1Les quatre conférences, présentées entre le 25 mars et le 5 avril 2022 à Paris, reconstruisaient et discutaient des théories de la personne développées au Moyen-Âge tardif. Elles se concentraient sur des modèles élaborés par plusieurs auteurs du xiii^e siècle (Thomas d’Aquin, Siger de Brabant, Henri de Gant, Pierre de Jean Olivi) et avaient pour but d’analyser ces modèles d’un point de vue historique aussi bien que systématique. Les questions suivantes servaient de point de départ : quelle est la structure interne d’une personne, quelle est la différence entre une personne et un pur animal, et quelle est la distinction entre une personne humaine et une personne divine ? C’est en analysant des théories métaphysiques, avant tout des théories de la substance, que ces questions ont été discutées, car les auteurs médiévaux faisaient référence à plusieurs conceptions de la substance (unitaristes aussi bien que pluralistes) pour expliquer la structure d’une personne. De surcroît, les quatre conférences abordaient tout un nombre de questions concernant l’action d’une personne : quelle est la différence entre une action et un pur mouvement corporel, qu’est-ce qui cause une action, et comment cette cause est-elle enracinée dans une personne ? C’est en analysant des théories de l’action, avant tout des théories sur l’intellect et la volonté comme causes décisives d’une action, que ces questions ont été examinées, car les auteurs médiévaux faisaient usage de plusieurs théories (intellectualistes aussi bien que volontaristes) pour expliquer le processus causal qui donne naissance à une action. C’est avant tout le processus aboutissant à une action libre qui était au centre de leurs analyses.

2Ces quatre conférences avaient pour but de reconstruire les théories médiévales dans leur contexte et d’expliquer leurs sources, mais aussi de présenter une analyse argumentative de différentes positions. C’est pourquoi une méthode historico-critique aussi bien qu’une méthode analytique étaient utilisées pour examiner les textes. Un exemplier détaillé, distribué au début de chaque conférence, présentait les sources principales, résumait les thèses et les arguments les plus importants, et esquissait différentes stratégies interprétatives. Il contenait aussi une brève évaluation de la littérature secondaire.

Personne, âme et puissance – le cadre métaphysique au xiii^e siècle (première conférence)

3Boèce définit la personne comme une « substance individuelle ayant une nature rationnelle » (Opuscula Theologica V.3). Prenant cette définition comme point de départ, la conférence se consacrait aux conceptions médiévales (a) de la substance en général, (b) de l’individualité de la substance et (c) de la nature rationnelle. Elle se concentrait sur la combinaison de la définition boécienne avec l’hylémorphisme aristotélicien, car c’est dans le cadre de l’hylémorphisme que la nature rationnelle a été interprétée comme une puissance rationnelle : cette puissance caractérise une personne et la distingue des substances inférieures. Mais en quoi consiste la puissance rationnelle ? Quelle est sa relation avec les puissances sensorielles ? Et quel type d’activités peut-elle engendrer ? Ces questions étaient au centre des débats au xiii^e siècle, en métaphysique aussi bien qu’en théorie de l’action, et deux problèmes particuliers occupaient une place importante dans ces débats. (1) Le problème du sujet : qui agit, toute la substance ou la puissance rationnelle ? (2) Le problème de l’unité : comment se fait-il que la puissance rationnelle s’unisse avec les autres puissances à l’intérieur de la substance ? Les auteurs scolastiques développaient différents modèles pour répondre à ces questions. Deux modèles ont été présentés et analysés. Thomas d’Aquin défendait le modèle d’inclusion : c’est la substance entière qui agit, mais elle contient la puissance rationnelle comme une propriété nécessaire. C’est à cause de cette inclusion que la substance agit en vertu de la puissance rationnelle. Étant donné que les autres puissances sont également incluses, il y a une unité indissoluble à l’intérieur de la substance. Pierre de Jean Olivi défendait un modèle tout à fait différent, le modèle méréologique : la puissance rationnelle aussi bien que les autres puissances sont des formes substantielles, et toutes ces formes sont des parties qui constituent un tout. L’unité n’est donc pas plus que la somme méréologique des parties.

Thomas d’Aquin – un modèle intellectualiste (deuxième conférence)

4Selon Thomas d’Aquin, la nature rationnelle d’une personne se manifeste dans deux puissances, l’intellect et la volonté. Elles sont les causes intérieures qui sont responsables du fait qu’une personne peut vraiment agir et pas seulement produire des mouvements corporels. Mais comment ces deux puissances peuvent-elles causer une action ? Et comment peuvent-elles donner naissance à une action libre ? Pour répondre à ces questions, le contraste entre une personne et un animal a été analysé en détail. Selon Thomas, un animal produit des mouvements corporels en activant ses puissances sensorielles, et cette production se fait toujours d’une manière nécessaire. Par contre, une personne peut activer ses puissances rationnelles et prendre une décision pour ou contre un mouvement corporel. C’est pourquoi une personne est libre dans ses actions. Même des influences extérieures (des objets matériels, d’autres personnes, Dieu, etc.) ne peuvent pas la forcer à prendre une certaine décision. Mais pourquoi est-elle libre dans son choix ? La conférence abordait ce problème en analysant la coopération entre l’intellect et la volonté. Pour Thomas, il est indispensable que les deux puissances deviennent actives : l’intellect détermine le but d’une action en présentant un objet comme le bien à atteindre, et la volonté déclenche ensuite cette action. C’est pourquoi l’intellect est responsable pour la « spécification » d’une action, tandis que la volonté est responsable pour l’« exercice ». Il y a une liberté parce que l’intellect n’est jamais déterminé dans la spécification : il peut toujours réfléchir sur le bien à atteindre et présenter un autre bien. Par conséquent, le choix d’une action peut toujours être révisé. C’est donc dans la réflexivité de l’intellect que la liberté a sa racine. Cette interprétation a été défendue contre d’autres interprétations intellectualistes aussi bien que volontaristes.

Henri de Gand – un modèle volontariste (troisième conférence)

5Tout comme Thomas d’Aquin, Henri de Gand défend la thèse selon laquelle l’intellect et la volonté sont nécessaires pour la genèse d’une action. Mais il offre une nouvelle explication de leur coopération en présentant une analyse critique de l’opinion de Siger de Brabant. Selon Siger, la connexion entre l’intellect et la volonté est une relation de causalité efficiente : l’intellect agit sur la volonté et la meut afin qu’elle désire un bien et qu’elle meuve le corps. La volonté est donc un « moteur mû », c’est-à-dire une cause efficiente qui est précédée par une autre cause efficiente. Henri rejette ce modèle en niant que l’intellect soit une cause efficiente pour la volonté. Selon lui, il n’est qu’une « cause occasionnelle », car il ne fait rien d’autre qu’offrir une occasion à la volonté afin qu’elle puisse désirer un bien. Or, l’intellect ne meut pas la volonté comme une cause efficiente. La volonté se meut plutôt par elle-même, ayant donc la nature d’un « moteur se mouvant soi-même ». En fait, c’est la volonté qui est un moteur pour l’intellect, car elle dirige l’attention de l’intellect et fait qu’il se dirige vers un certain bien. C’est pourquoi la volonté ne peut jamais être déterminée par l’intellect. Elle détermine plutôt l’intellect, et cela d’une double manière. D’un côté, elle le détermine avant qu’il ne devienne actif car elle dirige son attention ; d’un autre côté, elle le détermine après qu’il est devenu actif, car elle peut rejeter le bien présenté par l’intellect et faire qu’il présente un autre bien. Le mécanisme de cette double détermination faisait l’objet d’une analyse textuelle détaillée. De plus, les causes présentes dans ce mécanisme, avant tout les causes efficientes et occasionnelles, ont été examinées.

Jean de Pierre Olivi – un volontarisme radicalisé (quatrième conférence)

6Pierre de Jean Olivi partage l’opinion d’Henri que la liberté a sa racine dans la volonté. Tout comme lui, il soutient la thèse selon laquelle la volonté ne peut jamais être forcée à désirer un certain bien, même pas par le meilleur jugement de l’intellect. Olivi ne présente pas seulement des arguments métaphysiques, mais aussi des considérations phénoménologiques pour défendre cette thèse. Selon lui, nous faisons tous l’expérience de certains phénomènes qui montrent que nous avons une volonté libre et indéterminée.

7La conférence a été consacrée à son analyse des phénomènes affectifs. Deux phénomènes ont été analysés. (1) Dans la colère, chaque personne fait l’expérience de sa libre volonté, car elle se rend compte qu’elle veut se venger d’une injustice et que cette volition n’est pas déterminée ; elle la choisit librement. La colère est donc un état affectif qui est librement causé par la volonté. (2) Dans l’amitié, chaque personne fait l’expérience qu’elle veut s’unir avec une autre personne et la respecter comme un « autre soi » sans qu’elle y soit forcée. Elle se veut plutôt s’unir avec elle, tout en ayant la possibilité de refuser cette union. Les affections intrapersonnelles ont donc le trait caractéristique d’être librement causées par la volonté et se distinguent des affections purement sensorielles qui sont éprouvées par les animaux. La distinction entre ces deux types d’affections a été élaborée dans le contexte historique, mais aussi en référence à des débats contemporains inspirés par Peter Strawson. Finalement, le mécanisme causal qui aboutit à des affections mal fondées a été analysé. Ces affections ont leurs causes, non seulement dans des cognitions fausses ou incomplètes, mais aussi – et avant tout – dans des volitions qui s’opposent à des cognitions. C’est justement dans ces volitions que se manifeste le fait qu’une personne a une liberté absolue dans ses volitions : elle peut même vouloir ce qui est rejeté par le meilleur jugement de son intellect. En défendant cette thèse, Olivi soutient un volontarisme radicalisé qui va au-delà du volontarisme modéré d’Henri de Gand.