il n’y a donc aucune raison de penser que le Vietnam ou la Birmanie ne sauront pas tôt ou tard rejoindre à leur tour le peloton de leurs voisins. D’autre part, les progrès économiques souvent spectaculaires qui ont été enregistrés depuis dix ans ou quinze ans ne signifient nullement que tous les problèmes de développement de ces pays aient été réglés comme par enchantement. La pauvreté et les inégalités sociales sont encore largement de mise un peu partout en Asie, et il n’y a pas de raison qu’elles soient plus faciles à éliminer qu’en Europe ou elles persistent après deux siècles de développement et réapparaissent même sous une forme renforcée depuis le début de la crise économique de l’ère post-industrielle. Bref, tout n’était peut-être pas si noir hier, mais tout n’est sûrement pas si rose aujourd’hui.

  • 4  Ce modèle explicatif n’est bien évidemment pas applicable tel quel aux cas tout de même très parti (...)
  • 5  Ainsi est-ce une réforme agraire drastique réalisée – fait tout de même assez singulier pour être (...)
  • 6  Sur le lien dialectique subtil que l’on peut établir dans une analyse socio-historique de l’Asie c (...)

6Au-delà de ce qui peut relativiser l’amplitude et la rapidité plus ou moins grande du renversement de tendance sus-mentionné, le changement qui est intervenu en l’espace de deux décennies au niveau des structures socio-économiques et socio-politiques de la majorité des pays d’Asie ne laisse tout de même pas d’impressionner, comme le souligne fort bien Gilbert Etienne dans son article. En y regardant de plus près, on s’aperçoit que ce sont partout les mêmes constantes qui sous-tendent le processus de changement en question. Partout, le développement de l’agriculture vivrière en constitue le point de départ, que ce soit par le biais d’une modernisation permettant l’intensification des rendements de riz et de blé comme en Corée, à Taïwan, en Chine, en Indonésie, en Inde et au Pakistan ou par une simple extensification des cultures traditionnelles bientôt suivie d’une diversification de la production comme en Thaïlande4. Partout, ce développement initial de la base agricole s’est rapidement accompagné d’une diversification de l’économie rurale dans le domaine des activités dites « hors ferme », qui vont du conditionnement et du stockage des produits jusqu’à la réparation du matériel et la fabrication de pièces détachées en passant par le transport des hommes et des denrées et le commerce de détail des biens manufacturés de première nécessité. Partout, cette diversification de l’économie rurale a contribué à une industrialisation progressive qui est passée sans trop d’encombres de la substitution des importations à la promotion des exportations et dans laquelle les petites et moyennes entreprises ont joué un rôle souvent majeur. Partout, ce développement économique à base rurale a entraîné une différentiation sociale non pas absolue mais relative dont les causes majeures sont à trouver dans les structures agraires relativement égalitaires de la plupart des pays en question5 et dont les principaux effets sont l’amélioration substantielle de la situation du plus grand nombre, l’augmentation du fossé séparant les riches des pauvres et l’émergence d’une classe moyenne que l’on pourrait qualifier de bourgeoise. Partout, ce nouveau phénomène de différentiation sociale a débouché sur un mécontentement croissant des plus démunis vis à vis des nantis et des classes moyennes issues du développement économique vis à vis du pouvoir politique souvent autoritaire qui en était à l’origine. Partout, ce mécontentement politique a donné naissance à des revendications pour un partage plus équitable du pouvoir et une démocratisation croissante de la société civile. Partout, les pouvoirs en place doivent composer face à la pression populaire ou se démettre, la démocratisation récente de pays aussi différents que la Corée, les Philippines et le Pakistan est bien là pour en apporter la preuve. Partout enfin, retrouve-t-on ce subtil équilibre entre le rôle incitateur de l’Etat et la part laissée à l’initiative privée et le fait que la modernisation économique, sociale et politique n’implique nulle part que l’on renie ses traditions culturelles ou religieuses. Bref, si le dosage peut varier d’un pays à l’autre, ce sont bien les mêmes ingrédients qui semblent être à l’origine du succès de l’Asie en matière de développement. En se risquant à une image audacieuse, on peut dire que l’histoire asiatique des trente dernières années se caractérise par une véritable « mutation dans la continuité »6.

Les conséquences de ce réveil pour l’Europe et la Suisse

  • 7  Le fait que la RFA soit le plus dynamique et le mieux placé des pays européens sur le marché asiat (...)
  • 8  La Suisse, ou les moyens ne manquent pourtant pas, ne fait malheureusement guère exception à la rè (...)
  • 9  Pour sa part, le Centre de Recherche sur l’Asie Moderne (CRAM) – conjointement soutenu par l’IUHEI (...)

7Les formidables progrès économiques accomplis par la majeure partie des pays en développement d’Asie au cours des trente dernières années et leur intrusion consécutive de plus en plus marquée sur le marché international ne sont pas sans avoir des conséquences importantes pour l’Europe au sens large dont la Suisse fait éminemment partie. Cela implique en effet tout simplement une révision assez fondamentale de sa politique commerciale et financière à leur égard ainsi que la réorientation de sa politique de coopération vers des formes nouvelles plus adaptées à leur niveau de développement. Or, il est malheureusement par trop évident que les décideurs de la plupart des pays européens ont encore inégalement saisi toute la portée du phénomène en question et l’urgence des réajustements qu’il nécessite. Cette léthargie regrettable trouve selon nous surtout son origine dans le fait que les cultures et les sociétés asiatiques restent encore par trop insuffisamment connues et étudiées en Europe. Pour s’adapter au changement rapide que traduit le réveil économique de l’Asie, il faudrait évidemment s’attacher à mieux la connaître afin d’essayer d’en comprendre moins mal les valeurs et les mentalités ou de commencer à en parler les langues et en respecter les usages. Une meilleure connaissance de cette région du monde est d’autant plus indispensable qu’elle est elle même complexe, variée, contradictoire et déroutante. Il n’y a en effet guère plus d’homogénéité entre les différents pays d’Asie qu’à l’échelle du Tiers Monde pris dans son ensemble. On ne peut par exemple décemment plus classer la Corée ou Taïwan dans la même catégorie que le Laos ou le Népal. Les relations commerciales ou financières ainsi que les politiques de coopération devraient donc être définies ou formulées, sur mesure, en fonction de cette diversité et des spécificités de chacun. Pour cela, il est indispensable de pouvoir disposer d’un vaste pool d’expertise. Sa création n’est à son tour possible que si les pouvoirs publics et les entreprises privées joignent leurs efforts pour soutenir la formation de spécialistes de l’Asie et financer leurs recherches. Mais, à l’exception de l’Allemagne de l’Ouest – ou le gouvernement fédéral et ceux des « Länder » ainsi que les grandes fondations privées, notamment celles liées aux principaux partis politiques du pays, font un effort concerté non négligeable pour aller dans ce sens7 – l’avarice à courte vue de la majorité des autres pays européens dans ce domaine est proprement affligeante8. Pendant ce temps, le Japon sait faire ce qu’il faut en la matière pour rester prépondérant dans ce qu’il a toujours considéré comme sa sphère naturelle d’influence et la puissance des Etats Unis les met pour l’instant à l’abri de certaines grossières erreurs de jugement d’une administration républicaine pas toujours des mieux inspirée sur ce genre de question. Sans une prise de conscience rapide des enjeux qui déboucherait sur une mobilisation substantielle des ressources permettant le développement des études asiatiques9, il est donc à craindre que la plupart des pays d’Europe – la Suisse au tout premier chef – éprouvent de plus en plus de difficulté à analyser et comprendre le changement économique et social accéléré de l’Asie. Ils éprouveront de ce fait encore plus de mal à s’adapter aux circonstances changeantes d’une économie internationale où l’Asie ira jouant un rôle croissant et risquent fort d’être les grands perdants de la vaste redistribution des cartes qui a commencé à s’opérer à l’échelle mondiale. Cela contribuera tout naturellement à entretenir les graves malentendus qui existent déjà à propos de l’Asie dans l’opinion publique européenne.

  • 10  Une nouvelle fois, la situation varie beaucoup d’un pays européen à l’autre. Ainsi deux pays aussi (...)

8Le plus fréquent de ces malentendus touche au rôle de l’Asie dans le domaine des relations commerciales et financières internationales. Elle est en effet souvent uniquement présentée et perçue comme un concurrent impitoyable et même déloyal, qui menace notre prospérité en inondant nos marchés de produits aussi bons et moins chers que les notres. Tenue de ce fait pour largement responsable du marasme régnant dans certains secteurs industriels européens traditionnels qui subissent le contrecoup de sa compétitivité supérieure (sidérurgie, mécanique lourde, construction navale, industrie textile etc.), elle jouit d’une image essentiellement négative. Pour beaucoup, il faut donc non seulement s’en méfier mais il convient même de se défendre contre la « guerre économique » qu’elle entretient à notre égard en érigeant des barrières douanières ou en interceptant ses exportations. Face à cela, ne devrait-on pas se dire qu’il est temps de rétablir une certaine forme d’équilibre en cessant de considérer uniquement l’Asie comme une concurrente déloyale mais également comme une partenaire intéressante et prometteuse, comme cela ressort clairement de l’article de Rudolf Ramsauer. Certes, au niveau de l’offre, elle constitue une menace et oblige nos économies à se restructurer sous la contrainte, mais elle représente aussi une chance immense pour notre développement futur par sa demande croissante dans les secteurs de haute technologie et les services ou la plupart des pays d’Europe, dont la Suisse, disposent de cartes non négligeables. Dans cette perspective, ne serait-il pas également plus judicieux d’essayer de trouver dorénavant avec elle un compromis mutuellement acceptable en jouant sur les complémentarités économiques existantes et en formant des « joint ventures » dans tous les domaines ou cela s’avère rentable, plutôt que de rester frileusement assis sur notre « know how » de peur du plagiat et de la copie comme on le constate malheureusement par trop souvent. De manière plus générale, l’Asie ne devrait-elle pas commencer par ailleurs à être de plus en plus clairement perçue pour ce qu’elle est avant tout : le plus formidable marché du monde à l’horizon du XXIe siècle. On imagine en effet encore trop mal ce que peut signifier pour la prospérité universelle le développement de pays comme la Chine ou l’Inde le jour ou le revenu moyen de leurs deux milliards de ressortissants aura simplement atteint celui de la Grèce ou du Portugal. Mais pour que l’Europe s’implante efficacement sur ce marché, il faut d’abord qu’elle apprenne à mieux le connaître. Or sur ce plan, les choses laissent beaucoup à désirer comme nous l’avons vu plus haut10. D’autre part, il faut aussi que les pays d’Asie continuent eux-mêmes à se développer afin que le niveau de vie moyen et le pouvoir d’achat de leurs populations s’améliorent et aient une chance de se rapprocher progressivement des notres. Pour cela il faut continuer à soutenir leur développement, d’un côté en favorisant leurs exportations de matières premières et de biens agricoles ou manufacturés devenus trop coûteux à produire dans nos économies avancées, de l’autre en mettant sur pied – pour ceux qui en ont encore besoin – des politiques de coopération mieux adaptées et plus efficaces. C’est bien là tout l’enjeu profond d’une interdépendance croissante et d’un développement complémentaire plus égalitaire et a l’échelle de la planète.

9D’autre part, ce n’est pas parce que l’Asie a commencé à se développer que tous ses problèmes de développement sont réglés pour autant. Comme nous l’avons déjà vu, l’amélioration du sort pour une assez large majorité de la population n’empêche pas que les niveaux de vie restent fort bas et que la pauvreté est encore largement répandue dans la majorité des pays de la région. Il faut donc continuer et peut être même intensifier l’effort d’aide internationale, tant pour éliminer la pauvreté que pour permettre à ces pays de se développer et de devenir des partenaires encore plus importants dans les échanges internationaux. Cet effort de coopération devrait cependant être adapté de manière très précise aux besoins des pays en question et au niveau de développement qu’ils ont atteint. Les quatre « petits dragons » nouvellement industrialisés n’ont pour leur part bien évidemment plus du tout besoin de ce genre de soutien. De même peut-on s’interroger sur la pertinence qu’il peut avoir pour des prétendants au titre de NPI aussi dynamiques que la Malaisie ou la Thaïlande. Tous les autres pays asiatiques devraient en revanche encore en bénéficier, mais selon des modalités nouvelles et variables. C’est ainsi que la lutte contre la pauvreté qui est inscrite dans les objectifs prioritaires de nombreux organismes de coopération bilatérale pourrait probablement être mieux menée et gagnée par le biais des ONG locales qui se sont formidablement développé dans les pays d’Asie depuis quinze ans. Elles ont une bien meilleure connaissance du milieu et sont beaucoup plus proches des préoccupations de leurs populations que l’expert étranger le mieux intentionné comme le prouvent de nombreux exemples. La coopération publique bilatérale devrait quant à elle s’orienter de plus en plus dans des pays comme l’Inde, la Chine, l’Indonésie ou le Pakistan vers la formation professionnelle de cadres et techniciens moyens et supérieurs dont leurs économies en plein processus d’industrialisation ont un urgent besoin. Ils maîtrisent en effet désormais fort bien le développement de leur agriculture et n’ont guère de leçons à recevoir dans ce domaine. C’est d’ailleurs la double direction prise par la DDA en Inde, comme le montre l’article signé de Serge Chappatte et Kurt Vögele.

10Cette réorientation de la politique de coopération n’est cependant pas toujours indispensable. Ainsi, un gros effort est-il encore requis au niveau agricole pour un pays comme le Bangladesh, qui aura probablement toujours besoin d’être soutenu par l’aide internationale jusqu’à ce que ses immenses problèmes de maîtrise hydraulique soient réglés dans le sens ou semblent vouloir s’engager la France et les Pays Bas. Par ailleurs, à l’instar de ce qui se dessine actuellement pour l’Afghanistan, des programmes de coopération relativement classiques seront probablement indispensables pour soutenir la reconstruction et le développement du Vietnam, du Cambodge ou du Laos quand la situation politique le permettra. De même la Birmanie aura-t-elle besoin d’un appui extérieur important le jour ou elle s’ouvrira sur le reste du monde. Pour l’instant, la Suisse et les autres pays européens ne semblent malheureusement pas s’être préparés très sérieusement à une telle éventualité, mais le Japon est déjà fermement prêt à s’atteler à la tâche le moment venu. Dans un ordre d’idée similaire, il serait certainement digne et judicieux que l’Europe s’engage plus fermement dans le soutien à la jeune démocratie philippine, plutôt que de laisser une nouvelle fois tout le champ libre aux USA et au Japon. Bref, la coopération au développement européenne – traditionnellement plutôt concentrée sur son pré-carré africain – a encore un important rôle à jouer dans une bonne partie des pays d’Asie. Une des nouvelles formes de coopération prometteuses ne serait-elle d’ailleurs pas que les pays européens – en règle générale bien implantés des deux côtés de l’Océan indien – suscitent et financent le développement de la coopération sud-sud de l’Asie vers l’Afrique. De par leurs expériences récentes et le succès de leurs politiques, des pays comme l’Inde ou l’Indonésie auraient en effet peut-être beaucoup plus à apporter à l’Afrique que l’Europe en matière de développement rural et agricole ainsi que sur une multitude d’autres aspects économiques et sociaux allant des soins de santé primaires et du planning familial au secteur informel et à la mise en place d’ONG de base autonomes et viables. La Suisse pourrait par exemple jouer un rôle moteur d’intermédiaire dans ce domaine entre l’Indonésie et Madagascar, deux pays cousins ou elle est fortement engagée et ou l’assistance technique de l’Asie vers l’Afrique serait certainement très utile. C’est en tous les cas là un champ d’activité novateur à explorer.


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11Pour conclure ces quelques remarques introductives, une seule et unique chose mérite d’être soulignée avec force : ni la Suisse, ni les autres pays faisant partie de la vieille Europe industrielle en crise, ne peuvent se payer le luxe d’ignorer la formidable dynamique qui se manifeste depuis quelques années à « l’est du monde ». De par son histoire et ses traditions, l’Europe est bien placée – au seuil du grand marché unique de 1992 – pour devenir un partenaire privilégié du réveil économique de l’Asie. De son côté, la Suisse dispose également d’atouts non négligeables. Il suffit que chacun mette au rencart les Intérêts frileux et suicidaires habituels du court terme et que commence à primer la vision plus large qui résulterait d’une volonté politique faite de réalisme et d’imagination. Quoiqu’il en soit, membres de la CEE ou pas, ceux des pays d’Europe qui ne monteraient pas au plus tôt dans le train du développement de la région Asie-Pacifique, voire même la manqueraient, risquent fort d’être progressivement réduit au rôle d’acteurs marginaux dans le système économique mondial du siècle à venir.

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Notes

1  Pour de plus amples informations sur la problématique du développement industriel des pays de la région Asie-Pacifique, on se reportera au tout récent ouvrage collectif publié sous la direction de Jean-Luc MAURER et Philippe REGNIER : La nouvelle Asie industrielle. Enjeux, stratégies et perspectives. Paris, Presses Universitaires de France, Publications de l’IUHEI/Genève, Centre de Recherche sur l’Asie Moderne, 1989.

2  Ainsi le pays accroît actuellement sa dépendance alimentaire en important plus de 1 million de tonnes de riz et l’inflation galope à plus de 1 000 %.

3  Ce qui constitue déjà un exploit d’envergure si l’on pense aux deux siècles dont notre vieille Europe a eu besoin pour aborder, franchir et dépasser le cap de sa révolution industrielle.

4  Ce modèle explicatif n’est bien évidemment pas applicable tel quel aux cas tout de même très particuliers des deux Cités-Etats sans base agricole que sont Singapour et Hong Kong. On pourrait cependant arguer du fait que toutes deux ne sont que les têtes de pont d’hinterland malais et chinois éminemment agricoles et qu’elles ont été l’une et l’autre peuplées relativement récemment par des populations d’origine et de tradition rurales.

5  Ainsi est-ce une réforme agraire drastique réalisée – fait tout de même assez singulier pour être souligné – sous l’égide de l’administration militaire américaine et accompagnée des mesures appropriées tant au niveau de la stimulation que de l’encadrement de la production agricole qui est à l’origine de tout le processus de développement, à Taïwan comme en Corée du Sud. De même ne peut-on comprendre l’effet de différentiation sociale somme toute relativement limité de la « révolution verte » à Java ou au Punjab qu’en tenant compte de la structure agraire elle même relativement peu différentiée caractérisant ces sociétés rurales. Le petit paysan parcellaire est à la base du développement économique asiatique des vingt dernières années.

6  Sur le lien dialectique subtil que l’on peut établir dans une analyse socio-historique de l’Asie contemporaine entre ces deux termes apparemment contradictoires, on peut consulter l’ouvrage de Jean-François BILLETER, Gilbert ETIENNE et Jean-Luc MAURER, Sociétés asiatiques : mutations et continuité. Chine-Inde-Indonésie. Paris, Presses Universitaires de France, Publications de l’IUHEI/Genève, 1985.

7  Le fait que la RFA soit le plus dynamique et le mieux placé des pays européens sur le marché asiatique n’est évidemment pas le fruit du hasard.

8  La Suisse, ou les moyens ne manquent pourtant pas, ne fait malheureusement guère exception à la règle. Il est ainsi regrettable que l’Université de Zurich n’ait pas pu empêcher l’année dernière le départ pour la SOAS de Londres de la seule spécialiste helvétique internationalement reconnue de la Corée.

9  Pour sa part, le Centre de Recherche sur l’Asie Moderne (CRAM) – conjointement soutenu par l’IUHEI et l’IUED – essaye tant bien que mal avec ses modestes moyens de jouer ce rôle en sensibilisant les acteurs institutionnels politiques et économiques aux enjeux du développement asiatique. C’est ainsi qu’il organise chaque année un colloque d’une journée sur un thème d’actualité présentant un intérêt particulier pour ces derniers au cours duquel des universitaires spécialistes de l’Asie et des représentants des pouvoirs publics et du monde des entreprises peuvent se livrer à un échange de vue fructueux. Celui qui s’est tenu au mois de mai 1988 a par exemple porté sur le problème du commerce international et des marchés financiers dans la région Asie-Pacifique. Il est à noter qu’il a pu être organisé grâce au généreux soutien financier d’une importante société financière présente à Genève et que la publication qui en est sortie n’aurait pas pu être imprimée sans l’appui d’une grande banque de Zurich. C’est bien la preuve que ce genre de collaboration est possible. Pour plus de détails on peut se reporter à l’ouvrage en question : Jean-Luc MAURER and Philippe REGNIER (Eds). International trade and financial markets in the Asia-Pacific region. Geneva, Modern Asia Research Centre, 1988. Parmi les nombreux autres efforts aussi entrepris par le CRAM pour stimuler le développement des études asiatiques en Suisse, signalons l’élaboration d’un premier annuaire helvétique des chercheurs spécialisés sur l’Asie et d’un répertoire des boursiers d’origine asiatique ayant fait leur études en Suisse, qui paraîtront tous deux en 1989.

10  Une nouvelle fois, la situation varie beaucoup d’un pays européen à l’autre. Ainsi deux pays aussi différents que la RFA et l’Italie font-il un effort majeur pour s’implanter sur le marché asiatique, le premier grâce à une collaboration étroite entre les pouvoirs publics et les entreprises, le second grâce au dynamisme et à la créativité d’une industrie privée peu entravée par l’Etat. En revanche, ni la France, ni la Suisse ne sont très dynamiques ni particulièrement bien placées, la première empêtrée qu’elle est dans ses éternels problèmes politiques et sociaux, la seconde parce qu’elle pense toujours être un cas à part qui réussira à surmonter toute difficulté grâce à son modèle magique.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Luc Maurer, « Le réveil économique de l’Asie »Annuaire suisse de politique de développement, 8 | 1988, 127-136.

Référence électronique

Jean-Luc Maurer, « Le réveil économique de l’Asie »Annuaire suisse de politique de développement [En ligne], 8 | 1988, mis en ligne le 13 mars 2013, consulté le 13 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/aspd/1282 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aspd.1282

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Auteur

Jean-Luc Maurer

Chargé de cours, IUED, Genève

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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