• 1 La pénétration du droit romain dans le droit canonique classique de Gratien à Innocent IV (1140-125 (...)
• 2 Voir par exemple, Note sur les manuscrits de droit romain de la Bibliothèque municipale de Tours, T (...)
• 3 S. Kuttner, Repertorium der Kanonistik (1140-1234) : prodromus corporis glossatorum, Vatican 1937 ( (...)

1Pierre Legendre est décédé le 2 mars à l’âge de 92 ans. Il était né le 15 juin 1930 dans le Cotentin, la région de ses origines familiales avec laquelle il maintiendra de fortes attaches personnelles et où il repose désormais. En 1948, après le baccalauréat, hésitant entre le droit et la biologie, il décide sur un coup de hasard, en tirant à pile ou face, de s’inscrire à la faculté de droit de l’université de Rennes où il suit parallèlement des enseignements d’histoire et de philosophie. Inscrit en thèse en 1953 à la faculté de droit de l’université de Paris, son vif intérêt pour toutes les formes d’écritures, manuscrite, calligraphiée ou imprimée, développé aux côtés d’un père imprimeur, le conduit à s’intéresser aux manuscrits juridiques médiévaux. Ils formeront la source principale d’une thèse d’histoire du droit sur la pénétration du droit romain dans le droit canonique classique, qu’il soutient en juin 1957 sous la direction de Gabriel Le Bras, historien du droit canonique et spécialiste de sociologie religieuse, dont il suit aussi les séminaires dispensés au sein de notre section dans le cadre de la direction d’études sur l’histoire du droit canonique1. Quelques mois plus tard, il est reçu premier au concours d’agrégation de droit romain et d’histoire du droit. Il enseigne successivement dans les facultés de droit de Lille, Nanterre et Paris 1 Panthéon Sorbonne. Historien de la tradition romano-canonique médiévale, il se destine à l’étude des manuscrits juridiques des xii^e et xiii^e siècles consultés pour sa thèse. Il souhaite en dresser un catalogue raisonné2 dans l’esprit des nouvelles recherches en droit savant médiéval impulsées par les travaux de Stephan Kuttner et son Repertorium der Kanonistik3. Mais les premières années de son enseignement universitaire lui donnent l’occasion d’explorer dans la pratique d’autres champs d’application du droit en dehors de l’histoire du droit.

• 4 L’avant-dernier des jours. Fragments de quasi mémoires, Paris 2021, p. 188-206.

2Nourrissant peu d’intérêt pour les attraits, trop opportunistes à son goût, d’une classique carrière universitaire, il choisit « de s’aventurer ailleurs » à l’heure ou d’autres se sentent enfin établis dans les rituels rassurants du monde académique4. C’est dans le cadre de plusieurs missions sur la mise en place d’un système de formation professionnelle, au Gabon et au Congo comme membre d’un cabinet d’experts puis au Mali, missionné par l’Unesco, qu’il découvre l’Afrique sub-saharienne dans les années mouvementées de la décolonisation. Cette expérience au contact d’anciennes cultures et de civilisations non occidentales le marque profondément. Elle le fait s’interroger sur les ressorts institutionnels de la civilisation occidentale telle qu’elle était encore promue et exportée par l’ancien pouvoir colonial. De ses diverses rencontres avec les détenteurs de traditions pluriséculaires et d’un savoir-faire ancestral, il tirera de nombreux enseignements sur sa propre fonction d’expert et sur la promotion occidentale de la modernité industrielle. Ces multiples rencontres africaines illustrent, comme tant d’autres en Europe ou ailleurs, l’importance vitale des contacts personnels qui ont jalonné son itinéraire intellectuel dans une ouverture d’esprit qu’il qualifiait fièrement de naïveté paysanne dans la confiance initiale, parfois déçue, qu’il accordait à ses interlocuteurs.

• 5 PUF, Paris 1968 (coll. Thémis).
• 6 Écrits Juridiques du Moyen Âge occidental, Variorum Reprints, Londres 1988.

3Au retour de ces missions, l’examen des agencements juridiques de l’État français et de ses rouages administratifs se traduit par la publication, en 1968, d’un premier ouvrage sur l’histoire de l’administration de 1750 à nos jours5. Sous la facture classique d’un manuel d’histoire du droit à l’usage des étudiants, ce livre dynamite les schémas historiques traditionnels. Il brosse, en un style impressionniste, le tableau de l’État administratif français entre l’État paternel et l’État providence tout en démystifiant le rôle de la période révolutionnaire dans l’héritage administratif français. Réédité en 1992 sous le titre plus révélateur de « Trésor historique de l’État en France », il met aussi en lumière l’importance culturelle de l’administration dans la conscience collective française de l’État. Cette première incursion dans l’histoire de l’administration publique ne détourne pas son auteur de ses recherches sur le droit romano-canonique médiéval. L’utrumque ius auquel il consacre plusieurs articles directement inspirés par le dépouillement de fonds manuscrits dans les archives et bibliothèques de divers pays européens, constitue à ses yeux la matrice historique de la culture étatique occidentale6.

• 7 La Summa Institutionum « Iustiniani est in hoc opere » (Manuscrit Pierpont Morgan 903), Francfort s (...)
• 8 A. Gouron, Die Entstehung der franzosischen Rechtsschule. Summa Iustiniani est in hoc opere und Tüb (...)

4Dans cet esprit il édite et publie, en 1973, le manuscrit de l’un des premiers commentaires médiévaux sur le droit romain conservé à la bibliothèque Pierpont Morgan à New York7. Exemplaire unique d’une somme sur les Institutes de Justinien, rédigée dans le midi rhodanien, au sein d’un milieu ecclésiastique probablement proche des Chanoines de Saint Ruf, vers le milieu du douzième siècle, la Summa « Iustiniani est in hoc opere » témoigne de la diffusion précoce du droit romain en deçà des Alpes, hors du Studium bolonais qui avait jusqu’ici retenu l’attention quasi exclusive des historiens du droit8. Cette édition renouvellera fondamentalement un siècle de connaissances sur la renaissance scientifique du droit romain dans l’Europe médiévale.

• 9 L’amour du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Paris 1974 (coll. Le champ freudien), 270 p.
• 10 Paris 2009, 537 p.
• 11 Les maîtres de la loi. Étude sur la fonction dogmatique en régime industriel, Paris 1983 (Annales E (...)
• 12 Les enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, Paris 1992, p. 237-276.

5C’est au même moment que Pierre Legendre développe les bases conceptuelles et méthodologiques d’une réflexion originale et rigoureuse sur ce qu’il définit comme la « civilisation du droit civil ». Il en présente les premiers résultats, en 1974, dans un ouvrage provocateur sur « L’amour du censeur » où il analyse les mécanismes de croyance et de soumission au pouvoir dans le fonctionnement d’un ordre qu’il qualifie pour la première fois de dogmatique9. Dans ce livre se révèle la triple essence historique, juridique et psychanalytique d’une pensée multiforme et rebelle aux catégories traditionnelles du savoir. La psychanalyse qui lui était familière depuis ses années d’étudiant à Rennes, constitue le noyau de son apport scientifique qui révolutionne les modes de penser les rapports du droit et de la théologie dans la construction de l’État moderne. Rapports sur lesquels il reviendra plus longuement dans ses leçons IX sur l’autre Bible de l’Occident. Le monument romano-canonique publiées en 2009 dont le sous-titre « Étude sur l’architecture dogmatique des sociétés » capture l’essence de trente années de recherches sur la fonction dogmatique des institutions dans la société techno-industrielle10. Car il s’agit bien pour Pierre Legendre qui se refusera toujours à être un donneur de leçons, de nous faire prendre conscience de l’importance fondamentale des modes de représentation théologico-juridiques de la prise de conscience de soi par l’individu et de son statut d’animal parlant. Ce phénomène institutionnel issu de la fusion du christianisme latin et du droit romain prend corps au douzième siècle. Il se concrétise au siècle suivant dans la personne du souverain pontife comme le dépositaire des lois, le titulaire des pleins pouvoirs (plenitudo potestatis) et le précurseur de l’État administratif. Cette construction dogmatique est le produit de l’exégèse, par les juristes médiévaux, des textes de droit romain compilés au sixième siècle à l’initiative de l’empereur Justinien et des diverses sources normatives de l’Église harmonisées par Gratien qui constitueront le socle doctrinal du droit canonique dans la première moitié du douzième siècle11. L’opération de transplantation de textes antiques dans le terreau christianisé de la société médiévale est rendue possible par une révolution de l’interprète12 qui met en scène le droit romano-canonique comme la référence identitaire de l’Occident chrétien.

• 13 Sur la question dogmatique en Occident. Aspects théoriques, Paris 1999, chap. II : « Artiste de la (...)
• 14 Jouir du Pouvoir. Traité de la bureaucratie patriote, Paris 1976 (coll. Critique), 275 p.
• 15 Paroles poétiques échappées du texte. Leçons sur la communication industrielle, Paris 1982, 252 p.

6Cette révolution consacre aussi la fonction structurale du juriste13. Il est l’architecte d’un système juridique célébré comme source de vérité et fondé sur la raison qui est à la fois « raison du monde et raison de vivre ». Lecteur assidu de ces commentaires dont la plupart sont encore inédits, Pierre Legendre nous invite, dans ce livre et dans ceux qui suivront sur la bureaucratie (1976)14 et sur la communication industrielle15 à fouiller les diverses couches sédimentaires de la masse institutionnelle des discours dogmatiques qui construisent la société occidentale.

• 16 École Pratique des Hautes Études – Section des Sciences Religieuses, Annuaire. Résumé des conférenc (...)
• 17 L’empire de la vérité. Leçons II, Paris 1983, 253 p.
• 18 Ce souci de la « belle écriture » et du beau livre est particulièrement illustré par la création de (...)

7En 1978, il succède à Jean Gaudemet dans la direction d’études sur l’histoire du droit canonique dont le titre est redéfini, deux années plus tard, en « Espaces canoniques du christianisme occidental ». Avec ce nouvel intitulé, il s’agit pour son titulaire de mieux exprimer la volonté de penser librement en dehors des références historiques qui réduisaient le droit canonique à une forme de propagande religieuse de la Contre-Réforme16. Pendant vingt années, son enseignement dans notre section à laquelle il était très fier d’appartenir, lui donne l’occasion de développer et d’approfondir les concepts clés de sa réflexion sur les racines juridiques de la civilisation occidentale. Les liens qu’il noue avec plusieurs de ses collègues, dans un milieu intellectuel de grande érudition et de liberté de pensée, seront toujours un point fondamental de référence dans son œuvre. En 1983, la publication de « l’empire de la vérité17 » sur le rôle de la fonction dogmatique dans le système industriel inaugure une série d’ouvrages, issus des leçons dispensées dans le cadre de sa direction d’étude, dans lesquels il n’aura de cesse de mettre au jour les montages dogmatiques de la civilisation occidentale18.

• 19 Notamment, l’ouvrage écrit en collaboration avec A. Papageorgiou-Legendre sur la filiation, Filiati (...)
• 20 Par exemple, les commentaires sur la Bulle « Rex Pacificus » par laquelle le pape Grégoire IX avait (...)

10Cette pensée en apparence théorique sur la fonction dogmatique et l’interprétation des textes fondateurs de la culture étatique occidentale se nourrit aussi d’exemples concrets sur la filiation et l’image du Père dans la représentation de l’État. Ils sont mis en valeur par l’apport de la psychanalyse qui constitue le fil conducteur de son œuvre19. C’est dans cet esprit que Pierre Legendre a aussi voulu attirer notre attention sur les images et les emblèmes dont il a maintes fois souligné la fonction normative dans l’imaginaire occidental. L’usage qu’il en fait lui-même dans ses ouvrages révèle leur statut distinctif. Les images qui sont toujours présentes en couverture de ses leçons ou insérées dans le cours du texte ne sont pas des illustrations mais des déclarations écrites. Elles portent en elles des arguments qui leur sont propres sans pour autant véhiculer un message qu’il ne leur appartient pas de définir. Elles constituent d’autres textes dans la sédimentation des discours au même titre que la poésie, qui occupe avec le cinéma une place vitale dans toute l’œuvre et la vie de son auteur. En ce sens, les films qu’il a dirigés sur « La fabrique de l’homme occidental », sur l’ENA « Miroir d’une Nation » et sur le management international « Dominium Mundi. L’empire du Management »,
participent d’un mode d’écriture « authentique et officielle » au sens que lui donnait les juristes médiévaux dont il n’ignorait rien de la subtilité des commentaires20.