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Résumés des conférences

Philosophie médiévale et métaphysique

Olivier Boulnois
p. 527-546

Texte intégral

Premier semestre. La volonté contingente : de Thomas d’Aquin à Henri de Gand

1Lors de ce séminaire, j’ai souhaité reprendre le dossier du libre arbitre dans le dernier tiers du xiiie siècle, période où se déploie, à partir de Thomas d’Aquin, une doctrine volontariste et libertarienne de la liberté. Il s’agissait dans ce séminaire d’approfondir certaines thèses esquissées dans Généalogie de la liberté (Paris, Seuil, 2021), afin de mettre au jour leurs conditions de possibilité historiques.

2Il fallait poser trois questions : 1. pourquoi parler d’un second commencement du libre arbitre ? 2. Qu’a de nouveau la problématique de Thomas et de ses successeurs ? 3. En quoi s’est-elle inscrite dans la postérité ?

§ 1. Le second commencement du libre arbitre

3L’objet de ce séminaire était la seconde naissance de la conception « libertarienne », ou « incompatibiliste », de la liberté. La thèse que je voulais établir est l’idée que, dans le dernier tiers du xiiie siècle, surgit le concept moderne de libre arbitre, entendu comme une capacité d’agir ou de ne pas agir, toutes choses égales par ailleurs, donc comme une source de contingence, opposée à la nécessité causale.

  • 1 Voir Alexandre, Traité du Destin et de ce qui dépend de nous 12 (Bruns 180 ; Thillet 25). Texte com (...)
  • 2 In librum Aristotelis Peri Hermeneias Commentarii, Prima editio, éd. C. Meiser, p. 125, l.20 : « [l (...)
  • 3 Pasquale Porro, « Contingenza e impedibilità delle cause. Presupposti e implicazioni di un dibattit (...)

4Néanmoins, il fallait immédiatement relativiser cette remarque. Une première naissance du libre arbitre comme contingence avait déjà eu lieu, chez Alexandre d’Aphrodise. En réaction au nécessitarisme des stoïciens, pour qui tout est soumis au destin, celui-ci faisait de la prohairesis (décision ou résolution) aristotélicienne une faculté capable d’agir ou de ne pas agir dans telles circonstances singulières : « Que nous ayons ce pouvoir dans nos actions, nous l’avons déjà dit, à savoir que nous pouvons choisir l’opposé, et tout ce que nous choisissons n’a pas des causes prédéterminantes (prokatabeblemenas), en raison desquelles il ne nous serait pas possible de ne pas le choisir »1. Au xiiie siècle, le second commencement est en réalité une résurgence de la métaphysique antique du libre arbitre : la position d’Alexandre d’Aphrodise s’est transmise à la philosophie médiévale, tantôt par la voie latine (par les commentaires de Boèce2), tantôt par la philosophie arabe (notamment via Avicenne3).

§ 2. La problématique éthico-théologique

5Nous sommes les héritiers, non seulement de ce qui a été, mais aussi de ce qui fut possible. Or une autre problématique était possible. Elle existait même avant la problématique nouvelle que nous essayons de délimiter : il y eut une première période où l’on ne se souciait guère du problème du compatibilisme et de l’incompatibilisme, ni de la contingence modale du libre arbitre.

6La problématique originelle de liberté était avant tout éthique et théologique : la question n’était pas de savoir si un agent peut faire une chose ou son contraire, mais de comprendre comment l’homme est devenu capable de ne pas faire le bien qu’il désire. C’est cette défaillance et cette défectuosité que saint Augustin mettait en évidence dans la Cité de Dieu XII, 7 : « Que nul ne cherche la cause efficiente de la volonté mauvaise, car elle n’est pas efficiente, mais déficiente (non enim est efficiens, sed deficiens) ; elle ne consiste pas à faire, mais à défaire (nec illa effectio sed defectio). Car faire défection (deficere) de l’être souverain vers le moindre être (quod minus est), c’est commencer à avoir une volonté mauvaise. Donc vouloir découvrir les causes de ces défections (defectiones), qui, je l’ai dit, ne sont pas efficientes, mais déficientes, c’est comme si on voulait voir les ténèbres ou entendre le silence » (BA 35, p. 170-171, trad. modifiée). Seul le libre arbitre de la volonté explique l’origine du mal dans le monde, mais puisque la liberté a été créée bonne, il faut dire à la fois que le mal vient d’un bien originel, et que la volonté s’est en quelque manière défaite elle-même, qu’elle a fait défection à son être, qu’elle s’est auto-détruite. Dans la plénitude de l’être et de la bonté, elle a introduit son propre néant. Elle s’est effondrée, minée par le néant qui demeurait en elle la trace sa création à partir du néant.

  • 4 Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae II, d. 34, ch. 2, (éd. Quaracchi, 1971, p. 525).

7C’est cette analyse qu’on retrouve dans les Sentences de Pierre Lombard (vers 1146) : « 1. La cause et l’origine première du péché est une chose bonne (res bona), car avant le premier péché, il n’y avait aucun mal d’où elle pût tirer son origine (oriretur). 2. C’est pourquoi Augustin, dans ses Réponses contre Julien [… écrit :] “Il est évident que c’est d’une volonté mauvaise, comme d’un arbre mauvais, que proviennent toutes les œuvres mauvaises, comme des fruits mauvais ; mais cette volonté mauvaise elle-même, d’où peut-il dire qu’elle vient, sinon d’un bien ?” [= Sur les noces et la concupiscence II, 28, 48] Ici, il est dit ouvertement que la cause et l’origine première du mal est une nature ; et néanmoins, il est montré quelle fut la cause du péché, c’est-à-dire de la volonté mauvaise »4. L’origine du mal doit être recherchée dans une nature bonne, celle de la volonté : dotée de libre arbitre, celle-ci a pour fonction de choisir entre différents biens. Mais ayant choisi le moindre bien, qui s’est avéré un mal, elle a perdu la liberté véritable, c’est-à-dire la capacité de ne choisir que le bien.

8Cette problématique éthico-théologique ne fait absolument pas intervenir la contingence de l’action, ce qui veut dire que la détermination nécessaire n’était pas perçue comme une menace. La problématique libertarienne de la contingence ou du déterminisme n’avait pas encore émergé.

§ 3. Albert le Grand : ni déterminisme ni libertarianisme

9Au xiiie siècle, lorsque cette interrogation rencontre la métaphysique d’Aristote, elle prend une tournure nouvelle.

  • 5 Albert, Physica II, 2, 19 (Opera omnia, 3, éd. Borgnet, p. 154) : « Si enim contextionem dictam cau (...)

10En premier lieu, Albert le Grand, tout en intégrant une spéculation métaphysique sur la nécessité et la contingence, maintient cette vision éthique du problème de la liberté. Commentant la Physique entre 1248 et 1254, il part du principe qu’il est impossible de nier le destin, au sens d’un enchaînement nécessaire des causes : « En effet, si nous ne pouvons nier le tissu des dites causes, sans aucun doute, nous sommes aussi contraints de concéder l’<existence du> destin, puisque c’est la même chose que le tissu des causes »5. Le tissu des causes est une évidence manifeste. Ce concept de tissage (contextio), d’entrecroisement, de composition entrelacée des causes, est emprunté au stoïcisme : les causes ne forment pas seulement une chaîne, mais une véritable trame, c’est-à-dire un système, car elles appartiennent à l’ordre du monde. Or cette trame des causes est manifeste, continue, c’est ce qu’on appelle le destin (fatum), c’est-à-dire la nécessité. Apparemment, dans son rapport aux principes (au pluriel), qui est lui-même un rapport au Principe divin, le monde obéit au déterminisme.

11Mais Albert ajoute que le destin n’est pas le dernier mot de la causalité. Il est lui-même l’expression de la providence divine, car Dieu connaît toutes choses par sa science éternelle, et les produit en tant que cause créatrice. Et c’est de sa providence que dépend le système des causes : l’ordre du monde et le cours de l’histoire. Plus précisément, cette providence donne à chacun selon ses besoins, ou selon son degré d’être : en raison de l’unité du cosmos, qui est la première créature de Dieu, Dieu dispose les causes primordiales selon des règles immuables. Il donne au monde un ordre simple et éternel, qui est le destin. Il dirige toutes choses, qui sont pourtant temporelles et multiples, par l’ordre éternel et simple qu’est le destin. Ainsi, le destin est une médiation nécessaire entre la simplicité et l’éternité de la science et de la volonté divine, et la multiplicité et la temporalité du monde sensible.

  • 6 Albert, Physica II, 2, 19 (Borgnet, 3, 153) : « Sic enim est inhaerens dispositio mobilibus causis (...)

12C’est pourquoi, dans un passage de la Physica, Albert affirme que le destin est « l’instrument de la Providence » : « Ainsi donc, il y a une disposition inhérente aux causes et aux effets mobiles, par laquelle, comme par un instrument, la Providence noue [l’univers] selon ses ordres »6. Le destin est une disposition inhérente aux causes et aux effets muables ; il noue ensemble les différents ordres, car il ourdit leurs lignes parallèles en une trame ; mais il demeure un instrument de la providence divine. En effet, c’est précisément par l’intermédiaire de cet ordre que tout se produit dans le monde, y compris l’activité humaine.

  • 7 Albert, Physica II, 2, 19 (Borgnet, 3, 154) : « Verumtamen infra ostendemus, quod licet fatum sit q (...)

13Dès lors, Albert peut répondre à la question : le destin entraîne-t-il un déterminisme universel ? Nullement : le destin est en un sens nécessaire (quodammodo necessarium), mais il n’introduit pas de nécessité dans les choses : « Pourtant nous montrerons plus bas que, même si le destin est en quelque sorte nécessaire, il n’impose pas de nécessité aux choses ; et si en ce sens on nie que le destin existe, dans la mesure où il indique une loi provenant du mouvement des <êtres> supérieurs, obligeant les <êtres> inférieurs à des événements immuables, moi aussi je suis de ceux qui nient le destin »7. Si on comprenait le destin comme indiquant une loi provenant des réalités supérieures et obligeant les réalités inférieures à des événements immuables, donc interdisant tout événement contingent (Albert file la métaphore de la loi, qui implique un premier législateur et une obligation de la part de ses sujets), Albert ferait partie de ceux qui nient le destin. Mais tel n’est pas le cas : les événements n’obéissent pas à une nécessité immuable. Il y a bien un destin, qui est nécessaire, et pourtant, il n’impose pas de nécessité aux choses.

14D’où vient ce paradoxe ? — Du fait que sous l’ordre universel, le désordre perce. C’est seulement dans l’ordre général, au niveau des causes primordiales, qu’il existe une nécessité, mais dans l’ordre concret et particulier des causes secondes, celles-ci s’entrecroisent et produisent des interférences, des turbulences, qui permettent la contingence. Si l’action des corps célestes est immuable, la façon dont elle est reçue dans les corps inférieurs ne l’est pas. Le destin est donc compatible à la fois avec le hasard et la chance (fortuna), et (nous allons le voir) avec le libre arbitre.

  • 8 La condamnation parisienne de 1277, éd. D. Piché, Paris, Vrin, 1999, p. 138 : Propositio 195 : « Qu (...)

15C’est exactement cette thèse qui a été condamnée en 1277 : « Proposition 195 : “Que le destin, qui est la disposition de l’univers, procède de la providence divine, non pas immédiatement, mais par la médiation du mouvement des <corps> supérieurs ; et que ce destin n’impose pas de nécessité aux inférieurs, qui ont une contrariété [= qui sont capables des contraires], mais [seulement] aux supérieurs” »8. Un simple tableau comparatif montre que c’est bien le texte d’Albert, et non simplement une doctrine semblable, qui est condamné :

16Les parties communes sont soulignées :

Albert, Physica II, 2, 19

Propositio 195

licet fatum sit quodammodo necessarium, non tamen imponit necessitatem rebus ; Quod fatum, quod est dispositio universi, procedit ex providentia divina non immediate, sed mediante motu <corporum> superiorum ; et quod istud fatum non imponit necessitatem inferioribus, quia habent contrarietatem, sed superioribus.

17Selon la thèse condamnée, le destin, qui est la disposition de l’univers, provient de la providence divine, non pas immédiatement, mais médiatement, par le mouvement des réalités supérieures ; mais ce destin n’impose aucune nécessité aux réalités inférieures, qui demeurent capables des dispositions contraires, c’est-à-dire contingentes ; il ne l’impose qu’aux êtres supérieurs.

  • 9 Enquête sur les 219 articles condamnations à Paris le 7 mars 1277, Paris, Louvain, 1977, p. 162.

18Dans son commentaire, Roland Hissette voit bien le sens de la proposition : « Deux idées sont jointes dans cette proposition : le destin, qui coïncide avec l’ordre de l’univers, ne procède pas immédiatement de la providence divine, mais passe par la médiation des corps célestes ; ce destin n’impose de nécessité qu’aux êtres supérieurs, car la causalité des corps célestes sur les êtres inférieurs n’exclut pas, à ce niveau, la contingence, qui résulte de la rencontre de causes opposées. Ainsi, la providence divine sur le monde sublunaire serait médiate »9. Mais Roland Hissette rapproche cette condamnation de textes de Siger de Brabant, dont le sens est bien le même, mais dont la lettre correspond beaucoup moins précisément aux condamnations que ce texte d’Albert.

  • 10 Albert, In Peri Hermeneias, I, 5, 6 (Opera omnia, I, éd. Borgnet, p. 422): « Unde omne contradictor (...)

19En effet, Albert maintient la définition aristotélicienne des futurs contingents : Entre deux propositions alternatives contradictoires sur un futur contingent, il est nécessaire que l’une soit vraie et l’autre fausse, mais aucune n’est vraie de manière déterminée : la disjonction est nécessairement vraie, mais aucune des parties disjointes n’est déterminément vraie10. Dire que les corps inférieurs « habent contrarietatem », c’est dire qu’ils sont capables des deux contraires, donc qu’ils correspondent à cette contradiction logique : la bataille navale aura lieu, ou bien elle n’aura pas lieu.

  • 11 Albert, Commentarii in primum librum Sententiarum, d. 38 E, art. 4, (Borgnet, 26, 288 A) : « An pra (...)

20En revanche, si tout est nécessaire, il y a cinq inconvenientia, cinq « conséquences inadmissibles »11 : 1. Les prières sont inutiles ; 2. Le juste et l’impie sont sur le même plan, puisque leurs actions sont nécessaires, il n’y a pas de péché ; 3. Le hasard n’existe pas, c’est une illusion ; 4. Le libre arbitre périt ; 5. Rien ne sera contingent. Ce qui est remarquable ici, c’est l’ordre des « conséquences inadmissibles » : 1. théologiques (la prière) ; 2. morales ; 3. métaphysiques : le hasard, le libre arbitre et la contingence. Or c’est en raison de ces conséquences inacceptables qu’il faut nier la nécessité absolue dans le monde éthique ; et même la prescience d’un événement futur ne le rend pas métaphysiquement nécessaire. Loin d’accepter que la métaphysique menace l’éthique, Albert pense au contraire que la seule existence de l’éthique permet de balayer tout nécessitarisme métaphysique. Nous rencontrons notamment ici un argument qui sera un leitmotiv dans la discussion, et qui restera central chez saint Thomas : si tout est nécessaire, il n’y a pas de contingence dans la nature, ni de libre arbitre ; ici, Albert met l’accent sur la providence particulière de Dieu (la providence générale passe par les lois de la nature, la providence particulière est la manière dont Dieu pourvoit aux besoins particuliers de la créature, y compris en répondant à ses prières, c’est-à-dire ici à des demandes particulières).

21Albert le Grand défend donc une position qui n’est ni totalement déterministe ni totalement libertarienne, précisément parce que ce n’est pas encore pour lui la question clé. Il peut à la fois admettre la nécessité des causes premières et la contingence des causes secondes, qui permet à l’homme une forme de libre arbitre.

§ 4. Siger de Brabant : une solution compatibiliste

22Prolongeant les analyses de Roland Hissette, nous avons alors résumé la position de Siger de Brabant, dont les œuvres s’échelonnent probablement entre 1269 et 1276, à partir de notre Généalogie de la liberté, Paris, Le Seuil, 2021, p. 305-326.

  • 12 P. Mandonnet, Siger de Brabant et l’averroïsme latin au XIIIe siècle, Louvain, 1908-1911, I, p. 181

23L’interprétation de la pensée de Siger est prise dans un cercle herméneutique. On l’a principalement lue à partir d’une problématique postérieure, qui part d’une interprétation libertarienne : pour être libre, l’action doit être contingente ; il y a une contradiction entre causalité naturelle et liberté rationnelle ; puisqu’elle nie la contingence de l’action déclenchée par la volonté, la position de Siger s’oppose à toute doctrine du libre arbitre. C’était l’interprétation de Mandonnet : « les averroïstes latins ont résolument accepté la suppression de la liberté psychologique, c’est-à-dire du libre arbitre dans les actions humaines »12. Mais était-ce bien ainsi que la question se posait pour Siger ?

  • 13 Voir D. Piché, La condamnation parisienne de 1277, art. 131, p. 118 : « Quod uoluntate existente in(...)

24Certes, la proposition 131 du Syllabus de Tempier renvoie bien à un texte de Siger : « La liberté de la volonté ne consiste pas en ce que, la volonté se trouvant dans telle disposition où il lui est naturel d’être mue à vouloir, et le moteur se trouvant aussi dans la disposition où il lui est naturel de mouvoir, la volonté puisse parfois ne pas être mue ou bien avoir la puissance de n’être pas mue alors qu’elle a telle disposition et que l’agent a telle disposition »13. Si la volonté est considérée comme une forme du désir, et comme mue avant d’être mouvante (d’après le De Anima III), elle est disposée à être mue par un objet moteur, et ne peut pas ne pas être mue lorsque celui-ci est présent. Prétendre qu’elle pourrait ne pas être mue en présence de ce qui la meut, ce serait renoncer au principe de causalité.

  • 14 Siger de Brabant, Tractatus de necessitate et contingentia causarum, p. 118.

25Mais cette proposition n’est que la conclusion d’un raisonnement plus complexe : « La liberté de la volonté, dans ses actions, ne doit pas être comprise au sens où la volonté même serait la cause première de son vouloir et de son agir, capable de se mouvoir aux opposés sans être mue par quelque chose d’antérieur. En effet, la volonté n’est mue à vouloir qu’à partir de l’appréhension [d’un objet] »14. La volonté ne peut pas être considérée comme un premier moteur absolu, capable de produire un acte ou son contraire indépendamment de toute cause. Elle dépend pour cela de l’appréhension d’un objet désirable, comme l’enseigne Aristote. Ce qui est nié, ici, c’est l’interprétation libertarienne de la volonté, comme capable de vouloir ou de ne pas vouloir, toutes choses égales par ailleurs. Mais ce n’est pas le libre arbitre. La volonté ne fait pas exception au principe de causalité. Comme tout agent, elle est mise en acte par une cause préalable. Mais cela reste compatible avec sa liberté. Il faut défendre une interprétation compatibiliste du libre arbitre.

  • 15 Siger de Brabant, Tractatus de necessitate et contingentia causarum, p. 118 : « Sed hoc ipsum quod (...)

26L’exemple que donne Siger est révélateur : « Le fait même que l’absorption d’un poison non empêchée n’est pas en puissance de causer une mort non empêchée, n’abolit pas l’avis médical. En effet, il n’est pas habituel que l’absorption d’un poison non empêchée n’entraîne pas la mort, mais <il est habituel> que l’absorption d’un poison non empêchée, ait été empêchable, de sorte que celui-ci soit empêché <d’agir> par l’aide de la médecine, et n’entraîne pas la mort. Que la volonté soit toujours mue à vouloir par une cause qui se trouve dans la disposition où il lui est naturel de mouvoir la volonté, et que la volonté se trouve dans une disposition où il lui est naturel d’être mue par une telle cause, ce fait ne supprime pas la liberté de l’arbitre, puisque rien ne meut la volonté sans qu’il soit impossible de l’écarter, même si, lorsqu’elle la meut, elle n’est pas empêchée »15. Siger s’appuie sur l’interprétation aristotélicienne de la causalité dans le monde sublunaire : toute cause produit son effet, à moins d’être empêchée par l’interférence d’une autre cause. Le plus souvent (epi to polu, ut plerumque), lorsque la cause est posée, l’effet s’ensuit. Mais l’intervention d’une autre cause peut suspendre la survenue de l’effet. C’est le cas du poison mortel : son absorption produit naturellement la mort. Mais une autre cause peut la suspendre : l’intervention d’un médecin, une bonne délibération, et la prise d’un contrepoison. Il en va de même en éthique. L’appréhension d’un objet désirable, si ma volonté est correctement disposée, entraînera naturellement ma volonté à se porter vers cet objet. (Siger ne dit pas qu’elle le fera « nécessairement » : dans le monde sublunaire, la nature n’agit pas nécessairement, mais le plus souvent). Et pourtant, cela ne supprime pas le libre arbitre, car il est possible de bloquer la cause avant qu’elle ne produise son effet. La cause, en effet, c’est l’appréhension de l’objet désirable. Il suffit d’en appréhender un autre, que notre délibération considérera comme préférable, pour que ce soit cet autre objet qui entraîne l’action. Même si le désirable meut nécessairement, nous avons le pouvoir de choisir librement, puisque nous avons le pouvoir de penser librement.

  • 16 Siger de Brabant, Tractatus de necessitate et contingentia causarum, p. 118 : « Sed in hoc consisti (...)

27D’où cette conclusion : « la liberté de la volonté consiste en ceci : même si elle se trouve être parfois mue par certains moteurs quand ceux-ci ne sont pas empêchés, la nature de la volonté est telle que chacun des [objets] moteurs qui ont pour nature de mouvoir la volonté peut être empêché de son mouvement, car la volonté veut à partir d’un jugement de la raison (iudicium rationis), et elle se rapporte à des opposés, tandis que l’appétit sensitif désire à partir d’un jugement des sens »16. C’est dans la raison que se trouve la racine du libre arbitre, puisque par la raison, nous sommes capables de dire et de penser les contraires (c’est la définition des puissances rationnelles dans la Métaphysique Θ d’Aristote). En nous représentant les contraires, nous proposons à notre volonté différents objets, c’est ainsi que notre arbitre est libre et capable des contraires.

28Ainsi conçu le libre arbitre est parfaitement compatible avec la nécessité des causes. C’est une explication compatibiliste du libre arbitre.

§ 5. Thomas, De Malo, q. 6

29C’est cet état de la problématique que saint Thomas d’Aquin va bouleverser, avec la question 6 du De Malo. Après cette mise en place de l’arrière-plan, nous avons examiné l’un des textes les plus décisifs sur ce sujet : la question 6 du De Malo de saint Thomas d’Aquin, qui bouleverse l’état reçu de la problématique. Au sein du De Malo, la question 6 a une forme très particulière :

301. Elle interrompt l’ordre logique des questions :

q. 1. De malo
q. 2. De peccatis
q. 3. De causa peccati
q. 4. De peccato originali
q. 5. De pena originalis peccati q. 6. De electione humana
q. 7. De peccato ueniali
q. 8. De uitiis capitalibus

31Il saute aux yeux que l’ordre des questions serait parfaitement cohérent sans la question 6. Mais l’éditeur (P.-M. Gils) remarque : « il n’est pourtant nullement illogique qu’après avoir traité du péché originel le maître tienne à préciser les délicats problèmes du libre-arbitre avant de passer à l’étude du péché actuel » (p. 5*). Certes, et pourtant l’endroit le plus logique serait quand même avant la question 1 : il est difficile de traiter du libre arbitre après la cause du péché, puisqu’il en est la seule véritable cause. L’éditeur explique simplement que la question a été insérée à un endroit vraisemblable, mais il ne peut pas nous faire admettre qu’elle a été rédigée en même temps que le reste.

322. Elle n’a pas du tout la même structure que les autres : elle n’est pas subdivisée en articles.

33Cette question n’est jamais transmise séparément et ne manque dans aucun manuscrit. Or elle a été donnée à la copie très tôt, vers 1270, en tout cas avant le départ de Thomas en Italie en 1272, et en même temps que le reste des Quaestiones de malo. C’est donc Thomas qui l’a introduite là et non un copiste. On peut par conséquent supposer que Thomas a disputé cette question à part, et qu’il l’a introduite dans la série des Quaestiones de malo au moment de les mettre à disposition des copistes.

34Selon l’Introduction de P.-M. Gils, De Malo (éd. Léonine, p. 4*) : « des parallèles avec les propositions condamnées en décembre 1270 permettent de placer la rédaction de cette question peu avant ou peu après le décret d’Étienne Tempier, des ressemblances avec le Quodlibet XIV de Gérard d’Abbeville vont dans le même sens ».

35Peu avant ou peu après ? Ce n’est pas la même chose.

36Pour répondre à cette difficulté chronologique et doctrinale, nous avons examiné de près les relations entre Thomas et ces deux sources.

a. Gérard d’Abbeville

37La réflexion de Thomas doit d’abord être comparée aux Quodlibets de Gérard d’Abbeville. Le texte de son Quodlibet XIV, dont les questions 2 et 3 portent sur le libre arbitre, date en effet de Noël 1269.

38La question 2 demande si la volonté est une puissance passive.

  • 17 Gérard d’Abbeville, Quodlibet XIV, éd. P. Grand, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Mo (...)

39Le premier argument allant dans ce sens est le même que celui qu’affronte Siger de Brabant : « tout ce qui est mû en tant que mû subit l’action d’un moteur, de même que la vue subit l’action de la couleur qui la meut, mais le bien désirable ne meut que la puissance dont il est l’objet, et cette puissance est la volonté »17. La volonté subit l’action d’un objet moteur. Elle est donc passive.

  • 18 p. 243 : « Praeterea III De Anima scribitur quod “appetere est pati”, sed voluntatis est appetere, (...)
  • 19 De l’âme III, 10, 433 b 13-18. Selon la translatio nova (de Jacques de Venise, revue par Guillaume (...)
  • 20 Le traité du Mouvement des animaux 10, 703 a 5 mentionne aussi cette idée.

40Le cinquième argument expose clairement l’origine du problème. « Au livre III du Traité de l’âme, il est écrit que « désirer, c’est subir ; or le propre de la volonté est de désirer ; donc la volonté elle-même est une faculté passive (vis passibilis) »18. C’est une allusion évidente à Aristote, De l’âme III, 10, 433 b 13-18. « Puisqu’il y a trois éléments : [1] le premier, ce qui meut, [2] le second, ce par quoi il meut, et [3] le troisième, ce qui est mû, et que ce qui meut [1] est de deux sortes : soit [1.a] <ce qui meut et est> immobile, soit [1.b] <ce qui meut et> qui est mû, <il en résulte que ce qui meut et est> immobile [1.a] est le bien actuel, ce qui meut et qui est mû [1.b] est la <faculté> désirante : en effet, ce qui désire est mû en tant qu’il désire, et le désir est un acte ou un mouvement ; tandis que ce qui est mû, c’est l’animal »19. Aristote montre que l’être vivant se meut localement en raison de deux principes, le désir et l’intelligence. Il faut donc considérer trois éléments, le bien désirable, qui est immobile mais qui meut, le désir, qui est mû par le désirable, mais qui meut le corps vivant comme instrument de l’action, et l’être vivant, qui est seulement mû. Ainsi, l’articulation centrale du dispositif est le désir, à la fois mouvant et mû (433 b 16)20. Mais si le désir est un mouvant mû, précisément, en tant qu’il est mû par un objet désirable, il est passif : la volonté étant une espèce du désir (le désir informé par la raison), elle est ipso facto passive.

  • 21 Gérard d’Abbeville, p. 244 : « Item, Jere., X [23] : “Scio, Domine, quod non est hominis via ejus n (...)

41Gérard s’appuie également sur une autorité qui sera reprise par Thomas dans le De Malo : Jérémie 10, 23 : « Je sais, Seigneur, que la voie que suit l’homme ne dépend pas de lui, et que ce n’est pas à l’homme qui marche de diriger ses pas »21. La Glossa ordinaria, citée par Gérard, en avait fait une condamnation du libre arbitre : « qu’ils rougissent, ceux qui affirment que chacun est dirigé par son propre arbitre ». Citée par Thomas sans référence à la Glossa, la citation biblique seule est beaucoup moins probante : on peut donc supposer que Thomas avait sous les yeux le rapprochement avec l’analyse conceptuelle de la Glose effectué par Gérard.

42Gérard pose ensuite la question 3 : la volonté veut-elle nécessairement ce qu’elle veut ?

43L’objection principale vient encore une fois du fonctionnement du désir : « En second lieu, il [Aristote] montre que la volonté veut ou désire nécessairement le désirable au-dehors. Dans la bête, [le désirable] meut nécessairement le désir, donc, puisque le bien est désirable, lorsqu’il aura été appréhendé, la volonté sera mue nécessairement, ou sinon, dis-moi pourquoi [elle ne le serait] pas ». L’appréhension de l’objet désirable déclenchant directement le désir, lorsqu’un objet désirable est appréhendé, la volonté est nécessairement mue à le vouloir. L’objecteur soutient la même position que Siger (à moins qu’il ne s’agisse de Siger lui-même).

  • 22 Metaphysica, Sive scientia divina IX, 1*.
  • 23 « Secundo loco ostendit quod voluntas de necessitate vult sive appetit appetibile extra ; in bruto (...)
  • 24 Aristote, Métaphysique Θ, 5, 1048 a 10-11, 13-15 : « Il est nécessaire que ce qui l’emporte [entre (...)

44Gérard ajoute un deuxième argument : « Deuxièmement, j’argumente qu’ainsi une puissance passive désire aussi nécessairement, une fois admise ton hypothèse qu’elle peut l’une et l’autre chose : vouloir ou ne pas vouloir ; il en découle qu’elle est en puissance à l’égard des deux, mais rien de ce qui est en puissance ne s’amène lui-même à l’acte, donc c’est par quelque chose qui est en acte que la volonté elle-même est amenée de la puissance à l’acte. Mais tout ce qui amène autre chose de la puissance a l’acte est sa cause. Mais [la volonté] ne semble amenée [à l’acte] que par son objet, c’est pourquoi elle subit l’action de l’objet en tant qu’il est [la cause] efficiente de cet acte ; mais en outre, Avicenne dit qu’“une fois posée la cause, nécessairement l’effet est posé”22 ; donc la volonté aussi sera alors mue nécessairement »23. L’argument reprend les mêmes arguments que ceux de Siger, mais il s’appuie sur une interprétation déterministe du principe de causalité, celle d’Avicenne : non pas le simple énoncé du principe de causalité : « tout effet a nécessairement une cause », ce qui serait une inférence a posteriori n’impliquant aucune nécessité de l’effet, mais l’énoncé réciproque, a priori, affecté de la modalité du nécessaire : « toute cause produit nécessairement son effet ». Or si la volonté est capable des contraires (comme toute puissance rationnelle selon la Métaphysique Θ d’Aristote), il faut que quelque chose la porte vers l’un des contraires plutôt que l’autre, et, comme le dit Aristote lui-même, ce quelque chose, c’est l’objet du désir24. C’est encore une fois la réception d’Aristote (et son interprétation) qui est en cause.

  • 25 Gérard, Quodlibet XIV, q. 3, sed contra, resp. p. 245 : « Voluntas est eorum que contingenter fiunt (...)

45Or c’est précisément l’argument en sens contraire (donc en faveur de la conclusion de Gérard d’Abbeville) qui nous fait entrer dans une identification du libre arbitre avec la contingence. « La volonté porte sur ce qui arrive de façon contingente, car il lui arrive (contingit) de vouloir l’un et l’autre contraire, mais la nécessité porte sur ce qui n’arrive pas de façon contingente, mais sur ce dont il est nécessaire qu’il arrive, donc etc. [la volonté ne veut pas nécessairement] »25. La possibilité de vouloir l’alternative des contraires (caractéristique, encore une fois, des puissances rationnelles), est la source de la contingence dans la volonté. C’est une interprétation strictement libertarienne et « contingentiste » du libre arbitre.

  • 26 Gérard, Quodlibet XIV, q. 2, resp. p. 245 : « irrationalia per naturam magis agantur quam agant. Ra (...)

46La réponse de Gérard d’Abbeville à la deuxième question est simple : elle repose sur la différence entre l’homme et l’animal telle que la conçoit Jean Damascène : « Les êtres irrationnels sont par nature plus agis qu’ils n’agissent. Mais les êtres rationnels au contraire, par nature, agissent plus qu’ils ne sont agis »26.

  • 27 Augustin, Des deux âmes X, 14 (BA 17, 92).

47La réponse à la troisième question est également très succincte, elle se borne pour l’essentiel à rappeler la définition du libre arbitre selon Augustin : « la volonté est un mouvement de l’âme que rien ne contraint, en vue, soit de ne pas perdre, soit d’obtenir quelque chose »27. Cette réponse tombe d’ailleurs en deçà de l’objection de l’adversaire, car une action pourrait ne pas être contrainte, être spontanée, mais être nécessaire (si elle résulte de la rencontre entre l’agent et le désirable). C’est la preuve d’une prise de position encore indéterminée (et encore augustinienne) de la part de Gérard d’Abbeville.

48Mais la réponse importe moins que la matrice de questions et de réponses à laquelle eIle appartient. Or il est clair qu’ici, nous arrivons sur le seuil de la même problématique que Thomas : celui-ci affronte la thèse que la volonté veut nécessairement (argument 1) et qu’elle est une puissance passive (argument 7), deux propositions qui font aussi partie des propositions condamnées en 1270.

b. Les propositions condamnées

49Treize errores (« erreurs ») ont été condemnati et excommunicati « condamnées et excommuniées » en 1270, c’est-à-dire exclues de l’enseignement.

50Or deux des arguments de l’opponens (l’adversaire) cités par Thomas au début de la question débouchent justement sur des propositions condamnées. Le premier cas reste suffisamment général pour qu’on ne puisse pas en déduire avec certitude une relation directe entre les deux textes :

Thomas, De malo q. 6, arg. 1

Chartularium, propositio 3a

« Et uidetur quod [homo] non libere set ex necessitate eligat ». « Quod voluntas hominis ex necessitate vult vel eligit ».
a. Chartularium Universitatis Parisiensis, éd. H. Denifle, E. Chatelain, I, Paris, 1889, n. 432 (p. 487).

51Mais le second est précis et laisse peu de place à l’équivoque :

Thomas, De malo q. 6, arg. 7

Chartularium, propositio 9

« Ergo uoluntas est potentia passiua […] uidetur quod uoluntas de necessitate moueatur ab appetibili ». « Quod liberum arbitrium est potentia passiva, non activa, et quod necessitate moveatur ab appetibili ».

52L’identité d’expression va au-delà de la simple généralité du concept. Ici, l’adversaire que Thomas souhaite réfuter, c’est précisément quelqu’un dont le raisonnement débouche sur la proposition condamnée no 9. Si la question reflète une dispute réelle, on peut supposer qu’un étudiant assumant le rôle d’opponens ait introduit ces arguments, inspirés par un enseignement qui a été condamné en 1270.

53Pouvons-nous préciser qui a soutenu un tel enseignement ?

  • 28 De Veritate q. 22, a. 12, arg. 3 : « Omnis potentia passiva movetur a suo obiecto. Sed voluntas est (...)

541. L’idée que « voluntas est potentia passiva » est précisément formulée par Gérard d’Abbeville, mais pour la réfuter (Quodlibet XIV, q. 2, que nous venons d’examiner). Thomas aussi l’a déjà formulée, mais c’était déjà pour la rejeter (dans le De Veritate, vers 1256-59) : « Toute puissance passive est mue par son objet. Mais la volonté est une puissance passive ; en effet, l’appétit est un mouvant mû, comme il est dit dans le Traité de l’âme III. Donc elle est mue par son objet »28. L’expression servait au moins de mineure à l’argument de l’adversaire.

552. Je n’ai trouvé l’expression « necessitate moveatur ab appetibili » nulle part ailleurs, mais l’expression se rapproche beaucoup de la formulation de Gérard d’Abbeville : « puisque le bien est désirable, lorsqu’il aura été appréhendé, la volonté sera mue nécessairement ».

56Il faut donc préciser la relation entre ce texte de Thomas et la condamnation de 1270. Soit on estime que ces textes citent la condamnation, et alors ils sont postérieurs. Soit on suppose que la condamnation cite les mêmes expressions, mais pourquoi ? Parce qu’elle reprend la réfutation de Gérard d’Abbeville ? Parce qu’ils appartiennent à un débat en cours ?

57La première hypothèse est quand même la plus probable : dans ce cas, Thomas cite la condamnation, ou sa source (Gérard d’Abbeville), tandis que dans le second cas, il cite le même texte que celui qui a été condamné en 1270, pour le réfuter à sa manière. Mais même dans ce cas, on comprend mal pourquoi Thomas aurait dû précipitamment ajouter la question 6 juste avant les condamnations de 1270, en employant précisément deux expressions qui allaient être condamnées. Certes, on peut supposer qu’il avait vent des mêmes polémiques que les membres de la commission, mais comment aurait-il pu connaître d’avance les propositions condamnées dans leur teneur exacte ?

58Il semble donc beaucoup plus probable que Thomas ait ajouté, précisément au moment où il allait publier son De Malo, une question (peut-être effectivement disputée au sein du studium), pour réfuter doctrinalement ce qui venait d’être condamné institutionnellement. Et dans ce cas, la question 6 du De Malo est postérieure à la condamnation de 1270.

59Nous reviendrons sur le débat qui se déployait alors, mais soulignons l’alternative construite par l’article 3 du syllabus : ou bien la liberté, ou bien la nécessité. C’est l’alternative libertarienne : pour être libre, la volonté ne doit pas être déterminée. La position compatibiliste (déterminisme et liberté à la fois) est exclue. C’est aussi la première phrase de la question 6 du De malo : Et primo queritur utrum homo habeat liberam electionem suorum actuum aut ex necessitate eligat. « Et en premier lieu, on demande si l’homme a le libre choix de ses actes, ou bien s’il choisit par nécessité ». C’est une alternative nouvelle entre libre arbitre et nécessité qui est en train de s’ouvrir autour des années 1270, un tournant dont témoignent à la fois les condamnations de 1270 et les analyses de Thomas d’Aquin.

  • 29 De Malo q. 16, a. 7, arg. 18, p. 314 B : « uoluntas mouetur a bono sicut a proprio obiecto ; ergo e (...)
  • 30 De Malo q. 16, a. 7, ad 18, p. 318 B.

60Remarquons que la question 16 du De Malo (rédigée avant la question 6, nous l’avons vu), citait la même expression (« être mu par la nécessité ») mais n’imposait précisément pas cette alternative contradictoire. Il s’agit d’un argument qui prétend (à tort) que les démons connaissent nos décisions et les futurs contingents qui en découlent : « La volonté est mue par le bien comme par son objet propre ; donc elle est mue par nécessité au choix du bien et à l’évitement du mal. Ainsi donc, toutes choses arrivent par nécessité, même celles qui adviennent par un libre arbitre »29. L’argument n’oppose pas (de manière incompatibiliste) le libre arbitre et la nécessité ; il suppose au contraire (en un sens compatibiliste), que la nécessité et le libre arbitre peuvent coexister : ce que nous choisissons par notre arbitre peut être à la fois libre et déterminé par l’ordre nécessaire des causes. C’est une trace de l’ancienne problématique, encore présente dans cette rédaction des Quaestiones disputatae de Malo. La réponse de Thomas était d’ailleurs la même que celle que nous lisons dans la Question 6 (nous désirons nécessairement la fin ultime, le bonheur, mais de manière contingente les divers moyens qui y conduisent30). Mais cet énoncé identique ne répondait pas à la même question.

61Jusqu’ici, le problème était de savoir si le déterminisme causal était compatible avec le libre arbitre. Mais dans le De malo q. 6, le problème est de savoir si l’on pouvait trancher en faveur du libre arbitre ou du déterminisme. Nous passons d’une conjonction à une disjonction, d’une compatibilité à une alternative. La problématique a totalement changé de visage. Qu’est-ce qui a poussé Thomas à cette mutation ?

62Il faut d’abord comprendre où s’enracine le problème. Ce qui est en cause, c’est l’interprétation du Traité de l’âme III, 10, d’Aristote, déjà cité par Gérard d’Abbeville. Dans son commentaire, la Sentencia libri de anima (vers 1267-1268), Thomas se borne à expliquer le texte : il s’agit alors de dégager le sens (sententia) de ce passage, sans prendre ses distances avec lui ; ce n’est pas le lieu d’une discussion ou d’une prise de position.

  • 31 Summa theologiae I-II, q. 77, a. 1 arg. 1 : « Voluntas autem est potentia passiva et activa simul, (...)

63Mais si on fait de la volonté une espèce de désir (le désir informé par la raison), ce que Thomas, à la suite d’une longue tradition herméneutique remontant aux premières traductions d’Aristote par Burgundio de Pise, n’hésite pas à faire, cette analyse pose un problème majeur : la volonté obéit aux mêmes principes que la faculté désirante, et si la faculté désirante est mue par son objet, il est évident que son action est déterminée par celui-ci – qu’elle n’est pas libre. C’est un argument qu’on trouve (en 1271) dans la Somme théologique I-II, q. 77, a. 1 arg. 1 : « La volonté est en même temps une puissance passive et active, en tant qu’elle est à la fois mouvante et mue, selon ce que dit le Philosophe en général à propos de la puissance appétitive, dans le Traité de l’âme III »31. Mais précisément, Thomas peut affirmer au même endroit la liberté de la volonté : la passivité ne touche que les puissances sensitives, tandis que la volonté est une puissance intellectuelle et active.

  • 32 Opera omnia I*, 1, p. 79, avant la fin 1271 : « Similiter autem aliam radicem contingentiae, quam h (...)

64Une autre pièce du dossier se trouve dans l’Expositio libri Peryermenias I, lectio 14 (entre fin 1270 et fin 1271) : « De même, certains <penseurs> ont essayé de renverser l’autre racine de la contingence que pose ici le Philosophe, parce que nous sommes capables de délibérer : ils ont voulu montrer que la volonté, dans l’acte de choisir, est mue nécessairement par le désirable »32. Au contraire, selon Thomas, le principe et la source de la contingence (sa « racine ») réside dans une remarque d’Aristote : « il y a un principe des choses futures dans le fait que nous délibérons et que nous agissons » (Sur l’interprétation 19 a 8). C’est nous qui sommes à l’origine de nos actions et des conséquences qui en dépendent dans l’avenir, donc il existe un ensemble de futurs qui dépendent de nous, et ces futurs sont contingents. Mais précisément, en affirmant que la volonté est mue nécessairement par le désirable, certains auteurs ont rendu nécessaire notre choix délibéré et l’action qui en découle.

65Quels sont ces auteurs ? Ce sont les mêmes auteurs que ceux auxquels le De Malo q. 6 faisait allusion. Mais René-Antoine Gauthier, l’éditeur de l’Expositio libri Peryermeneias, avoue ne pas avoir trouvé de sources, et n’être même pas sûr de leur existence : « est-ce qu’en réalité certains maîtres ès arts, que nous ne connaissons pas, ont enseigné ces erreurs, ou est-ce qu’elles ont été imputées à tort aux maîtres ès arts par les théologiens ? Ce n’est pas clair » (p. 79, note). S’agit-il d’une création des censeurs ? Ou déjà de Gérard d’Abbeville ?

66Dans tous les cas, il s’agit très probablement d’une allusion à Siger, d’une conséquence implicite d’un de ses arguments détaché de son contexte : si la volonté est nécessairement mue par son objet, elle est une puissance passive. On s’étonne que René-Antoine Gauthier ne s’en soit pas aperçu. Pour formuler dialectiquement la position de l’adversaire, Thomas en a tiré dans le De Veritate une mineure dont la conclusion était déterministe : la volonté est incapable d’une action contingente. Cette mineure pouvait être : la volonté est passive. En l’absence de tout autre témoin de cette doctrine, il se pourrait que la commission s’inspire, pour cette notion de volonté comme puissance passive, de la réfutation de Thomas d’Aquin, qui avait déjà construit ce fantôme historiographique dans le De Veritate, pour en montrer l’inanité. Il y aurait donc un cercle, de Thomas à Thomas, du De Veritate au De Malo, la condamnation de 1270 servant d’intermédiaire entre deux réfutations thomasiennes – ce qui signifie aussi que Thomas n’a pas substantiellement changé de position avec le De Malo, mais qu’il a simplement trouvé une argumentation beaucoup plus forte pour défendre sa propre thèse.

§ 6. Le triomphe de la problématique libertarienne

  • 33 Quaestiones super librum Ethicorum Aristotelis (recensio prima), Liber III, q. 72 (éd. I. Costa, CC (...)

67Cependant, même s’il n’est pas attesté avant la condamnation de 1277, le raisonnement prend corps après celle-ci. Il est même repris en un sens favorable au début du xive siècle par Raoul le Breton, dans la première rédaction de ses Quaestiones super librum Ethicorum Aristotelis (avant 1309). La question posée est celle de savoir si la volonté, mise en présence d’un grand bien et d’un moindre bien, peut choisir le moindre (c’est-à-dire pécher). Selon « certains théologiens » (theologi aliqui), qui soutiennent que la volonté est libre, active, et qu’elle n’est pas mue par le désirable, elle peut vouloir tout ce qui lui plaît, donc un moindre bien autant qu’un plus grand. On peut penser ici à Henri de Gand ou à Olivi. Mais, selon Raoul le Breton, telle n’est pas la position d’Aristote (du Philosophus avec une majuscule), et de la philosophie (si on lit philosophus avec une minuscule) : « Cependant, selon le Philosophe, il n’en va pas ainsi ; au contraire, la volonté ne peut rien faire, sinon en tant qu’elle est mue par le désirable, […] car selon le Philosophe [le philosophe ?], la volonté est une puissance passive »33.

68Dans le sillage des condamnations de 1277 et de la première génération des théologiens qui a suivi, tout se passe comme si les cartes avaient été redistribuées encore une fois. Maintenant, la passivité de la volonté n’est plus une erreur à réfuter ou une faute à condamner, c’est une thèse philosophique (ou du moins soutenue « selon le Philosophe »), totalement différente et d’un autre ordre que la thèse théologique, qui soutient, elle, la liberté de la volonté comme une thèse purement libertarienne, incompatible avec le déterminisme. C’est ce qu’Alain de Libera appelait l’aspect heuristique de la censure : les maîtres ès arts occupent l’espace défini comme le leur, même si c’est un espace condamné. Ainsi, la proposition condamnée peut refaire surface, mais uniquement dans l’espace autonome de la faculté des arts. Et réciproquement, son rejet n’appartient plus à l’espace des réfutations, c’est-à-dire encore des arguments rationnels et philosophiques, c’est devenu une thèse purement théologique.

69Remarquons que la problématique incompatibiliste (soit le déterminisme, soit le libre arbitre) s’impose désormais. Mais les deux branches de l’alternative se répartissent sur les deux facultés : à la faculté des arts revient de soutenir le déterminisme, à la faculté de théologie, le libre arbitre. Dès lors, sur cette question comme sur d’autres, la relation entre la faculté des arts et la faculté de théologie est devenue une relation de pure contradiction.

  • 34 Voir sur ce point notre article : « Radix libertatis. Du libre arbitre radical à l’enracinement de (...)

70Nous avons ensuite parcouru l’ensemble de la question 6 du De Malo34, ainsi que des textes importants appartenant au même dossier : le Quodlibet I, q. 14 et q. 16 d’Henri de Gand, qui a le grand intérêt d’avoir été disputé en 1276, juste avant les condamnations de 1277, dont Henri était membre de la commission d’experts. Cela nous donne un aperçu sur le point de vue des censeurs, et aussi sur la manière dont Henri reprend l’interprétation libertarienne de la volonté telle que Thomas d’Aquin la propose. Nous avons également étudié son Quodlibet IX, q. 5. L’ensemble de ces analyses devrait faire l’objet d’une prochaine publication.

Second semestre. Agir

71Les analyses du séminaire du second semestre seront aussi publiées prochainement.

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Notes

1 Voir Alexandre, Traité du Destin et de ce qui dépend de nous 12 (Bruns 180 ; Thillet 25). Texte commenté et analysé dans Généalogie de la liberté, p. 236-249.

2 In librum Aristotelis Peri Hermeneias Commentarii, Prima editio, éd. C. Meiser, p. 125, l.20 : « [le terme] déterminément (definite) manque, et il faut pour cette raison le sous-entendre », voir Généalogie de la liberté, p. 186 et suivantes.

3 Pasquale Porro, « Contingenza e impedibilità delle cause. Presupposti e implicazioni di un dibattito scolastico », Rivista di Storia Della Filosofia 68 (2013), p. 113-147.

4 Pierre Lombard, Sententiae in IV libris distinctae II, d. 34, ch. 2, (éd. Quaracchi, 1971, p. 525).

5 Albert, Physica II, 2, 19 (Opera omnia, 3, éd. Borgnet, p. 154) : « Si enim contextionem dictam causarum non negare possumus, absque dubio fatum etiam concedere cogemur, cum idem sit quod contextio causarum » ; voir G. Verbeke, « Le hasard et la fortune, réflexions d’Albert le Grand sur la doctrine d’Aristote », Rivista di Filosofia Neo-Scolastica 70/1 (1978), Studi di filosofia medioevale in onore di Sofia Vanni Rovighi, p. 29-48.

6 Albert, Physica II, 2, 19 (Borgnet, 3, 153) : « Sic enim est inhaerens dispositio mobilibus causis et causatis, per quam sicut instrumentum Providentia quaeque suis nectit ordinibus. »

7 Albert, Physica II, 2, 19 (Borgnet, 3, 154) : « Verumtamen infra ostendemus, quod licet fatum sit quodammodo necessarium, non tamen imponit necessitatem rebus ; et si in hoc sensu negatur fatum esse, prout dicit legem ex superiorum motu provenientem, inferiora ad eventus immobiles obligantem, etiam ego sum de negantibus fatum ».

8 La condamnation parisienne de 1277, éd. D. Piché, Paris, Vrin, 1999, p. 138 : Propositio 195 : « Quod fatum, quod est dispositio universi, procedit ex providentia divina non immediate, sed mediante motu <corporum> superiorum ; et quod istud fatum non imponit necessitatem inferioribus, quia habent contrarietatem, sed superioribus ».

9 Enquête sur les 219 articles condamnations à Paris le 7 mars 1277, Paris, Louvain, 1977, p. 162.

10 Albert, In Peri Hermeneias, I, 5, 6 (Opera omnia, I, éd. Borgnet, p. 422): « Unde omne contradictorium necesse est esse vel non esse sub dispositione indeterminate […] Non tamen propter hoc disjuncta determinate sunt necessaria ».

11 Albert, Commentarii in primum librum Sententiarum, d. 38 E, art. 4, (Borgnet, 26, 288 A) : « An praescientia Dei imponat rebus necessitatem ? […] Sed contra sunt inconvenientia Boetii, quod pereunt preces, et efficitur justus ut impius : quia omnia erunt de necessitate : et jam peccata non erunt peccata, et perit casus, et perit liberum arbitrium, et nihil erit contingens : quae omnia falsa sunt : ergo praescientia rebus praescitis non infert necessitatem ». (Je souligne.)

12 P. Mandonnet, Siger de Brabant et l’averroïsme latin au XIIIe siècle, Louvain, 1908-1911, I, p. 181.

13 Voir D. Piché, La condamnation parisienne de 1277, art. 131, p. 118 : « Quod uoluntate existente in tali dispositione, in qua nata est moueri, et manente <mouente> sic disposito quod natum est mouere, impossibile est uoluntatem non uelle. » Ce sont exactement les énoncés de Siger de Brabant, Tractatus de necessitate et contingentia causarum, dans P. Mandonnet, Siger de Brabant…, II, Textes inédits, p. 118 : « Non est hoc libertas voluntatis quod, ipsa voluntate existente in dispositione illa, in qua nata est moveri ad volendum, et movente etiam existente in dispositione in qua natum est movere, possit aliquando non moveri voluntas ». (Je souligne les expressions communes.)

14 Siger de Brabant, Tractatus de necessitate et contingentia causarum, p. 118.

15 Siger de Brabant, Tractatus de necessitate et contingentia causarum, p. 118 : « Sed hoc ipsum quod comestio venenii non impedita non est in potentia ut non causet mortem non impedita, non removet consilium medicinae. Non enim consuetudo est, ut comestio veneni non impedita mortem non inducat, sed, ut comestio veneni, quae non impedita, impedibilis erat, alias auxilio medicinae impediatur et mortem non inducat. Hoc enim quod est voluntatem moveri ad volendum semper sub causa, existente in dispositione illa in qua nata est movere voluntatem ; et voluntate etiam existente in dispositione, in qua nata est a tali moveri, non tollit libertatem arbitrii, eo quod nihil movet voluntatem quin impedibile <= impossibile> sit amovere, etsi tunc non sit impeditum quando eam movet ». (J’ai corrigé impedibile en impossibile.)

16 Siger de Brabant, Tractatus de necessitate et contingentia causarum, p. 118 : « Sed in hoc consistit libertas voluntatis quod, etsi ab aliquibus inveniatur aliquando moveri, cum huiusmodi moventia non sint impedita, tamen talis est natura voluntatis, quod quodlibet eorum quae nata sunt movere voluntatem, potest a suo motu impediri, quia voluntas vult ex iudicio rationis, quae se habet ad opposita, sed appetitus sensitivus ex iudicio sensus. Nascimunr autem cum determinato iudicio sensus circa [119] delectabilia et tristabilia ».

17 Gérard d’Abbeville, Quodlibet XIV, éd. P. Grand, Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age 31 (1964), p. 207-269, p. 243 : « Circa secundam, primo quod voluntas sit potentia passiva arguitur sic : Omne motum in quantum hujusmodi patitur a movente, sicut visus a movente colore, sed bonum appetibile movet non nisi potentia<m> cujus est objectum, sed illa est voluntas, ergo etc. »

18 p. 243 : « Praeterea III De Anima scribitur quod “appetere est pati”, sed voluntatis est appetere, ergo ipsa voluntas est vis passibilis ».

19 De l’âme III, 10, 433 b 13-18. Selon la translatio nova (de Jacques de Venise, revue par Guillaume de Moerbeke, et accessible précisément à partir du commentaire de Thomas, III, 9, p. 244 B) : « Quoniam autem tria sunt, unum quidem mouens, secundum autem quo mouet, et tercium quod mouetur, mouens autem duplex, aliud quidem inmobile, aliud autem quod mouetur, est autem inmobile actuale bonum, mouens autem et quod mouetur appetitiuum : mouetur enim quod appetit secundum quod appetit, et appetitus actus aut motus quidam est ; quod autem mouetur, animal est ».

20 Le traité du Mouvement des animaux 10, 703 a 5 mentionne aussi cette idée.

21 Gérard d’Abbeville, p. 244 : « Item, Jere., X [23] : “Scio, Domine, quod non est hominis via ejus nec viri est ut ambulet et dirigat gressus suos”. Glossa [Ordinaria] : “Erubescant qui dicunt unumquemque suo regi arbitrio, non enim est hominis via ejus” ». Comparer avec Thomas, De malo, q. 6, arg. 1 : « Dicitur enim Ier. X “Non est hominis uia eius, nec uiri est ut ambulet et dirigat gressus suos” ».

22 Metaphysica, Sive scientia divina IX, 1*.

23 « Secundo loco ostendit quod voluntas de necessitate vult sive appetit appetibile extra ; in bruto de necessitate movet appetitum, ergo cum bonum sit appetibile, ipso apprehenso voluntas de necessitate movebitur, vel dicas quare non.
Item secundo arguo quod sic vis passiva et
de necessitate appetat, supposita tua ypothesi quod potest utrumque velle vel non velle ; sequitur quod est in potentia respectu utriusque, sed nichil quod est in potentia deducit se ad actum, ergo per aliquid quod est in actu deducitur ipsa voluntas de potentia ad actum. Sed omne quod deducit aliud de potentia in actum est causa ejus. Sed non videtur reduci nisi ab objecto, quare patitur ab eodem tamquam ab efficiente ilium actum ; sed ulterius dicit Avicenna quod “posita causa de necessitate ponitur effectus”, ergo et illa voluntas tunc de necessitate movebitur ; quod illa propositio sit vera, “quod posita causa de necessitate ponitur effectus”, probatur quia aut illa est sufficiens, et sic habeo propositum, aut non : ergo reducitur ad aliam causam. Tunc quero de illa : aut erit sufficiens et sic ut prius, aut insufficiens, ergo contingit abire in infinitum, ergo standum in primo ». (Je souligne.)

24 Aristote, Métaphysique Θ, 5, 1048 a 10-11, 13-15 : « Il est nécessaire que ce qui l’emporte [entre les contraires] soit autre : j’entends par là le désir […]. Tout ce qui a une puissance rationnelle, chaque fois qu’il désire ce dont il a la puissance et selon l’état de sa puissance, nécessairement il le produit » (je souligne).

25 Gérard, Quodlibet XIV, q. 3, sed contra, resp. p. 245 : « Voluntas est eorum que contingenter fiunt, quia contingit velle utrumque contrariorum ; sed necessitas est eorum que non contingenter fiunt, sed eorum que necesse est ut fiant ; ergo etc. »

26 Gérard, Quodlibet XIV, q. 2, resp. p. 245 : « irrationalia per naturam magis agantur quam agant. Rationalia vero magis agunt quam agantur » ; voir Jean Damascène, La foi orthodoxe 41 (II, 27 ; SC 535, 355), repris aussi par Thomas, Somme théologique I-II, q. 6, a. 2, arg. 2.

27 Augustin, Des deux âmes X, 14 (BA 17, 92).

28 De Veritate q. 22, a. 12, arg. 3 : « Omnis potentia passiva movetur a suo obiecto. Sed voluntas est potentia passiva ; est enim appetitus movens motum, ut dicitur in III De Anima [comm. 49 et seq.]. Ergo movetur a suo obiecto ».

29 De Malo q. 16, a. 7, arg. 18, p. 314 B : « uoluntas mouetur a bono sicut a proprio obiecto ; ergo ex necessitate mouetur ad electionem boni et ad fugam mali. Sic igitur omnia ex necessitate eueniunt, etiam que ex libero arbitrio fiunt ».

30 De Malo q. 16, a. 7, ad 18, p. 318 B.

31 Summa theologiae I-II, q. 77, a. 1 arg. 1 : « Voluntas autem est potentia passiva et activa simul, inquantum est movens et mota, sicut in iii de anima philosophus dicit universaliter de vi appetitiva ». Je souligne.

32 Opera omnia I*, 1, p. 79, avant la fin 1271 : « Similiter autem aliam radicem contingentiae, quam hic philosophus ponit ex hoc quod sumus consiliativi, aliqui subvertere nituntur, volentes ostendere quod voluntas in eligendo ex necessitate movetur ab appetibili ».

33 Quaestiones super librum Ethicorum Aristotelis (recensio prima), Liber III, q. 72 (éd. I. Costa, CCCM 294, Turnhout, 2023, p. 879) : « Tamen secundum Philosophum non esset ita, immo uoluntas nichil potest facere nisi secundum quod mouetur ab appetibili, […] quia secundum Philosophum uoluntas est potentia passiua ».

34 Voir sur ce point notre article : « Radix libertatis. Du libre arbitre radical à l’enracinement de la liberté », Revue des sciences philosophiques et théologiques 107 (2023), p. 205-227.

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Pour citer cet article

Référence papier

Olivier Boulnois, « Philosophie médiévale et métaphysique »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses, 132 | 2025, 527-546.

Référence électronique

Olivier Boulnois, « Philosophie médiévale et métaphysique »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences religieuses [En ligne], 132 | 2025, mis en ligne le 10 septembre 2025, consulté le 12 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/asr/5752 ; DOI : https://doi.org/10.4000/14mg9

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Auteur

Olivier Boulnois

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