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Résumés des conférences

Corps rituels : la fabrique du religieux

Agnieszka Kedzierska Manzon
p. 1-5

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Texte intégral

  • 1 M. Mauss, « Les techniques du corps », dans Sociologie et anthropologie, Paris 1968 [1934], p. 3-14 (...)

1Force est de reconnaître que si, comme le suggérait jadis Marcel Mauss1, toutes les traditions religieuses tirent profit de la capacité du corps à transcender le quotidien, elles ne le font pas toutes de la même façon et, au sein même d’une seule tradition, l’altération des fonctions organiques et des schémas psychophysiques ordinaires en contexte rituel peut prendre de multiples formes. L’analyse de ces formes nous renseigne sur les modalités de construction des sujets (humains et divins) que les rituels font émerger, chacun à sa manière, et sur les structurations du religieux, à chaque fois singulières qu’ils instaurent. Telle est l’hypothèse que la conférence tenta de tester et d’illustrer par l’analyse des cas ethnographiques choisis, en prolongeant ainsi l’étude, menée ces deux dernières années, des nouvelles formes de ritualisations – relevant du New Age stricto et lato sensu – proliférant en Afrique et ailleurs, et en se focalisant sur les mobilisations et les imaginaires corporels sur lesquels ces nouvelles formes de ritualisation reposent.

2Partant de l’hypothèse initiale de Marcel Mauss qui associa la pratique religieuse à certaines techniques ou mobilisations particulières du corps, la conférence visa l’exploration comparative de l’altération des fonctions organiques et des schémas psychophysiques, typiques du contexte rituel en Afrique comme ailleurs.

  • 2 Voir, outre le texte mentionné de Mauss : P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris 1980 ; M. Jackson, « (...)
  • 3 A. Kedzierska Manzon, « Corps cynégétique – corps possédé : la production rituelle des “sujets virt (...)
  • 4 F. Viti, « Le corps du guerrier et de son ennemi (mort).
  • 5 J.-P. Warnier, Reigner au Cameroun. Le Roi-pot, Paris 2009.
  • 6 V. Petrarca, « Prophètes d’Afrique noir au xxe siècle », dans A. Vauchez et al., Prophètes et proph (...)
  • 7 A. Kedzierska Manzon, Corps rituel, p. 100-160.
  • 8 Cf. aussi S. Fancello, « D’un guérisseur à l’autre », dans B. Martinelli, J. Bouju (éd.), Sorceller (...)
  • 9 Le néologisme « kamite » ou « kemite », formé à partir de l’appellation biblique des peuples habita (...)

3Après une brève introduction théorique et la problématisation des notions clés – telles que : techniques du corps, techniques du corps extra-quotidiennes, habitus, hexis, rituel, « embodiment », intercorporéité, etc.2 – le semestre débuta par l’analyse de quelques exemples africains. Dans l’ordre, furent traités le corps à la fois transparent, discret et transformé ou augmenté du chasseur-donso en pays mandingue (Mali)3, le corps guerrier – lieu de bataille et de confrontation – ethnographié par Fabio Vitti4 (UAM, IMAF [université Aix-Marseille, Institut des mondes africains]) au pays baoulé (Côte d’Ivoire), ainsi que le corps royal, conçu par nombre de peuples – et pas seulement en Afrique – comme une émanation ou un condensé de la communauté tout entière, la cristallisation de sa force5. Ont ensuite été abordés d’autres « corps forts » : ceux, charismatiques, des prophètes modernes étudiés sur les terrains ivoiriens et analysés dans le cadre du séminaire par Valério Petrarca6 (université de Naples), ainsi que ceux des « féticheurs » (nganga, basitigiw, etc.) proliférant aujourd’hui dans de nombreuses métropoles ouest-africaines7. L’étude des aspects somatiques des pratiques rituelles urbaines africaines fut ensuite prolongée par Fernand Idriss Mintoogue (doctorant à l’EPHE-PSL) dont la thèse, en cours, a pour l’objet des manipulations des corps des patients par les guérisseurs traditionnels mais aussi, à travers la parole, par des pasteurs des Églises de Réveil à Yaoundé au Cameroun8. D’autres pratiques rituelles contemporaines que l’on pourrait décrire comme hybrides furent examinées dans leurs aspects corporels avant la fin du premier semestre, notamment lors de la séance consacrée au corps kamite9.

  • 10 A. Kedzierska Manzon, « Corps cynégétique – corps possédé : la production rituelle des “sujets virt (...)
  • 11 Voir aussi : L. J. Marshall, Nyae Nyae! Kung: Beliefs and Rites, Peabody Museum Monographs, Massach (...)

4Une place particulière a été accordée au corps possédé, abordé à plusieurs reprises tout au long de l’année. D’abord, lors d’une séance centrée sur des symptômes physiques de la transe, sa technologie (techniques respiratoires, mouvements de danses, travail des muscles internes, stimulation sensorielle allant dans le sens de la saturation, etc.) et ses manifestations stéréotypées – gestes emblèmes, images à incarner – dans un culte de possession urbain contemporain au Mali10. Ensuite, lors des interventions virtuelles de Chris Low (San Heritage Center, Afrique du Sud / Peabody Museum, Oxford University, UK) sur le « trance danses » des San de Kalahari11 et de Leila Barachini (University of Botswana, FNS PostdocMobility) sur les transformations de telles danses au Botswana à l’ère de la globalisation. Ces deux interventions mirent en valeur la perméabilité du corps possédé et plus généralement la conceptualisation du corps, communes à nombre d’ontologie du monde, comme aux frontières floues et limites incertaines. Nous avons conclu le premier semestre en questionnant le dualisme corps-esprit, propre à l’épistémè occidentale moderne et en interrogeant l’adéquation des concepts tels que corps, transe ou possession, souffle, âme, etc., pour appréhender efficacement des cas ethnographiques extra-européens.

  • 12 B. Brac de la Perrière, « Mya Nan Nwe’s Birthday: A forum-like ritual event at Botataung Pagoda (Ya (...)

5Au second semestre, nous sommes revenus au corps possédé – mais aussi exorcisé et celui du moine bouddhique – dans le cadre de l’exploration, en compagnie de Bénédicte Brac de la Perrière, du cas birman12. Ceci pour constater que la possession se manifeste somatiquement de manières multiples, variées, et qu’il conviendrait, dans ce cas ethnographique précis mais aussi sans doute plus généralement, parler des corps possédés au pluriel plutôt que du corps possédé au singulier. Souvent dansant, en mouvement, exubérant, extraordinaire, un tel corps peut être investi par une présence mais aussi servir de véhicule à une énergie ou force, il peut s’agiter de façon coordonnée mais aussi demeurer immobile, posé, maintenu dans une position précise, ou encore, lorsqu’il est pris par les esprits maléfiques, pendant l’exorcisme notamment, demeurer sous tension, se torsionner, trembler inopinément en devenant ainsi de facto un instrument de divination.

  • 13 J.-P. Albert, « Les belles du seigneur », Communications, « Beauté, laideur » 60 (1995), p. 63-74 ; (...)
  • 14 V. Vapnarsky, « Voice matters. The vocal creation and manipulation of ritual temporalities », dans (...)
  • 15 C. Nizard, « En quête de soi. Se transformer par le yoga – les passionnés », L’ethnographie 3-4 (20 (...)

6Différents formats d’accueil – volontaires ou non – par des humains des entités non-humaines impliquent nécessairement différentes mobilisations corporelles, témoignant de divers modes de relation avec l’invisible ainsi que de ses diverses conceptualisations, dans le cas birman comme d’autres discutés. La conférence annuelle a permis de le montrer au travers d’une approche comparée des exemples provenant d’Afrique et d’Asie mais aussi d’Europe – grâce à l’exposé de Jean-Pierre Albert (EHESS, CAS-LISST [Centre d’anthropologie sociale du laboratoire interdisciplinaire solidarité sociétés territoires]), se penchant sur le corps des saints dans le catholicisme13 – et du Mexique – dans le cadre catholique aussi, abordé par Manuel Moreno (LESC-EREA [Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative – centre Enseignement et recherche en ethnologie amérindienne]). Sur le Mexique mais en dehors de ce cadre a porté la présentation de Valentina Vapnarsky (EPHE-PSL LAS [Laboratoire d’anthropologie sociale], LESC-CNRS), s’intéressant au corps et à la voix du chamane14. Peu mobile lors de sa performance, celui-ci n’en est pas moins maître d’une technique du corps particulière, une technique vocale et respiratoire en l’occurrence, non sans rappeler celles des « féticheurs » analysées au début de l’année. L’étude des techniques d’immobilité et des techniques respiratoires a été prolongée lors d’une séance consacrée au yoga, dans laquelle Caroline Nizard (université de Lausanne) a abordé les transformations contemporaines en Occident15. Enfin, avec Hocine Benkheira (EPHE-PSL GSRL [Groupe société religions laïcités]), nous nous sommes arrêtés sur les conceptualisations du corps en islam, dans les écrits d’un théologien du xiie siècle, Ġazālī. L’année s’est terminée par les présentations de travaux en cours des étudiants (Julien Bégou, Guillaume Garnier, Sidsel Marie Henriksen, Selasoa Randiamahazaka, Mathieu Soulignac) et d’autres participants (Anne Fournier, Claude Grin).

  • 16 E. Barba, N. Savarese, Anatomie de l’acteur. Un dictionnaire de l’anthropologie théâtrale, Rome 198 (...)

7L’examen des pratiques rituelles assez variées – dont la manipulation des « fétiches », la divination, les danses de soin, les massages ou les fumigations, les balancements rythmiques lors des processions, la chasse de subsistance, le culte bwiti, les cérémonies des Églises de Réveil, les séances chamaniques, la méditation en Birmanie ou encore le yoga en contexte contemporain occidental – montre sans ambiguïté que ces pratiques possèdent toutes un point commun. Elles reposent sur des mobilisations du corps différentes de celles qui caractérisent le quotidien. Il paraît dès lors pertinent de les décrire comme « extra-quotidiennes ». Ce dernier terme, forgé par Eugenio Barba, renvoie aux mobilisations du corps consistant « en des procédés physiques qui apparaissent fondés sur la réalité connue mais [sont agencées] selon une logique qui n’est pas immédiatement reconnaissable16 ». Elles impliquent, selon cet anthropologue du théâtre et metteur en scène, un déploiement de l’énergie permettant – même si pas toujours visant – de capter l’attention des spectateurs. Nos analyses suggèrent que ces techniques permettent aussi et avant tout une mise en forme ou formatage du corps de ceux qui les pratiquent de manière régulière et dont elles affectent l’habitus. Il s’agit, en général, des experts rituels.

8Pour les besoins de l’analyse comparative et afin de pouvoir davantage nuancer les descriptions des cas ethnographiques évoqués, on peut distinguer, grossièrement, entre les techniques de mouvement (danses, sauts, balancements rythmiques, mouvements rotatifs, etc.) et celles de l’immobilité (techniques respiratoires, techniques mentales comme visualisation, techniques vocales). L’on peut aussi distinguer entre les techniques publiques et celles dont l’exercice est individuel et solitaire.

  • 17 A. Gell, « The Gods at Play: Vertigo and Possession in Muria Religion », Man 15-2 (1980), p. 219-24 (...)

9Dans une étude pionnière se situant dans le sillage du texte fondateur de Mauss, Alfred Gell17 avance que les mobilisations du corps en contexte rituel, celles décrites ici en tant qu’« extra-quotidiennes », affectent l’état de ceux qui les exécutent, altèrent leur sens de soi, induisent, souvent, une modification des structures d’intentionnalité se trouvant altérées par rapport à celles qui sous-tendent les activités motrices quotidiennes. Notre parcours de cette année permit de conforter et d’étayer cette hypothèse et de prouver ainsi la pertinence de la notion du « corps rituel », proposée comme titre de la conférence. Sans prétendre à l’exhaustivité ou considérer l’exploration de cette problématique comme close, l’objectif, pleinement atteint, était d’établir des parallèles mais également d’apprécier les différences entre des mobilisations rituelles du corps et des normes religieuses concernant le corps, observées sur divers terrains contemporains et historiques, en Afrique, en Asie, en Amérique, en Europe.

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Notes

1 M. Mauss, « Les techniques du corps », dans Sociologie et anthropologie, Paris 1968 [1934], p. 3-141.

2 Voir, outre le texte mentionné de Mauss : P. Bourdieu, Le sens pratique, Paris 1980 ; M. Jackson, « Knowledge of the Body », Man 18-2 (1983), p. 327-345 ; J.-P. Warnier, « Technology as efficacious action on Objects and Subjects? », Journal of Material Culture 14-4 (2009), p. 413-424.

3 A. Kedzierska Manzon, « Corps cynégétique – corps possédé : la production rituelle des “sujets virtuoses” », Mande Studies 22 (2022) ; A. Kedzierska Manzon, Corps rituel, Paris 2022, p. 28-100.

4 F. Viti, « Le corps du guerrier et de son ennemi (mort).

(Baoulé, Côte d’Ivoire, xixe-Kedzierskaxxe siècle) », Africa: Rivista semestrale di studi e ricerche 3-1 (2021), p. 25-47.

5 J.-P. Warnier, Reigner au Cameroun. Le Roi-pot, Paris 2009.

6 V. Petrarca, « Prophètes d’Afrique noir au xxe siècle », dans A. Vauchez et al., Prophètes et prophétisme, Paris 2012, p. 352-395.

7 A. Kedzierska Manzon, Corps rituel, p. 100-160.

8 Cf. aussi S. Fancello, « D’un guérisseur à l’autre », dans B. Martinelli, J. Bouju (éd.), Sorcellerie et violence en Afrique, Paris 2012, p. 55-82.

9 Le néologisme « kamite » ou « kemite », formé à partir de l’appellation biblique des peuples habitant l’Afrique (Kemet) désigne un courant religieux qui a émergé aux États-Unis à la fin du xxe siècle et dont les représentants – pour la plupart intellectuels formés en Europe ou en URSS – bien qu’ancrés solidement dans la (post-)modernité, sont à l’origine d’un élan traditionnaliste. Ainsi, ils appellent à remplacer les rituels « importés » (musulmans ou chrétiens), souvent présents localement depuis plusieurs siècles, par des rituels de mariage, de dation de nom ou de funérailles supposés ancestraux. Leur rapport au corps a été abordé, en compagnie d’Ysé Auques Pallez (doctorante Sciences Po Bordeaux), à partir notamment des matériaux vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=2JRmUHELpiE&t=3s.

10 A. Kedzierska Manzon, « Corps cynégétique – corps possédé : la production rituelle des “sujets virtuoses” » ; A. Kedzierska Manzon, Corps rituel, p. 161-232.

11 Voir aussi : L. J. Marshall, Nyae Nyae! Kung: Beliefs and Rites, Peabody Museum Monographs, Massachusetts 1999, p. 63-90.

12 B. Brac de la Perrière, « Mya Nan Nwe’s Birthday: A forum-like ritual event at Botataung Pagoda (Yangon) », dans, B. Brac de la Perrière, A. Jackson, Spirit possession in Buddhist Southeast Asia: Worlds Ever more Enchanted, Copenhague 2022 ; B. Brac de la Perrière, « Exorcism. A Device of Differentiation in Burmese Buddhism », Social Compass 69-4 (2022).

13 J.-P. Albert, « Les belles du seigneur », Communications, « Beauté, laideur » 60 (1995), p. 63-74 ; J.-P. Albert, « Corpus religiosum. La question des marques corporelles dans le christianisme latin », NPSS 15-1 (2019), p. 19-43.

14 V. Vapnarsky, « Voice matters. The vocal creation and manipulation of ritual temporalities », dans L. Johnson, R. Joyce (éd.), Materializing Ritual Practices, Louisville 2022, p. 70-94.

15 C. Nizard, « En quête de soi. Se transformer par le yoga – les passionnés », L’ethnographie 3-4 (2020).

16 E. Barba, N. Savarese, Anatomie de l’acteur. Un dictionnaire de l’anthropologie théâtrale, Rome 1985, p. 18.

17 A. Gell, « The Gods at Play: Vertigo and Possession in Muria Religion », Man 15-2 (1980), p. 219-248.

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Pour citer cet article

Référence papier

Agnieszka Kedzierska Manzon, « Corps rituels : la fabrique du religieux »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 131 | 2024, 1-5.

Référence électronique

Agnieszka Kedzierska Manzon, « Corps rituels : la fabrique du religieux »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses [En ligne], 131 | 2024, mis en ligne le 17 juillet 2024, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/asr/4960 ; DOI : https://doi.org/10.4000/122wk

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Auteur

Agnieszka Kedzierska Manzon

Directrice d’études, École pratique des hautes études, section des Sciences religieuses – PSL

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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