Navigation – Plan du site

AccueilNuméros131Résumés des conférencesCorps, marques et identité en Égy...

Résumés des conférences

Corps, marques et identité en Égypte pharaonique

Conférence de l’année 2021-2022
Youri Volokhine
p. 205-214

Texte intégral

1Ce séminaire réparti en quatre conférences propose une approche anthropologique appliquée au champ de la religion de l’Égypte ancienne. Le but est de relier entre eux des objets souvent étudiés séparément, afin de les analyser dans un système cohérent et signifiant. L’objet a été d’une part le discours sur le corps humain, ses marques et les classifications en résultant ; on a traité notamment de thématiques liées aux maladies cutanées, aux signes manifestant celles-ci et aux liens entretenus avec certaines entités divines. En second lieu, une attention similaire a été portée sur des systèmes impliquant les animaux (marques, pelages, couleurs) et les usages mythologiques de ces procédés classificatoires.

Introduction

  • 1 E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris 1975.
  • 2 D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris 1995.

2En Égypte pharaonique, la peau humaine et ses configurations donnent à lire des signes révélateurs permettant à une autorité de décider de la place de l’homme dans le monde et simultanément de révéler une intervention divine. Ce système idéologique pharaonique intéresse de manière large l’anthropologie, l’histoire des idées et l’histoire des religions ; l’analyse des sources iconographiques et textuelles que nous proposons permet de constituer le dossier de la « marque cutanée » en Égypte ancienne. Le premier séminaire a été l’occasion de présenter une historiographie de la recherche anthropologique sur l’Égypte pharaonique, depuis ses prémisses jusqu’aux tendances contemporaines, en traitant successivement des usages de l’Égypte (moderne ou ancienne) dans l’anthropologie naissante (xixe), puis plus précisément des usages des théories anthropologiques en égyptologie (xxe). Cette approche historiographique permet de situer notre enquête dans la perspective contemporaine de l’anthropologie, en précisant les axes théoriques qui nous guident, notamment en regard de l’étude des usages du corps humain et des discours qui y sont associés. Dans tous les cas, les marques corporelles se lisent comme des signes. Notre but ici sera de comprendre les articulations de ce système et les lignes de force qu’il dessine : le contrôle, l’identification, la neutralisation. Le but de la constitution de ce dossier analytique est d’ouvrir la réflexion égyptologique sur une anthropologie de la différence. La portée générale de notre réflexion s’inscrit donc dans un questionnement anthropologique actuel sur les fonctions du corps et sur les identités. Erving Goffman a publié en 1963 une étude fameuse sur les personnes exclues ou défavorisées dans les sociétés modernes1. L’auteur s’intéresse à la société nord-américaine, et n’a pas omis de rattacher ce qu’il nomme le « stigmate » à la longue histoire de la marque d’infamie, depuis le fer rouge appliqué sur la peau des esclaves. Cette thématique, qui débouche notamment sur l’histoire des groupes discriminés, a eu des échos très divers et considérables en anthropologie, où le corps est, au moins depuis ses « techniques » exposées jadis par Marcel Mauss, au centre de l’attention. À la suite de Didier Anzieu, on peut admettre également que la peau n’est pas que la couche supérieure de l’épiderme2, et constitue une fonction du « moi », une dimension de la réalité humaine, lieu des échanges avec autrui. Au rang des universaux anthropologiques, on ne posera certes pas « le moi », mais plutôt l’épiderme, qui partout est impliqué dans des discours et des pratiques spécifiques. Nous n’avons pas l’espace ici pour parcourir ce sujet du point de vue anthropologique, mais l’on partira du principe qu’il est partout lié à des pratiques rituelles et à des discours qu’on appellera mythologiques. Qu’est donc l’épiderme en Égypte ancienne ? Cette question est celle posée par ce séminaire qui propose donc de partir d’une approche anthropologique, c’est-à-dire en posant des questions comparatistes liées à l’anthropologie du corps : les usages sociaux de la marque appliquée sur la peau ou reçue dès la naissance ; les principes de classification des populations et des êtres vivants ; le statut des groupes marqués voire exclus, et parfois, de façon contrastée, le signe révélant les individus élus.

I. Stigmata Hiera : la marque sacrée

1. La marque de sujétion imposée

  • 3 The Epigraphic Survey, Medinet Habu I, Chicago 1930, pl. 42. Cf. D. Meeks, « Notes de lexicographie (...)
  • 4 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris 1975 ; cf. spécialement p. 9-53.
  • 5 P. Grandet, Le Papyrus Harris (BM 9999), Le Caire 1994, vol. I, p. 337, vol. II, p. 253 (pHarris I, (...)
  • 6 S. Allam, Hieratische Ostraka und Papyri aus der Ramessidenzeit, Tübingen 1973, p. 36 (O. Berlin 12 (...)
  • 7 D. Meeks, Revue d’égyptologie 26 (1974), p. 63-64 ; J. Yoyotte, « Héra d’Héliopolis et le sacrifice (...)

3Les usages sociaux de la marque cutanée en Égypte pharaonique nous ont d’abord occupés. Le marquage des prisonniers3 constitue une page signifiante dans la longue histoire du « droit de punir4 ». Les prisonniers sont marqués au fer rouge, réduits ainsi en esclaves, inscrits au nom du roi comme le dit notamment le papyrus Harris I5 ; les marques au fer peuvent aussi être punitives6. Elles sont forcément normatives et impriment (avec violence) l’autorité royale. On a présenté ensuite le vaste horizon sémantique s’ouvrant à partir de la racine âb, champ conduisant de la notion de marque naturelle du pelage (la panthère), le marquage au fer, la marque distinctive, jusqu’à l’idée de « clan » ou de « famille »7.

2. Tatouages et marque de sujétion rituelle

  • 8 L. Keimer, Remarques sur le tatouage dans l’Égypte ancienne, Le Caire 1948.
  • 9 R. S. Bianchi, « Tattoo in Ancient Egypt », dans A. Rubin (éd.), Marks of Civilization: Artistic Tr (...)
  • 10 A. Austin, C. Gobeil, « Embodying the Divine: a Tattooed Female Mummy from Deir el-Medina », Bullet (...)
  • 11 J. Bulté, Talismans égyptien d’heureuse maternité, Paris 1991. Cf., à propos des confluences iconog (...)
  • 12 Cf. P. Vernus, Chants d’amour de l’Égypte antique, Paris 1992, p. 101-119 ; J. Assmann, Mort et au- (...)

4Nous avons abordé d’abord la question des usages sociaux de la marque cutanée, imposée (stigmate punitif ; marque au fer), dessinée en tant que signe de reconnaissance (tatouage) ou présente comme caractéristique innée (couleur de peau ; traits des individus). La question du tatouage en Égypte a été l’objet d’une étude séminale de Ludwig Keimer8 et continue d’intéresser et de questionner9. L’examen récent d’une momie féminine apporte, par l’extraordinaire abondance de ses tatouages, de nouveaux éléments au dossier, qui mérite d’être repensé10. Ce cas thébain s’ajoute notablement aux exemples anciens connus de Keimer, et leur réexamen permet d’apporter de nouvelles idées sur les prêtrises féminines et leurs liens avec l’expression métaphorique de notions liées probablement au « monde hathorique », signifiant la fonction fertile par l’entremise de plusieurs dispositifs, dans lesquels on rencontre associés la musique, la danse, les entités Bès et les tatouages corporels. On gagne à relier ce thème avec celui, attesté par l’iconographie de la période lybienne (XXIIe dynastie), des faïences décorées de motifs « à pois »11. Les analyses de Jeanne Bulté ont mis en lumière une constellation de sens exprimée par des motifs connexes, reliés par le motif du pois, qui renvoie simultanément au nourrissage par les noix de palmier africain doum (fruits prophylactiques), et aux ocelles temporaires du pelage du lionceau (qui connotent l’enfance). Permanence du désir de protection, processus éphémère de croissance mais sans cesse réactualisé : de proche en proche, les signes imprimés sur le corps – des acteurs rituels ou des objets supports des pratiques – participe à ce processus dynamique. Tatouage permanent ou éphémère, ces signes attestent d’une sujétion particulière, à laquelle nous introduit déjà Hérodote : « À l’endroit du pays que l’on appelle aujourd’hui la bouche Canopique du Nil et Tarichées. Il y avait là sur le rivage un temple d’Héraklès, qui existe toujours : l’esclave qui s’y réfugie et se fait imprimer sur le corps certaines marques sacrées (stigmata ièra) pour se mettre au service du dieu ne peut, quel que soit son maître, y être saisi (…) » (Hérodote II, 113). Impression sur le corps qui peut du reste parfaitement être temporaire, comme pour les jeunes prêtresses jouant les rôles d’Isis et de Nephthys évoquées par exemple dans le papyrus Bremner-Rhind12.

3. Les marques naturelles et les exclus du temple

  • 13 Cf. H.-W. Fischer-Elfert, Abseits von Ma’at. Fallstudien zu Außenseitern im Alten Ägypten, Wurtzbou (...)

5Au contraire des marques signifiant l’élection de la personne, il en existe qui témoignent d’un statut rédhibitoire : des marques corporelles naturelles peuvent en effet être prises en mauvaise part, et inscrire leur porteur dans une catégorie défavorable. Nous avons évoqué ici d’une part la description donnée par le papyrus Chester Beatty III des « Suivants de Seth13 », évoquant des hommes « rouges », marqués. Ceci conduit à une nomenclature, comme celle décrétée par exemple par le « Manuel du temple », qui interdit l’entrée dans un lieu sacré aux personnes identifiées comme suspectes et néfastes en raison de signes du corps :

  • 14 J.-F. Quack, « Tabuisierte und ausgegrenzte Kranke nach dem Buch von Tempel », dans H.-W. Fischer-E (...)

Connaître le groupe d’hommes qui ne doivent pas être introduits auprès du dieu. Cela concerne : tout homme qui se distingue des (autres) hommes par son apparence, par la grandeur (excessives) de ses membres, ou [dont un membre est trop ?] petit ; (tout homme) avec un membre souffrant ; […] tout (homme étant) comme les hommes que l’on n’aime pas voir : avec des taches blanches sur toute la peau, ou avec des rougeurs sur toute la peau ; avec […] dents14.

6Ces données peuvent à présent être situées également dans un horizon mythologique, où les dieux eux-mêmes sont conçus comme des entités marquées de signes corporels. On connaît l’importance des discours sur les corps des dieux et déesses, corps qui subissent dans les mythes des violences touchant l’entité divine dans son pouvoir même ; sont aussi impliquées dans ce discours des blessures divines, les tourments punitifs imposés mythologiquement à Seth ou à d’autres entités prises éventuellement en mauvaise part.

4. Les dieux marqués

  • 15 G. Posener, « La légende de la tresse d’Hathor », dans L. H. Lesko (éd.), Egyptological Studies in (...)
  • 16 G. Dumézil, Mythe et épopée, I. L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-e (...)

7Les entités divines sont souvent blessées voire mutilées dans des récits mythologiques lors desquels elles acquièrent ou perdent (momentanément) leur pouvoir ; cette structure narrative avait été reconnue par Georges Posener15, empruntant à Georges Dumézil la notion de « mutilation qualifiante » : « chez beaucoup de peuples indo-européens et chez d’autres, un personnage humain ou se trouve habilité ou confirmé dans sa mission spéciale par la perte de l’organe qui, normalement, devrait en être l’instrument, la perte étant ou bien réparée par restitution ou par la greffe d’un organe supérieur, ou seulement compensée mystiquement, par un don16 (…) ». Pour notre sujet, on s’est tourné principalement vers le mythe attesté dans le papyrus Jumilhac, où la punition de Seth est l’occasion d’étiologies successives fondées sur des assonances : le tourment par le fer marque (âb) le dieu sous forme de panthère (âb), ce qui conduit à l’origine des taches de la panthère portée par le prêtre se(t)em (dont le nom est compris comme « Seth est là »). Ce cadre à la fois sacrificiel et punitif nous conduit à examiner, ensuite, la question de la marque cutanée dans le monde animal.

II. Les animaux marqués

8Au discours sur les humains marqués, correspond celui sur les animaux. On pourra observer que la marque (taches ou couleurs du pelage), comme signe d’élection ou de réprobation divine, s’énonce de même dans un champ de savoir portant sur le contrôle des espèces, formulant des principes de discrimination ou d’élection fonctionnant de manière analogue. Aux marges, nous pouvons scruter les cas particuliers offerts par la catégorie du « monstrueux », marquée elle aussi par des signes ou configurations physiques.

1. Pelage et couleurs

  • 17 C. Spieser, « Vases et peaux animales matriciels dans la pensée religieuse égyptienne » Bibliotheca (...)
  • 18 S. H. Aufrère, « Les couleurs sacrées dans l’Égypte ancienne : vibration d’une lumière minérale », (...)
  • 19 R. L. Vos, « Varius coloribus Apis. Some Remarks on the Colours of Apis and Other Sacred Animals », (...)
  • 20 Validation de la robe (tête noir corps blanc) du Boukhis, cf. C. Thiers, « Documents anciens et nou (...)
  • 21 Cf. C. Sambin, « Ptolémée II Philadelphe, le taureau de Médamoud et le Boukhis », dans C. Thiers (é (...)
  • 22 Stèle de Mendès (Caire CG no 22181), cf. C. Thiers, Ptolémée Philadelphe et les prêtres d’Atoum de (...)
  • 23 R. Landgráfová, J. Janák, « The Book of Snakes from the Tomb of Iufaa at Abusir », dans K. Kothay ( (...)

9Nous avons vu ci-avant ce qui concernait la ferrade, son expression mythologique, et ses conséquences (animaux séthiens). Pour entrer dans le système, on a suivi l’examen iconographique du motif de la peau de félin tacheté (cf. ci-dessus), jetée par exemple sur les épaules du prêtre-sem. Cet examen nous conduit aussi à évoquer les valeurs bénéfiques de la peau animale : fonction matricielle, peau régénératrice, peau comme matrice et placenta de substitution, menant à une idée de vie embryonnaire et de transformation préludant à la (re) naissance17. Du côté des bovidés, nous avons évoqué la palette à quatre couleurs (noir, blanc, rouge, tacheté-sâb), qui conduit à comprendre le code chromatique18, qui, ici comme partout, connaît des spécificités culturelles à prendre en compte, dont la notion de « couleur » qui se dit notamment « peau » en ancien égyptien. Ces éléments posés, nous abordons ensuite les données relatives au « culte des animaux » ; certains animaux sont ressentis comme des entités dans lesquelles les dieux peuvent se manifester, ou alors qui nouent avec les dieux une relation particulière liant l’espèce à la divinité en question. Dans ce cadre, la nature du pelage de l’animal, les marques qu’il montre et sa couleur, ont une grande importance. Du côté des bovidés, la question des marques permettant de reconnaître l’incarnation divine est bien connue, tant en ce qui concerne les marques du taureau Apis19, pour lesquels l’essentiel de nos connaissances provient des sources classiques. (Hérodote 3, 28-29 ; Strabon 17.1.3 ; Ammien Marcellin, Histoire de Rome XXII.14). De manière analogue, des maigres données concernent le Bouchis20 et d’autres taureaux épars thébains, jusqu’à Médamoud, qui révèlent tout de même une attention certaine accordée au pelage21. C’est le cas également en ce qui concerne le bélier de Mendès (cf. la stèle de Mendès figurant Banebdjedet « Le bélier maître de Djedet » en Basse Égypte) validé comme tel notamment par la conformité des marques de son pelage22. Des données extraites d’autres textes tardifs concernant les chiens (papyrus Jumilhac) ou les serpents (traité d’ophiologie) attestent aussi d’une attention classificatrice scrupuleuse portée aux configurations de la peau animale. Nous avons aussi pris en considération les données nouvelles livrées par l’extraordinaire « Livre des Serpents23 » d’Abousir.

2. Examen sacrificiel

  • 24 J. Yoyotte, « Héra d’Héliopolis et le sacrifice humain », p. 102.
  • 25 F. Labrique, « Le bras de Sekhmet », p. 163-176.
  • 26 F. Labrique, « Le taurillon exclu du sacrifice (Clère, Porte d’Évergète, pl. 40) », Archimède 1 (20 (...)
  • 27 Nous avons esquissé ailleurs le thème de la vache décapitée, cf. Y. Volokhine, « La décapitation de (...)

10C’est un scrupuleux examen qui permet de rendre possible l’offrande animale aux dieux. En effet, l’examen sacrificiel recherche des marques caractéristiques qui alternativement peuvent exclure du sacrifice certains animaux ou au contraire autorisent la mise à mort d’autres. Certaines données sont révélées par la tradition classique, laquelle conduit jusqu’à un discours sur le sacrifice humain, objet d’une étude fondamentale de Jean Yoyotte sur cette « moschosphragistique sacerdotale24 », prolongée notamment par les réflexions séminales de Françoise Labrique25 à propos de l’élection ou de l’exclusion des animaux26. Le monde animal exprime les mythes : à l’instar de la projection astrale des aventures divines (yeux solaires, lunaires, etc.) une « projection agricole » des mêmes cycles mythiques est visible et lisible dans le destin des bêtes sauvages ou domestiques27.

III. Pathogénie divine

11Un autre pan du thème est celui du discours médico-magique sur les maladies de peaux, marques cutanées envoyées par les dieux, un champ que nous souhaitons parcourir en tenant compte notamment des données importantes fournies récemment par le papyrus médical du Louvre (E 32847). L’analyse des discours ouvre sur une étiopathogénie s’exprimant notamment dans les mythes. On considérera de manière générale la maladie comme une intrusion hostile dont l’étiologie égyptienne met en lumière l’action de certaines divinités. Ici, on s’intéressera surtout, dans une perspective d’anthropologie religieuse, à la « recherche des causes » qui ouvre sur le monde de la pensée mythique égyptienne, à la perception des maux plutôt qu’aux maladies réelles.

1. Les couleurs du mal

  • 28 Cf. T. Bardinet, « Les couleurs du mal et de la maladie : pratique magique et examens cliniques che (...)
  • 29 A.-S. von Bomhard, The Naos of the Decades, Oxford 2008.
  • 30 La « maladie cananéenne », cf. le papyrus Hearst 170 (11, 15-16) : T. Bardinet, Les papyrus médicau (...)
  • 31 T. Bardinet, « Remarques sur les maladies de la peau », Revue d’égyptologie 39 (1988), p. 3-36 ; J. (...)
  • 32 J.-F. Quack, « Tabuisierte und ausgegrenzte Kranke nach dem Buch von Tempel », p. 64-79.

12L’Égypte ancienne a construit une prophylaxie religieuse contre les influences néfastes. Les dieux gouvernent les maladies, les entités divines sont elles-mêmes conçues comme ce que nous appellerions des « agents pathogènes ». Les façons de les conjurer et de traiter les maux associent les soins prodigués à un individu à une prophylaxie collective, qui s’exprime diversement, jusqu’à la constitution d’un discours sur les groupes ou populations qui sont supposés véhiculer certaines maladies. L’observation du mal sur le patient passe par une recherche de signes et de marques ; une identification des marques qui signifient communément les manifestations spécifiques d’un dieu gouvernant un mal déterminé. La recherche minutieuse de signes corporels (dans notre vocabulaire : fièvre ; sueur ; mouvements du corps ; tuméfactions, taches et gonflements) constitue en Égypte un discours sur les « couleurs du mal28 ». On a évoqué dans ce cadre les mythes étiologiques des fièvres (cf. par exemple le mythe de la « vache céleste »), et les textes mythologiques du naos des décades, présentant une cohorte d’entités redoutables dont on lit les manifestations sur le corps29. Le thème des maladies véhiculées par des groupes étrangers à la Vallée du Nil conduit à traiter de ladite maladie « cananéenne30 », un dossier qui peut prendre utilement un biais comparatiste, étant donné l’importance religieuse des notions de tsara’at « lèpre » et des autres affections cutanées dans les textes bibliques (cf. Lévitique 13-1 ; Exode 9.8-12, etc.). On a rappelé que dans la tradition judéo-hellénique, le pharaon est victime d’une terrible maladie de peau : l’elephantiasis, qui résulte de récits-miroirs entre les mondes gréco-judéen-égyptien où l’on rencontre l’« Histoire des Impurs » et les accusations judéophobiques. Ici, le thème égyptien de la « maladie de peau31 » apporte des éléments cruciaux. On pensera notamment à la maladie hemet-za32.

2. Peaux lépreuses et dieu dévoreur

  • 33 F. Labrique, « Khonsou, maître ou juge du destin ?», dans M. Fartzoff, E. Geny, É. Smadja (éd.), Si (...)
  • 34 T. Bardinet, Médecins et magiciens à la cour du pharaon. Une étude du papyrus médical Louvre E 3284 (...)

13On sait que la carnation des dieux est volontiers d’or et de pierres ou métaux précieux. Or un aspect sinistre de la peau divine s’exprime de même, notamment autour du dieu Khonsou et des étiologies des aspects de la lune, conçue comme un astre crevassé, telle une peau lépreuse, partiellement dévorée, avalée, puis reconstituée, brillante enfin. Khonsou le « lépreux », Khonsou le « marqueur » et le « marqué » (Porte d’Évergète pl. 66)33 : voici que le rôle du dieu est remarquablement mis en lumière par le Papyrus Louvre 32847 pour lequel Thierry Bardinet a offert récemment une étude fondamentale34 : on trouve sur ce papyrus un « Livre des tumeurs de Khonsou » sans parallèle, un livre botanique et médical sur les plantes protectrices contre les maladies de « peau » (tumeurs, etc.). Les « gonflements » (tumeurs ?) dus à Khonsou s’inscrivent dans une mythologie qui se lit sur la peau du patient.

3. Les signes de la mort

  • 35 A. Roccati, Magica Taurinensia. Il grande papiro magico di Torino e isuoi duplicati, Rome 2011, p.  (...)
  • 36 J. Černý, Papyrus hiératique de Deir el-Médineh I, Le Caire 1978.

14La thanatologie égyptienne reconnaît aussi les signes de la mort sur le corps, se manifestant par des marques cutanées et des couleurs. Nous avons abordé quelques textes médico-magiques (papyrus Turin GT 54050 vs 235 ; papyrus magiques de Deir el-Médineh36) qui détaillent de manière diagnostique plusieurs états du corps humain sous l’emprise divine.

Conclusion

15En suivant une méthode heuristique, le parcours que nous avons fait sur le thème cutané a été l’occasion de réfléchir sur les nomenclatures égyptiennes, sur leurs systèmes de classement et l’établissement implicite ou explicite de hiérarchies. Classer ou déclasser, élire ou bannir, participe visiblement d’un même système de valeurs. La marque cutanée a été une occasion pour parcourir, par une porte d’entrée déterminée, un vaste ensemble documentaire. L’exercice a mis en exergue plusieurs caractéristiques fondamentales de la religion pharaonique. Les principes d’élection tout comme ceux de relégation sont fondés sur une reconnaissance visuelle des signes, participant d’une phénoménologie particulière. Le classement des signes se fonde sur des hiérarchies et des classifications ordonnées selon des règles essentielles attribuant une qualité, des propriétés, une nature, à des éléments visibles mis en relation systématiquement avec les entités divines (autrement invisibles) peuplant le monde. En outre, en lien avec la notion fondamentale de pureté rituelle (qui constitue la catégorie du « sacré » en Égypte), le prestige ou l’infamie assignent aux choses et aux êtres une place dans une hiérarchie générale.

Haut de page

Notes

1 E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris 1975.

2 D. Anzieu, Le Moi-peau, Paris 1995.

3 The Epigraphic Survey, Medinet Habu I, Chicago 1930, pl. 42. Cf. D. Meeks, « Notes de lexicographie (§ 1) », Revue d’égyptologie 26 (1974), p. 64.

4 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris 1975 ; cf. spécialement p. 9-53.

5 P. Grandet, Le Papyrus Harris (BM 9999), Le Caire 1994, vol. I, p. 337, vol. II, p. 253 (pHarris I, 77.3-77.6).

6 S. Allam, Hieratische Ostraka und Papyri aus der Ramessidenzeit, Tübingen 1973, p. 36 (O. Berlin 1264.10).

7 D. Meeks, Revue d’égyptologie 26 (1974), p. 63-64 ; J. Yoyotte, « Héra d’Héliopolis et le sacrifice humain », Annuaire EPHE-SR 89 (1980), p. 31-102, spécialement p. 48-52 ; F. Labrique, « Le bras de Sekhmet », dans S. Georgoudi, R. Koch Piettre, F. Schmidt (éd.), La cuisine et l’autel. Les sacrifices en question dans les sociétés de la Méditerranée ancienne, Turnhout 2005, p. 163-176.

8 L. Keimer, Remarques sur le tatouage dans l’Égypte ancienne, Le Caire 1948.

9 R. S. Bianchi, « Tattoo in Ancient Egypt », dans A. Rubin (éd.), Marks of Civilization: Artistic Transformation of the Human Body, Los Angeles 1988, p. 21-28 ; K. W. Poon, T. I. Quickeden, « A Review of Tattooing in Ancien Egypt », Bulletin of the Australian Center in Egypt 17 (2006), p. 123-136 ; G. J. Tassie, « Identifying the Practice of Tattooing in Ancient Egypt and Nubia », Papers from the Institute of Archaeology 14 (2003), p. 85-100 ; J. Yoyotte, « Signes du corps chez les anciens Égyptiens », dans C. Falgayrettes-Leveau, D. Le Breton (éd.), Signes du Corps, Paris 2004.

10 A. Austin, C. Gobeil, « Embodying the Divine: a Tattooed Female Mummy from Deir el-Medina », Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale 116 (2016), p. 23-40.

11 J. Bulté, Talismans égyptien d’heureuse maternité, Paris 1991. Cf., à propos des confluences iconographiques, J. Quaegebeur, La naine et le bouquetin, Louvain 1999.

12 Cf. P. Vernus, Chants d’amour de l’Égypte antique, Paris 1992, p. 101-119 ; J. Assmann, Mort et au-delà en Égypte ancienne, Paris 2003, p. 220-221.

13 Cf. H.-W. Fischer-Elfert, Abseits von Ma’at. Fallstudien zu Außenseitern im Alten Ägypten, Wurtzbourg 2005, p. 54-58.

14 J.-F. Quack, « Tabuisierte und ausgegrenzte Kranke nach dem Buch von Tempel », dans H.-W. Fischer-Elfert (éd.), Papyrus Ebers und die antike Heilkunde, Wiesbaden 2005, p. 64-79.

15 G. Posener, « La légende de la tresse d’Hathor », dans L. H. Lesko (éd.), Egyptological Studies in Honor of Richard Parker, Hanovre, Londres 1986, p. 111-117. Cf. P. Meyrat, Les papyrus magiques du Ramesseum, Le Caire 2019, p. 85-87.

16 G. Dumézil, Mythe et épopée, I. L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris 1968, p. 150-151.

17 C. Spieser, « Vases et peaux animales matriciels dans la pensée religieuse égyptienne » Bibliotheca Orientalis LXIII (2006), p. 219-221.

18 S. H. Aufrère, « Les couleurs sacrées dans l’Égypte ancienne : vibration d’une lumière minérale », Technè 9-10 (1999), p. 19-32 ; C. Barbotin, « Couleur, matériau et lumière : la pensée chromatique dans l’Égypte ancienne », Technè 40 (2014), p. 23-29 ; W. V. Davies, Colour and Paintings in Ancient Egypt, Londres 2001 ; B. Mathieu, « Les couleurs dans les Textes des Pyramides : approche des systèmes chromatiques », Égypte Nilotique et Méditerranée 2 (2009), p. 25-52 ; D. Warburton, « The Theoretical Implications of Ancient Egyptian Colour Vocabulary for Anthropological and Cognitive Theory », Lingua Aegyptia 16 (2008), p. 213-259.

19 R. L. Vos, « Varius coloribus Apis. Some Remarks on the Colours of Apis and Other Sacred Animals », dans W. Clarysse, A. Schoors, H. Willems (éd.), Egyptian Religion, The Last Thousand Years. Studies Dedicated to the Memory of Jan Quaegebeur, Louvain 1998, p. 709-718.

20 Validation de la robe (tête noir corps blanc) du Boukhis, cf. C. Thiers, « Documents anciens et nouveaux relatifs au taureau Boukhis dans la région thébaine », dans C. Thiers (éd.), Documents de Théologies Thébaines Tardives 4, Montpellier 2021, p. 159.

21 Cf. C. Sambin, « Ptolémée II Philadelphe, le taureau de Médamoud et le Boukhis », dans C. Thiers (éd.), Documents de Théologies Thébaines Tardives 4, Montpellier 2021, p. 129-141.

22 Stèle de Mendès (Caire CG no 22181), cf. C. Thiers, Ptolémée Philadelphe et les prêtres d’Atoum de Tjékou, Montpellier 2007, p. 185-194.

23 R. Landgráfová, J. Janák, « The Book of Snakes from the Tomb of Iufaa at Abusir », dans K. Kothay (éd.), Burial and Mortuary Practices in Late Period and Graeco-Roman Egypt, Budapest 2017, p. 111-122.

24 J. Yoyotte, « Héra d’Héliopolis et le sacrifice humain », p. 102.

25 F. Labrique, « Le bras de Sekhmet », p. 163-176.

26 F. Labrique, « Le taurillon exclu du sacrifice (Clère, Porte d’Évergète, pl. 40) », Archimède 1 (2014), p. 64-70.

27 Nous avons esquissé ailleurs le thème de la vache décapitée, cf. Y. Volokhine, « La décapitation de la déesse vache », Égypte, Afrique & Orient 83 (2016), p. 7-17.

28 Cf. T. Bardinet, « Les couleurs du mal et de la maladie : pratique magique et examens cliniques chez les médecins de l’Égypte des pharaons », dans F. Collard, E. Samama (éd.), Le corps polychrome. Couleurs et santé, Paris 2018, p. 233-239.

29 A.-S. von Bomhard, The Naos of the Decades, Oxford 2008.

30 La « maladie cananéenne », cf. le papyrus Hearst 170 (11, 15-16) : T. Bardinet, Les papyrus médicaux de l’Égypte pharaonique, Paris 1995, p. 211-212 et p. 397 ; H. Goedike, « The Canaanite Illness », SAK 11 (1984), p. 91-105.

31 T. Bardinet, « Remarques sur les maladies de la peau », Revue d’égyptologie 39 (1988), p. 3-36 ; J. Osing, The Carlsberg Papyri 2, Hieratische Papyri aus Tebtunis 1, Copenhagen 1998, p. 114-116 et pl. 8.

32 J.-F. Quack, « Tabuisierte und ausgegrenzte Kranke nach dem Buch von Tempel », p. 64-79.

33 F. Labrique, « Khonsou, maître ou juge du destin ?», dans M. Fartzoff, E. Geny, É. Smadja (éd.), Signes et destins d’élection dans l’Antiquité, Besançon 2006, p. 203-218.

34 T. Bardinet, Médecins et magiciens à la cour du pharaon. Une étude du papyrus médical Louvre E 32847, Paris 2018.

35 A. Roccati, Magica Taurinensia. Il grande papiro magico di Torino e isuoi duplicati, Rome 2011, p. 30-36 (texte), et p. 171-173.

36 J. Černý, Papyrus hiératique de Deir el-Médineh I, Le Caire 1978.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Youri Volokhine, « Corps, marques et identité en Égypte pharaonique »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 131 | 2024, 205-214.

Référence électronique

Youri Volokhine, « Corps, marques et identité en Égypte pharaonique »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses [En ligne], 131 | 2024, mis en ligne le 17 juillet 2024, consulté le 12 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/asr/5067 ; DOI : https://doi.org/10.4000/122x0

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search