1Durant l’année 2021-2022, le séminaire a porté pour partie sur une enquête sociologique auprès de familles évangéliques, proches des Associations familiales protestantes (AFP). Ce sont donc le déroulement de cette enquête et les premiers éléments d’analyse qui sont l’objet de cette contribution.

3Les entretiens avaient pour objectif de cerner quelles sont les représentations de la famille que se font les personnes rencontrées. M’intéressant aux questions de bioéthique, j’ai souhaité également recueillir leur ressenti sur des questions de morale sexuelle et familiale telles que la contraception, l’avortement, la PMA (Procréation médicalement assistée), l’homoparentalité, l’homosexualité, la révision en cours de la loi de bioéthique, notamment l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules. Une présentation de l’enquête, notamment sur sa méthodologie a été communiquée aux membres des AFP et à quelques autres personnes par un de leur représentant, en leur proposant d’y participer. Je n’ai donc pas procédé à la constitution de l’échantillon, tout en précisant des points importants : rencontrer des personnes de tous âges, des hommes et des femmes, de régions différentes.

4Relevons que cette question de l’échantillonnage a permis également d’aborder, au sein du séminaire, des enjeux méthodologiques. Étant éloignée de ce milieu que j’ai découvert à l’occasion de cette enquête, il m’eût été sans doute plus difficile d’accéder moi-même aux personnes sans l’intermédiaire d’un représentant des AFP. Le choix a été fait de contacter l’ensemble des personnes qui avaient accepté le principe de l’entretien. Les familles étaient représentées par une personne ou, lorsqu’il s’agissait de couples, dans certains cas par les deux personnes.

5Ce sont ainsi 32 entretiens représentant 43 personnes, 18 femmes et 25 hommes, qui ont été réalisés (dans l’enquête quantitative, 53 % des répondants sont des hommes et 47 % des femmes), 21 avec des personnes seules et 11 avec des couples. Les personnes sont âgées de 24 à 84 ans. Pour ce qui concerne leurs professions, elles sont issues dans leur majorité des « classes moyennes ». Certains pourtant appartiennent aux « classes supérieures » (médecin, avocat, etc.). Parmi les 43 personnes, 12 ont arrêté l’école en classe de troisième, 8 ont le niveau baccalauréat et 23 ont fait des études supérieures, dont certains en formation continue. On a donc affaire à une population qui n’est pas totalement homogène du point de vue des caractéristiques sociodémographiques. Ce qui les rassemble est donc le fait qu’ils se définissent comme protestants évangéliques, à une exception près, un protestant réformé.

6Concernant leur statut matrimonial, 35 personnes sont mariées dont 3 sont remariées après un divorce, 4 sont célibataires dont une à la suite d’une séparation, 3 sont divorcées ou séparées et l’une est veuve. Ces proportions rejoignent les données de l’enquête quantitative, où 80 % des personnes sont mariées, 10 % célibataires, 7 % divorcées ou séparées. Ces chiffres diffèrent de ceux en cours dans la population française puisqu’aujourd’hui 45 % des mariages se terminent par un divorce. Le nombre de mariages baisse : selon les chiffres de l’INSEE, en 2019, 227 000 mariages ont été célébrés, dont 221 000 entre personnes de sexe différent et 6 000 entre personnes de même sexe. Le nombre de mariages de couples de sexe différent baisse en 2019, alors qu’il était relativement stable entre 2013 et 2018, autour de 230 000 par an. Le nombre de mariages entre personnes de même sexe, après un pic à plus de 10 000 en 2014, première année complète après l’ouverture mi‑2013 du mariage aux conjoints de même sexe, était resté supérieur à 7 000 entre 2015 et 2017. Il est en baisse les années suivantes. En 2018, parmi les personnes de 15 ans et plus, 41,3 % sont célibataires, 42,5 % sont mariées, 7,4 % sont veuves et 8,8 % divorcées.

784 enfants composent les 32 familles rencontrées. Ils se répartissent entre 1 et6 enfants selon les familles, avec 4 familles recomposées (enfants issus d’une précédente union). Ces enfants sont parfois eux-mêmes parents. Là encore, on retrouve les mêmes proportions que dans l’enquête quantitative, où 85% des répondants ont des enfants et pour 93% d’entre eux, ces enfants sont issus d’une seule et même union.

8À propos de leur appartenance religieuse, si les personnes rencontrées sont donc toutes protestantes évangéliques, à l’exception d’une qui se définit comme protestante réformée, leur famille d’origine ne l’était pas nécessairement.

10Parmi les personnes rencontrées, 18 sont issues de familles évangéliques, 8 ont des parents qui sont devenus évangéliques dont deux à la suite d’un divorce ou d’une séparation, 14 se sont converties, pour la plupart issues de familles catholiques ou de couples mixtes catholiques-protestants. Un seul des convertis est issu d’une famille sans religion. Deux personnes enfin ont grandi dans des couples mixtes mais ont été élevées dans la religion évangélique pratiquée par leur mère.

11Il ne s’agit ainsi pas d’un échantillon représentatif, ni de l’ensemble des protestants évangéliques ni de la population française globale, plutôt d’un travail sur un « microterrain » mais qui permet néanmoins de saisir quelles peuvent être les représentations de la famille que se fait cette population, caractérisée par une certaine homogénéité des valeurs, tout en vivant des familles qui s’écartent parfois des normes avancées. Leurs discours sont portés par l’adhésion aux valeurs des AFP dont leurs représentants se font l’écho.

I. Enquêter à distance

13Des problèmes de connexion ont perturbé ces entretiens mais dans l’ensemble, ils ont pu être transcrits dans leur intégralité. Trois étudiantes se sont chargées de ce travail ; ce sont ainsi plus de 500 pages d’entretiens dont l’analyse doit encore être poursuivie.

14Il est intéressant de préciser que toutes et tous semblaient familiers de cette technique de visioconférence, sans doute parce que durant le confinement, les offices religieux et les échanges entre communautés évangéliques se sont faits grâce à ce medium. La visioconférence a permis des entretiens un peu partout en France (on notera néanmoins l’absence d’habitants de Normandie et de Bretagne, sans doute due au caractère aléatoire du recensement des personnes interviewées), ce qui n’aurait pas été possible sinon, certaines personnes vivant dans des endroits isolés. Relevons que les personnes n’ont pas été gênées par des questions autour de la sexualité conjugale par exemple. On peut peut-être y voir un effet de la distanciation offerte par la visioconférence, dimension que mettent également en avant les auteures de l’article cité.

15L’accueil a toujours été chaleureux, des pointes d’humour ont souvent ponctué les entretiens mais aussi des moments d’émotion, d’interrogation. Les personnes rencontrées, notamment les plus jeunes, manifestent une certaine distance par rapport aux normes éthiques familiales dans leur milieu évangélique, soulignant qu’elles ne sont pas partagées par tous et les faisant valoir comme des normes culturelles parmi d’autres, tout en les respectant et les promouvant.

17L’échantillon de l’enquête quantitative n’est lui non plus pas représentatif de l’ensemble des protestants évangéliques. Il n’empêche, les profils des personnes rencontrées se rapprochent de ceux de l’enquête quantitative.

18On articulera le propos autour de deux thèmes. Le premier concerne les représentations du faire famille, dans leurs rapports notamment avec les questions de bioéthique et de sexualité. Le second a trait à la manière dont les personnes rencontrées vivent cette famille, au plus près de leurs convictions religieuses mais également en prise avec les réalités de notre société contemporaine.

II. Se représenter la famille pour des protestants évangéliques

1. Une famille « traditionnelle »

19La grille d’entretien commençait par une question : « Pour vous, qu’est-ce qu’une famille ? ». C’est donc sur cette première question que l’on s’arrêtera, avant de faire place aux autres thèmes abordés durant les entretiens.

2. Une représentation qui exclut les familles homoparentales […]

21Puisque le modèle est celui d’une famille hétérosexuelle, difficile de faire place par exemple aux familles homoparentales, tout en reconnaissant qu’elles existent. Il convient de relever que rares sont ceux qui, dans leur entourage, connaissent de telles familles, a fortiori chez les plus âgés. Et lorsqu’ils en connaissent, c’est au travers d’autres réseaux de socialisation que l’église, et donc plutôt le travail où l’école fréquentée par leurs enfants. Ainsi Alain : « Le constat que j’en fais c’est qu’il y a dans mon entourage assez large des familles homoparentales et que dans la société, donc en France, une famille homoparentale est considérée comme une famille donc je ne peux pas le nier, c’est presque une évidence même si dans mon regard biblique et ma foi évangélique une famille reste une famille hétéroparentale ».

3. […] mais ne nie pas l’existence de ces familles

22On relève néanmoins que depuis le mariage pour tous, du chemin a été parcouru du point de vue sinon de la reconnaissance du moins de la tolérance à l’égard des familles homoparentales.

23Ce que l’on peut dire, c’est que cela n’est en tout cas pas, pour la majorité des personnes rencontrées, un enjeu politique alors que l’ouverture du mariage aux couples homosexuels avait pu l’être. Certes, certains pourtant manifestent aux côtés du Comité protestant évangélique pour la dignité humaine (CPDH), membre du collectif « Marchons enfants », qui rassemble 22 associations à l’appel de la Manif pour tous, et qui s’est fermement opposée à l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. Pour autant, d’autres qui étaient allés manifester contre le mariage pour tous ne se sont pas remobilisés pour aller protester contre l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. Dans les motifs avancés de leur désengagement, celui de leur foi qui invite à la tolérance. Claire (64 ans, mariée, éducatrice, convertie) précise : « Jésus était avec ses contemporains, cheminait avec eux, mangeait avec eux ; et il n’y avait jamais de positionnement d’exclusion ».

4. Contraception et avortement

25En revanche, comme déjà évoqué, l’opposition est unanime sur l’avortement, avec quelques réserves notoires chez certains en cas de viol ou de danger pour la mère. Ces positions confirment les résultats de l’enquête quantitative selon laquelle 92 % des personnes interrogées sont défavorables à des modifications de la loi sur l’avortement dans un sens moins restrictif.

5. Des difficultés à faire place aux nouvelles formes familiales : l’exemple de l’homoparentalité

26On l’a dit, les personnes rencontrées ne nient pas l’existence des familles homoparentales. Certaines parmi elles, même si elles sont rares, en côtoient dans diverses instances de socialisation, au travail, au travers de la scolarité de leurs enfants ou dans des activités associatives.

27S’ils déclarent alors faire montre de tolérance, ils sont en tout cas réticents à se déclarer favorables à l’ouverture de la Procréation médicalement assistée (PMA) aux femmes seules et aux couples de femmes, en particulier d’ailleurs pour ces dernières. Derrière cette opposition, la représentation d’une famille dite « traditionnelle », qui obéirait à des « lois naturelles », et serait donc le fruit d’une union hétérosexuelle. Plus généralement, et au-delà de l’actualité de la question de la révision des lois de bioéthique, cette opposition à l’élargissement de l’accès à la PMA se fonde sur une réprobation de l’homosexualité, voire sur l’homophobie, forte chez la quasi-totalité des personnes rencontrées, à de très rares exceptions, notamment celles dont les enfants sont homosexuels. Cette réprobation se dit en référence aux Écritures. Elle n’empêche pas, par ailleurs, dans certains cas, de faire montre d’une certaine tolérance à l’égard des personnes homosexuelles.

28On mesure cependant la difficulté que ce doit être pour des personnes homosexuelles de se déclarer comme telles auprès de leurs coreligionnaires. Cette réprobation de l’homosexualité est à rattacher à la représentation de la famille et de la conjugalité propre à ce milieu évangélique. Rappelons néanmoins qu’il existe des nuances à l’intérieur même de ce modèle et que toutes et tous, même s’ils ne sont qu’une minorité, ne sont pas aussi tranchés par rapport aux questions de morale sexuelle et aux nouvelles formes familiales.

29Ce sont donc des positions rattachées à leur foi et à leur pratique chrétienne que font valoir les personnes rencontrées lorsqu’on les interroge sur leur représentation de la famille et partant, sur des questions de morale familiale et sexuelle. Comment articulent-ils ces positions et leur vécu familial ?

III. Vivre en famille pour les protestants évangéliques

30La famille que se représentent les personnes rencontrées est donc une famille modelée par des normes hétérosexués et correspond, selon elle, au modèle biblique auquel ils adhèrent et qu’ils défendent. Pour autant, ils savent que cette famille se vit également dans le contexte de notre société contemporaine sécularisée.

31L’un de leur souci est d’articuler cette vision de la famille et leur pratique de la famille, dans un univers où les personnes, parents et enfants, circulent dans différents espaces de socialisation (leurs enfants, notamment, fréquentent majoritairement des écoles publiques même si quelques parents rencontrés font « l’école à la maison » (dans l’enquête quantitative, 77 % des enfants sont d’ailleurs scolarisés dans le public, contre 20 % dans le privé sous contrat, 9 % hors contrat et 5 % à la maison). Relevons également que certains des foyers rencontrés comptent en leur sein des enfants issus d’unions précédentes. S’ils sont rares, quatre en l’occurrence dans l’échantillon, il convient néanmoins de le rappeler. À cet égard et bien que dans une proportion moindre par rapport à la société globale contemporaine, d’une certaine façon, les familles évangéliques sont finalement des familles presque comme les autres. Comment alors vivent-ils au quotidien leur famille ? Comment s’articulent au sein de leur foyer cet idéal d’une famille biblique et la réalité de notre société contemporaine ?

32Parmi les personnes rencontrées, celles qui vivent en couple sont toutes mariées, seules trois sont divorcées et deux sont remariées à la suite d’un divorce. En sorte qu’il est possible d’avancer qu’il existe d’une part, une homogénéité des familles rencontrées dans leur forme mais aussi d’autre part, qu’elles ne sont pas représentatives de l’ensemble des familles françaises, étant proches d’un modèle qualifié de « traditionnel ». Pour autant, les discours des personnes permettent de mettre parfois en évidence des ajustements entre des positions assez tranchées en matière de représentation de la famille et des attitudes qui peuvent les tempérer. Ainsi, tout en défendant le mariage, ils comprennent que certains divorcent, et ce qu’ils soient âgés ou plus jeunes.

1. Égaux mais différents : rôle paternel, rôle maternel

33Dans cette famille, qu’ils vivent ou à laquelle ils aspirent, les partenaires sont égaux mais ont chacun des rôles distincts, nous expliquent les enquêtés et enquêtées. Cette répartition des tâches renvoie là aussi à une division sexuée des rôles. Pour autant, les personnes rencontrées font état dans cette répartition d’une certaine souplesse. Elles ont également intégré, et a fortiori dans les plus jeunes générations, le souci de l’égalité dans le partage des tâches aux enfants.

34Les partenaires d’un couple sont donc égaux mais tout d’abord différents. Partant, toutes et tous insistent sur le fait que le père et la mère sont complémentaires. Les personnes rencontrées s’inscrivent dans la société contemporaine, avec ses exigences d’égalité qu’elles portent également, même si, relèvent certains, ça n’est pas toujours évident. Pourtant, dans certains cas, cette répartition des tâches classiques demeure. Chez les plus âgés, cette répartition des rôles est certes acceptée, mais a conduit certaines femmes, à niveau d’études égal, à mettre de côté leur carrière pour s’occuper de leurs enfants, et ce dans une acceptation de la répartition de ces normes familiales. Cette distinction des rôles est le fait de toutes et tous, sans effet de génération ni de genre. Corinne est tranchée et place cette distinction d’un point de vue politique.

36On voudrait s’intéresser à présent à la façon dont les personnes rencontrées vivent leur foi en famille, car cela témoigne également des représentations qu’ils se font de la famille.

2. Vivre sa foi en famille : une dimension importante

37L’espace familial est un de ceux dans lequel la foi des personnes rencontrées se vit. Ce vécu de la foi en famille est d’ailleurs une des caractéristiques essentielles de mon échantillon. Ils font famille par leur foi. Ils sont nombreux à raconter qu’ils prennent des moments ensemble en famille pour prier, lire la Bible, remercier Dieu.

38Tous les enfants des personnes rencontrées, une fois devenus adultes, ne restent pas forcément au sein de l’église de leurs parents, même si la majorité semble emprunter le même chemin. Si ces derniers le regrettent, ils l’admettent cependant, mettant ici au centre de leur argumentaire la liberté de chacun. René explique ainsi que deux de ses enfants ne pratiquent pas de religion, ce qui ne lui pose pas de problème, considérant qu’il s’agit d’un choix personnel. Relevons également que dans les familles de tradition évangélique, les enfants sont plus enclins à rester à l’intérieur de la même église que leurs parents. La socialisation religieuse familiale les fait s’inscrire dans une lignée.

39Faisant famille, que veulent transmettre à leur descendance mes interlocutrices et interlocuteurs ?

3. Transmettre

40Faire famille, c’est aussi bien évidemment transmettre. Quel est le contenu de cette transmission pour les personnes rencontrées ? Relevons tout d’abord que certains parents donnent à leurs enfants des prénoms bibliques, soucieux de les inscrire dans une lignée évangélique. Au centre de leur souci de transmission, la question de la foi, même si on l’a dit, certains des enfants des personnes rencontrées abandonnent la pratique une fois devenus adultes. Cette transmission, c’est celle aussi d’un souci d’être présent au monde au quotidien et d’être dans l’entraide.

Conclusion