1Mme, Directrice d’études, École pratique des hautes études – Section des sciences religieuses

2À la suite d’une année précédente extrêmement perturbée par la situation sanitaire, le programme « Droits de l’Homme et religions » du séminaire « Religions et relations internationales » – prévu initialement en 2019-2020 – a été poursuivi selon les modalités électroniques alors préconisées, avec un enseignement uniquement à distance via la plateforme GoToMeeting.

3L’année académique a été subdivisée en deux parties distinctes alternées. La première a été constituée par une série de six conférences proposées au premier semestre par l’historienne Sarah Scholl (université de Genève), chargée de conférences à l’EPHE, sur le thème suivant « Guerre des deux France et sécularisation au xix^e siècle. Une perspective transnationale ». Celles-ci sont détaillées par son autrice elle-même dans le présent Annuaire.

4La deuxième partie, au premier et au second semestre, a permis des interventions successives marquées par l’interdisciplinarité, sur des sujets historiques ou d’actualité. Cinq axes de réflexion en ont constitué l’architecture.

Laïcité, laïcités…

5Un premier volet a été composé de contributions à l’histoire, aux réalités actuelles et aux mutations récentes du principe de laïcité en France et dans des pays limitrophes.

6L’historien Vincent Genin (EPHE-GSRL), nous a présenté ses travaux récents devant constituer le mémoire inédit de son habilitation à diriger des recherches. Revenant sur l’histoire récente de la laïcité, il a montré comment celle-ci est devenue très récemment un objet de sciences (en particulier humaines et sociales) tant en France que dans le pays voisin qu’est la Belgique. En faisant la généalogie des chercheurs qui ont travaillé le sujet, il a permis de dresser une typologie très fructueuse des différentes tendances laïques académiques, qui n’épousent pas forcément les multiples philosophies laïques présentes dans le débat social.

7Le professeur de sciences politiques Jean-Yves Pranchère (université libre de Bruxelles), est – quant à lui – revenu sur un fameux article de Régis Debray paru dans le Nouvel Observateur en 1989 sur la différence – selon lui irréductible – entre république et démocratie, à l’occasion d’un débat de société provoqué par l’apparition des premiers foulards islamiques dans des établissements scolaires français. Le penseur y opposait alors la notion de république, seule à même de reposer sur des valeurs communes (dont la laïcité), à la notion de démocratie qui ne se résumerait, pour lui, qu’au seul mode exclusivement technique de désignation des instances politiques. La question posée par Jean-Yves Pranchère, était donc de savoir si, en philosophie politique, cette opposition entre république et démocratie permettait véritablement d’en conclure à une exceptionnalité française en matière de pratiques à la fois républicaine et laïque. À l’aide d’exemples démocratiques et républicains autres que français, il a permis de nuancer cette opposition. Il en a conclu que si une république se devait d’être forcément démocrate, à l’inverse, une démocratie non républicaine, ne préjugeait pas du respect du principe d’égalité citoyenne et de non-discrimination garanti par le principe de laïcité.

8La sociologue Lauren Bakir (université de Strasbourg), nous a ensuite fait part de ses réflexions sur le concept de laïcité axiologique qu’elle a voulu forger dans sa thèse récente en sociologie des religions. Par l’emploi de ce qualificatif, elle entendait montrer la transformation progressive – et paraissant inéluctable – dans les discours publics et médiatiques franco-français d’un principe juridique centenaire en une valeur morale à forte teneur identitaire qui excédait largement sa première définition historique.

9En conclusion et point d’orgue de ces réflexions sur le statut actuel du concept de laïcité en France, le chargé de mission Éric Germain (membre de l’État-major des Armées) est revenu sur une expérience pratique d’application de la laïcité dans le cadre d’une institution importante de l’État, l’armée. Il y constatait que cette dernière avait consenti, pour des raisons évidentes de bon fonctionnement et de mobilisation harmonieuse de ses différents corps, à de nombreux accommodements, permettant à des pratiques religieuses diverses de s’effectuer pacifiquement en son sein (aumôneries, repas différenciés, etc.). Cette politique libérale semble devoir s’opposer selon lui à une conception plus intransigeante de la laïcité et dont la visée générale serait actuellement l’extension du domaine de la neutralité dans les autres sphères de l’État et de la société. Et pourtant, cette expérience apparemment réussie pourrait heureusement inspirer d’autres administrations confrontées à la pluralisation culturelle, religieuse et sociale dans notre pays.

Expériences historiques internationales sur l’établissement de la liberté religieuse et ses contestations

10Le deuxième volet de notre réflexion, plus axé sur l’étude d’expériences internationales, s’est appliqué à explorer des histoires politico-religieuses différentes en matière de gestion du pluralisme et de la liberté religieuse dans des pays autres que la France.

11Le doctorant Petru-Lucian Cirlan (EPHE-GSRL), est revenu sur les rapports conflictuels entretenus entre le christianisme dans sa version orthodoxe et les droits de l’Homme au cours du second xx^e siècle. Il a poussé son analyse jusqu’aux années les plus récentes, à travers une étude fine et documentée des attendus du débat autour du référendum sur le mariage des personnes de même sexe en Roumanie. Ce dernier a largement été investi par les Églises roumaines, tant orthodoxes que protestantes. À travers son analyse des discours théologiques, des actions internationales et des pratiques socio-politiques, il a pu montrer la naissance d’une collusion de ces différentes Églises dans la promotion d’une vision essentiellement conservatrice de la société. Cet œcuménisme chrétien d’un genre plus politique que réellement théologique, n’a pas empêché l’émergence et même la consolidation d’une nouvelle opinion publique mieux acculturée à la culture mondialisée et dont la conscience – désormais sécularisée – compte bien, elle aussi, intervenir aussi dans la transformation de la société roumaine moderne.

12Davide Rosso (directeur de la Fondazione Centro culturale Valdese de Torre Pelice), nous a présenté le cas particulier de l’histoire des relations entre l’État italien et de la petite minorité protestante vaudoise, présente dans le nord de la péninsule depuis la fin du Moyen Âge. Restreignant essentiellement cependant son propos à l’histoire la plus contemporaine, il a retracé les différents moments ayant émaillé la difficile reconnaissance des minorités religieuses en Italie entre les accords de Latran de 1929 et le nouveau concordat conclu avec l’Église catholique en 1984.

13En conclusion, le professeur de relations internationales François Forêt (université libre de Bruxelles), s’est attaché à questionner les atermoiements en matière de garantie de la liberté religieuse en Europe, à l’épreuve des différentes crises traversées par ce continent. Présentant les avancées juridiques garanties par la ratification des différents textes internationaux des droits de l’Homme, il a analysé plusieurs des divers obstacles qui se sont opposés à sa complète réalisation dans cette région du monde. À l’épreuve des défis politiques, migratoires, mais aussi religieux, il a pu montrer qu’au-delà des grands principes, de nombreuses entorses à une conception véritablement laïcisée de la liberté religieuse se rencontrent encore dans la plupart des pays considérés.

Quels rôles peuvent avoir les extrémismes religieux sur la déstabilisation des principes libéraux des droits de l’homme ?

Le troisième volet de notre réflexion s’est attaché à présenter des exemples précis de défis aux valeurs démocratiques et aux droits humains en matière de liberté religieuse et de tolérance. L’historienne Géraldine Vaughan (université de Rouen), nous a ainsi présenté une doctrine de haine d’origine religieuse, l’anticatholicisme au Royaume-Uni. Celui-ci, ayant émergé au plus profond des guerres de religions est devenu une véritable politique d’État au moment de l’officialisation de la religion anglicane comme religion officielle au xvii^e siècle. Si, dans cet espace, la tolérance étatique des diverses sensibilités et mouvements religieux protestants s’est progressivement accrue, il n’en a pas été de même pour ce qui concerne la petite minorité catholique anglaise, vue à la fois comme religieusement dissidente et politiquement rebelle. Cette fièvre anticatholique s’est encore accentuée au xix^e siècle, essentiellement au sein des confessions protestantes, alors que l’État central se libéralisait au contraire dans son acception progressive de la légitimité des minorités religieuses et que la société se sécularisait indéniablement. Par des exemples précis tirés des archives, des sermons et des périodiques protestants, Géraldine Vaughan a pu ainsi montrer que lorsqu’une société se pluralise, elle génère en même temps de nouveaux combats identitaires. Ces derniers contribuent par ailleurs à brouiller la frontière entre ce qui relève de la seule controverse religieuse et du débat politique dans une majorité qui se sent particulièrement relativisée et donc menacée.

L’historienne du droit Blandine Chélini-Pont (université d’Aix-Marseille), est venue faire, elle aussi, un point historique sur une campagne beaucoup plus récente (entre 1999 et 2011) menée par l’« Organisation de la coopération islamique » et dont l’objet était la limitation des expressions antireligieuses dans le droit international. Cette tentative de protection de la religion (essentiellement islamique) contre la diffamation religieuse (le « blasphème ») a d’abord connu un certain succès dans les instances onusiennes, avant d’être résolue par l’abandon (provisoire ?) des démarches en ce sens de l’OCI. En montrant les différents arguments des camps en présence, et en présentant surtout les enjeux de cette controverse sur la garantie de la liberté d’expression individuelle et collective, elle a montré la plasticité des concepts de religion et d’offense religieuse qui rend le débat plus politique que réellement théologique, et donc difficile à résoudre au sein d’instances laïques composant le système juridique international.

Le sociologue Romain Sèze (EPHE-GSRL), a quant à lui détaillé un exemple particulier de politique étatique la fois politique et religieuse. Celle-ci menée par un État laïque comme la France, s’est attachée à la lutte contre la radicalisation et à travers elle, l’extrémisme religieux. Motivé par des considérations d’ordre public (afin d’éviter le renouvellement des actions terroristes émanant d’un certain islam politique), le combat des gouvernements successivement envisagés a oscillé entre pratiques répressives (avec la généralisation du signalement policier, l’aggravation des peines juridiques et l’enfermement) et entreprises plus pédagogiques (avec l’élaboration de de programmes de rééducation, dits de déradicalisation). Le bilan de ces actions publiques n’a pourtant pas empêché toutes les entreprises de déstabilisation terroriste et les programmes successivement mis en place ont ainsi montré leurs limites. Le défi que cette politique a par ailleurs constitué pour l’État laïque, théoriquement incompétent en matière d’opinions religieuses, mais évidemment légitime dans des mesures plus politiques contre l’extrémisme, reste entier.

En conclusion, le politiste Jacques Dupouey (université de Paris Ouest Nanterre La Défense) a présenté un tableau de de l’extrémisme religieux tel qu’il peut s’exprimer actuellement dans différents pays d’Asie. Son analyse macro-politique a permis de mesurer les dangerosités équivalentes des extrémismes de type politique, même si publiquement affichés comme étant à motivations religieuses, qu’ils soient de nature islamique, hindouiste ou bouddhiste, tels qu’ils sont actuellement à l’œuvre dans cette vaste région du monde. Il a pu souligner les différentes politiques mises en place par les États en soulignant que celles-ci ont eu souvent tendance à aggraver les conflits plutôt qu’à les résoudre. À travers des réglementations souvent discriminatoires, les pouvoirs publics ont parfois ainsi contribué à exacerber des conflits souvent locaux en leur donnant une stature nationale et une coloration identitaire qu’ils n’avaient pas forcément au départ.

Droits de l’homme et liberté de religion et de conviction

14Le quatrième volet de notre réflexion s’est étendu plus spécifiquement aux relations internationales et à ses incidences en matière de liberté de religion et de conviction. Le professeur de droit public Emmanuel Decaux (université de Paris II Panthéon-Assas), est venu ainsi traiter de l’éducation, de la liberté et de la laïcité à la lumière des débats récents en France, vues d’un point de vue juridique. Il a aussi présenté en contrepoint les travaux des Nations unies sur le sujet comme les débats ayant abouti à la Déclaration sur l’éducation et la formation aux droits de l’homme adoptée en 2011. L’éclairage internationaliste a permis des débats fructueux sur la place des pratiques française dans le concert des réglementations internationales.

15Toujours dans le domaine juridique, la professeure de droit public Laurence Burgorgue Larsen (université de Paris I Panthéon-Sorbonne), est venue présenter son ouvrage intitulé Les 3 Cours régionales des droits de l’homme in context. La justice qui n’allait pas de soi, Pedone, Paris 2020. Son propos éclairé a permis une meilleure compréhension de la constitution historique et du fonctionnement juridique de ces cours de justice internationales (à Strasbourg, San José et Arusha). Toutes trois appuyées sur le texte séminal et programmatique de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, elles se ressemblent dans leur mission commune d’enracinement d’une culture de liberté et dans la défense des grands principes des droits de l’Homme ratifiés par les différents États qui se trouvent sous leur juridiction. Elles se distinguent par leur approche régionaliste et leurs différents outils de fonctionnement. Cependant, elles se heurtent aux mêmes défis, ceux le plus souvent opposés par les États, qui rechignent à se soumettre à des obligations qui outrepassent nécessairement leur propre souveraineté, en particulier en matière de traitement des minorités religieuses.

16En conclusion, le philosophe Olivier Abel (Institut protestant de théologie), est revenu sur une question existentielle, celle de savoir si les droits religieux sont toujours réductibles aux droits de la conscience individuelle. Son parcours philosophique, à travers les exemples qu’il a présenté de différents combats historiques menés en faveur de la liberté, montre en effet, que la défense inconditionnelle de la liberté religieuse peut parfois arriver à brider la liberté de conscience des individus. L’équation liberté de conscience, liberté de culte et liberté d’expression relève donc d’un équilibre fragile qui doit être réaménagé à chaque époque et dans chaque société.

Religions et nouvelles questions de genre

17Dans ce cinquième et dernier volet de notre réflexion, nous avons voulu aborder les rapports entre droits de l’Homme et religions à travers le prisme du genre. L’historienne Florence Rochefort (GSRL), est venue présenter le livre imposant auquel elle a collaboré Ne nous libérez pas on s’en charge ! Histoire des féminismes de 1789 à nos jours. S’attachant à présenter les chapitres dont elle avait la charge, en particulier tous ceux qui voyaient se croiser l’histoire des femmes et le féminisme religieux, elle a mis en lumière une généalogie un peu oubliée de l’histoire de ce mouvement contemporain. Car c’est bien souvent à cause de leur engagement religieux que certaines féministes ont trouvé l’énergie et le moteur de leur combat pour une plus grande égalité de traitement entre les femmes et les hommes, et ce à la fois au sein des Églises elles-mêmes et dans la société civile.

18Enfin, à partir de son témoignage de membre de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique (CIASE), la professeure de droit public Christine Lazerges (université Paris I Panthéon-Sorbonne), a traité de l’aspect très contemporain du problème de la réparation due aux victimes des abus perpétrés par le clergé catholique en France ces cinquante dernières années. Mêlant cas particuliers et réflexions de juriste civile (en particulier sur l’inadaptation aux critères des droits de l’homme, de l’égalité entre les sexes, de la justice ecclésiastique et du droit canon), elle a bien montré l’ampleur de l’affaire et son caractère véritablement systémique. Son exposé ayant précédé la publication du rapport Sauvé survenue quelques mois plus tard a aussi permis de mieux comprendre la méthodologie et les choix de traitement des différents cas qui a été employée par la commission dédiée. Cette présentation d’une recherche action a été très éclairante pour bien en suivre tous les enjeux pour les mouvements religieux qu’ils soient de masse ou de type sectaire.