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Comptes rendus

Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs. Complots et sorcellerie

Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Interventions », 2017, 88 p.
Jean-Bruno Renard
p. 272-273
Référence(s) :

Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs. Complots et sorcellerie, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Interventions », 2017, 88 p.

Texte intégral

1Dans ce petit ouvrage très original, Jean-Pierre Dozon pose un regard d’anthropologue sur le phénomène contemporain du conspirationnisme et des « théories du complot », vus au prisme de la conception africaine de la sorcellerie. Le résultat est surprenant et passionnant.

2L’auteur rappelle tout d’abord ce qui est selon lui au fondement de la sorcellerie africaine : une conception dédoublée du réel en deux mondes qui s’opposent et s’interpénètrent. Il y a d’une part le monde visible de la vie quotidienne ordinaire, et d’autre part le monde invisible des sorciers qui, parfois même sans le savoir, ont le pouvoir de provoquer des événements inattendus tels que des accidents, des maladies, des morts soudaines, des catastrophes, mais aussi des acquisitions rapides de pouvoir ou de richesse. Ainsi, la sorcellerie explique tout ce qui paraît mystérieux, « extraordinaire ». Derrière chaque explication « naturelle » apparente se trouve une explication occulte, au sens à la fois de « cachée » et de « surnaturelle ». À cette grande capacité explicative de la sorcellerie s’ajoute une forte plasticité – notamment dans le choix des événements à expliquer et dans la désignation des « sorciers » – qui lui permet de s’adapter aux changements historiques, économiques et sociologiques. On est donc loin d’une prétendue survivance archaïque : il s’agit au contraire d’une permanence culturelle.

3La rapide modernisation socio-économique des pays africains dans les années 1990 a suscité des bouleversements, notamment l’enrichissement des uns et la paupérisation des autres. Richesses et pouvoirs soudainement acquis ont suscité des rumeurs de pratiques magiques telles que des sacrifices humains. Tous les anthropologues et sociologues qui ont observé l’évolution de ces pays font le même constat : « Plus il y avait de transformations, et plus, d’une certaine façon, la modernité s’affirmait, plus la sorcellerie semblait elle-même moderne, comme si les schèmes cognitifs qu’elle mobilisait étaient aussi bien, si ce n’est encore mieux, adaptés aux mondes urbains, salariaux et étatiques qu’aux communautés villageoises dont ils étaient en principe issus » (p. 26). Les mouvements prophétiques néo-pentecôtistes qui se sont développés durant cette période, en s’opposant violemment à la sorcellerie, lui ont paradoxalement donné consistance dans l’esprit de nombreux Africains.

4Le second exemple d’adaptation de la sorcellerie à la modernité se trouve dans les réactions des Africains aux épidémies du sida et du virus Ebola qui les ont frappés. De nombreuses rumeurs ont accusé les Occidentaux, par leur science et non par la magie, d’avoir été les « sorciers » à l’origine de ces épidémies : création du virus du sida en laboratoire, contamination des préservatifs, persécution des guérisseurs africains qui soignent la maladie, enlèvement des corps des victimes d’Ebola pour un trafic d’organes et de sang, distribution aux populations de vivres contaminés par le virus… Il est intéressant de souligner que certaines de ces rumeurs ressemblent à des accusations déjà portées contre des sorciers africains, par exemple l’utilisation de parties du corps humain, mais les sorciers africains utilisent la magie tandis que les sorciers occidentaux utilisent la science. Sur ce point, J.-P. Dozon, qui cite à juste titre l’ouvrage de Véronique Campion-Vincent, La société parano (2005), aurait pu mentionner la publication de la même auteure sur La légende des vols d’organes (1997). Toutes ces rumeurs ont en commun l’idée d’un programme secret des Occidentaux pour contaminer et exterminer une partie de la population africaine afin d’éviter une explosion démographique et migratoire.

5L’auteur en arrive ainsi au cœur de sa démonstration : il existe une homologie structurale entre la sorcellerie et le complotisme. La représentation dédoublée du réel qui fonde la sorcellerie se retrouve dans le conspirationnisme, où les comploteurs sont l’équivalent des sorciers, les uns comme les autres œuvrant dans l’ombre à des fins maléfiques. On peut donc, selon la belle formule de l’auteur, jeter « des ponts entre les imaginaires collectifs » (4e de couverture) de l’Afrique et de l’Occident. Ainsi, « le développement de la sorcellerie africaine [est le] témoin d’un phénomène complotiste global » (p. 76) qui touche le monde entier. Symétriquement, on pourrait affirmer que le développement du complotisme est le témoin d’un phénomène de globalisation de la vision sorcellaire du monde. D’ailleurs l’auteur n’hésite pas à parler de « modernité sorcière » (p. 81) pour désigner le monde contemporain.

6Enfin, ce n’est pas le moindre des mérites de cet essai que de montrer tout le bénéfice que les sciences sociales peuvent retirer en s’intéressant aux œuvres du fantastique et de la science-fiction, trop souvent méprisées ou considérées comme marginales par les chercheurs. Il est rare qu’un universitaire d’aujourd’hui introduise son propos par des considérations sur la série télévisée X-Files et y fasse allusion dans le titre même de son livre (« La vérité est ailleurs »). Ce n’est peut-être pas un hasard si un autre anthropologue africaniste, Louis-Vincent Thomas, a fait œuvre de précurseur en publiant en 1979 un ouvrage sur la science-fiction (Civilisation et divagations. Mort, fantasmes, science-fiction). Parce que les motifs du fantastique et de la science-fiction – fantômes, démons, extraterrestres, fin du monde – sont aussi des objets de croyance pour certains, cette littérature et ces films de l’imaginaire se situent aux frontières du réel et du fictif, du vrai et du faux, de la croyance et de l’incroyance, frontières dont l’extrême porosité est une caractéristique de notre temps. À ce propos, on pardonnera à l’auteur une petite inexactitude (note 1, p. 10) : le « mythe d’origine de l’ufologie » ne saurait être l’affaire de Roswell – un prétendu crash de soucoupe volante en juillet 1947 –, car celle-ci a été classée et oubliée pendant trente ans au cours desquels l’ufologie s’est affirmée et développée, ne s’intéressant à l’affaire du Nouveau-Mexique qu’à partir de 1978 et surtout de 1994.

7Ce petit livre, qui s’inscrit dans le champ d’une socio-anthropologie de l’imaginaire, contribue à notre intelligence – au sens de meilleure compréhension – du monde contemporain, de sa complexité et de ses paradoxes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Bruno Renard, « Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs. Complots et sorcellerie », Archives de sciences sociales des religions, 184 | 2018, 272-273.

Référence électronique

Jean-Bruno Renard, « Jean-Pierre Dozon, La vérité est ailleurs. Complots et sorcellerie », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 184 | octobre-décembre 2018, mis en ligne le 01 décembre 2018, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/assr/44810 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.44810

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Auteur

Jean-Bruno Renard

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