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L'atelier des sciences sociales du religieux

Troubles dans la « vision du monde »

“Worldview“ troubles
La "visión del mundo" en disputa
La "visione del mondo" in questione
Philippe Steiner
p. 29-39

Full text

1L’ouvrage que Wiktor Stoczkowski a consacré à l’œuvre de Durkheim ambitionne de montrer que la sociologie, et pas seulement celle du sociologue français qui lui sert d’exemple, est basée sur une « vision du monde » ou cosmologie. Une cosmologie définit les êtres et organise leurs rapports : elle doit être étudiée comme l’anthropologue étudie la cosmologie de sociétés différentes de la nôtre. Toutefois, Stoczkowski a voulu faire deux choses très différentes à la fois et s’est perdu en chemin. Il aurait pu s’en tenir à la mise au jour de la cosmologie durkheimienne, avant d’en montrer l’origine, l’évolution puis la prégnance dans la sociologie contemporaine – ce que le chapitre conclusif s’efforce de faire à la hâte. Mais à ce programme, Stoczkowski a ajouté un second volet dans lequel il s’agit de montrer que la cosmologie occupe une place considérable, trop considérable par rapport à l’aspect scientifique. Surtout parce que, selon lui, la « vision du monde » dirige en sous-main ce qui est donné pour de la science du social. C’est là où la démarche dérape pour transformer l’ouvrage en une longue critique hargneuse des erreurs de Durkheim, de sa formation philosophique, de son parcours de normalien agrégé. C’est la thèse que l’ouvrage veut démontrer et c’est elle qu’il s’agit de questionner.

Ce n’est pas une (bonne) histoire des idées

2Très érudit, et affectant parfois de suivre l’approche de l’histoire des idées, l’ouvrage ne doit pas être pris pour une contribution à ce domaine dont l’objet serait la sociologie de Durkheim. S’il s’agissait d’une telle entreprise, ce serait une bien mauvaise histoire des idées que l’auteur nous donnerait à lire, tant il y a de lacunes sur ce point dans cet épais ouvrage. Je commencerai par là.

3En premier lieu, les raisons que Durkheim donne à ses travaux, les choix qu’il fait des objets étudiés (division du travail, suicide, religion) ne sont pas examinés. En lieu et place, Stoczkowski propose une reconstruction rationnelle de ce qui constitue sa cosmologie. Celle-ci se présente comme la séquence qui mène de l’axiologie (les valeurs) à l’ontologie (quelles entités sont à l’œuvre dans le monde social), puis à l’étiologie (comment ces êtres se déploient et se transforment) pour s’achever dans une sotériologie (la promesse d’un monde meilleur, le salut).

  • 1 Le lexique du commentaire que Stoczkowski donne de De la division du travail est exemplaire de ce (...)

4Derrière le « Durkheim exotérique », celui qui est présenté comme un des grands fondateurs de la sociologie comme science, on découvre un « Durkheim ésotérique », être double, capable de masquer un projet de salut social, cohérent et conduit durant des décennies d’une manière implacable, mais incapable de penser logiquement au-delà d’oppositions binaires, de faire des plans autrement qu’en trois parties, et de lire les ouvrages nécessaires à une bonne connaissance de ses sujets de recherche. La mise en évidence des deux faces de Durkheim pourrait faire croire que Stoczkowski applique la thèse de l’homo duplex, mettant en regard le Durkheim exotérique et le Durkheim ésotérique. Le premier est altruiste et bien socialisé (au moins aux yeux de la plupart des sociologues), le second est replié sur une cosmologie cachée, mais activée d’une manière aussi secrète que systématique, et sur ses manquements à la logique doublés d’une désinvolture devant les faits. Tel n’est pas le cas, car selon Stoczkowski, Durkheim est le sociologue de la duplicité1, celui qui masque, triche avec les données, assène des thèses sans fondements empiriques de manière à faire passer en sous-main sa cosmologie, fruit de sa (dé)formation de normalien agrégé de philosophie.

5On peut donc comprendre l’irritation que le lecteur de l’œuvre de Durkheim peut ressentir à la lecture de l’ouvrage. La liste est longue des remarques venimeuses et sur le fond inutiles, lâchées « comme en passant », au fil desquelles Durkheim est cloué au pilori pour ses manquements. C’est un livre à charge, une entreprise de démolition destinée à détruire, à mettre en pièce, à concasser, à moudre, à pulvériser, de telle manière que les restes de la pensée « du gugusse de Normale-Sup' » sont « éparpillés en petits bouts, façon puzzle », si l’on veut bien me permettre d’utiliser deux répliques cultes des dialogues de Michel Audiard dans les Tontons flingueurs ! Car Durkheim sort en piteux état de l’enquête menée par Stoczkowski.

6Le texte n’est pas écrit d’une manière sereine ; il y a de la hargne, trop de hargne pour faire une bonne histoire des idées. Sa présence pollue l’ouvrage, le dessert. Sous les coups répétés de la jubilation et de la joie mauvaise à épingler les mauvaises manières de Durkheim en matière de science, une légitime inquiétude apparaît : comment un tel escroc intellectuel a-t-il pu passer pour un des grands sociologues du xxe siècle ? Comment tout ceci n’a-t-il pas pu être découvert auparavant ? Les sociologues du monde entier sont-ils si peu attentifs ? À moins qu’une autre question n’émerge : finalement, Stoczkowski n’est-il pas en train d’embrouiller les lecteurs ? Ne masque-t-il pas des faits dérangeants pour le portrait au noir qu’il dresse de Durkheim ? Plusieurs constatations le laissent penser.

  • 2 Je relève au passage une affirmation sociologiquement atterrante sur l’incapacité que Durkheim aur (...)

7On peut tout d’abord relever d’importantes et vastes absences. La dimension économique de l’œuvre de Durkheim est complètement laissée de côté, alors qu’elle occupe une place importante dans l’œuvre : dans la Division du travail, et dans la dernière partie du Suicide, bien sûr, mais aussi dans nombre de cours – notamment celui sur le socialisme – et d’écrits secondaires de la période bordelaise. À part quelques commentaires hâtifs, et négatifs à souhait, sur les groupements professionnels, la dimension économique de l’interrogation durkheimienne sur la société industrielle est absente de l’ouvrage2. C’est gênant, car on peut penser que les modifications économiques et leurs conséquences sociales et religieuses constituent une part importante de la réflexion de Durkheim, comme elles le sont de Saint-Simon, des saint-simoniens, d’Auguste Comte, de Frédéric Le Play, mais aussi de Max Weber. C’est gênant, car on peut avancer l’idée que, notamment en France suite à la Révolution française, c’est la double question de la transformation économique et religieuse qui se trouve au cœur de la réflexion de Durkheim comme elle se trouve au cœur de celles de nombreux sociologues. Le lectorat de Stoczkowski n’en saura rien.

8Plus étonnant et plus gênant encore, L’Année sociologique comme entreprise collective profondément inscrite dans l’œuvre de Durkheim est absente de cette enquête. À la différence des autres fondateurs de la sociologie classique, Durkheim est, si l’on peut dire, un auteur collectif de par le groupe qu’il a formé autour de L’Année sociologique. Mais de cela il ne sera jamais question. Or ce collectif, si on ne souscrit pas à l’opprobre jetée sur la (dé)formation normalienne redoublée par le passage par l’agrégation de philosophie, est formé d’intellectuels de haut vol, avec, notamment, Marcel Mauss, François Simiand et Maurice Halbwachs qui terminent leur carrière au Collège de France. Et il est notable que ces trois contributeurs importants à la sociologie durkheimienne n’ont rien de disciples dociles, sans esprit critique. Dans son compte rendu du Suicide, Simiand (1897) qui va tenir l’une des deux grosses rubriques dans l’Année sociologique, étrille nombre d’argumentations de Durkheim ; en 1901, rédigeant avec Paul Fauconnet l’article « Sociologie » de la Grande encyclopédie, Mauss ne mentionne pas la distinction du normal et du pathologique qui apparaît si décisive aux yeux de Stoczkowski, et les deux disciples transforment la notion de contrainte en institution (Fauconnet, Mauss, 1969) ; enfin, quand Halbwachs (1930) étudie à nouveau le phénomène de la mort volontaire, il ne cache pas, comme Mauss dans sa préface de l’ouvrage, le fait que certains des modes opératoires et certaines des conclusions de Durkheim ne sont plus valables.

  • 3 « Il est tout à fait bien cet article ; c’est un des rares articles de critique sociologique que j (...)
  • 4 Il rédige une esquisse de plan de l’article dans deux lettres successives (lettre de Durkheim à Ma (...)

9Durkheim n’a pas pu commenter ce dernier ouvrage. Mais on sait que sa réaction au compte rendu de Simiand est très positive3 et qu’il a activement participé à l’élaboration de l’article de Mauss et Fauconnet : le plan qu’il a proposé aux deux auteurs ne faisait pas mention de la distinction entre le normal et le pathologique4. Enfin, l’étude de Halbwachs est la marque d’une « science normale », au sens que Thomas Kuhn a donné à ce terme, à savoir le fait d’étendre une forme de savoir scientifique par l’élimination des erreurs et la résolution des énigmes que les premières formulations de la théorie avaient laissées derrière elles. Ce sont là des faits que le lecteur de Stoczkowski ne connaîtra pas, et cela alors même qu’ils donnent une image bien différente de celle que l’ouvrage entend fournir du Durkheim ésotérique pilotant avec adresse, duplicité et méthode le travail du Durkheim exotérique. On pourrait donc retourner le reproche adressé à Durkheim : Stoczkowski masque ces faits parce qu’ils contredisent l’image qu’il veut donner de Durkheim et de la place occupée par sa « vision du monde ».

Des comptes rendus très partiels et souvent très partiaux

10La manière dont Stoczkowski traite du Suicide soulève bien des difficultés. Sa critique se concentre sur les toutes premières pages de l’ouvrage, passe rapidement sur la relation entre confession religieuse et taux de suicide, puis s’engouffre dans une longue discussion des dimensions psychologiques, négligées, mal traitées et maltraitées par Durkheim.

11On sait bien que les données présentées en introduction doivent être lues avec prudence et que les commentaires de Durkheim sont parfois forcés. Mais est-il nécessaire de s’appesantir là où il aurait suffi d’écrire « la plupart des pays » au lieu de « tous les pays » au prix de manquer les thèses sociologiques du sociologue français ? Obnubilé par sa volonté de traquer les erreurs, Stoczkowski semble ne pas comprendre la théorie de la socialisation conduite en termes d’intégration et de régulation sociale. Trois points valent d’être relevés.

  • 5 Je renvoie au livre de Philippe Besnard pour la classification des typologies du suicide (Besnard, (...)

12Le reproche fait à Durkheim de ne pas savoir faire une classification à quatre cases parce que sa logique se limiterait à des oppositions binaires est risible (Stoczkowski, 2019 : 184). Les quatre formes du suicide sont redevables d’un tableau à double entrée selon le défaut (excès/insuffisance) de chacun des deux processus de socialisation (intégration/régulation), ce qui donne le suicide égoïste pour l’insuffisance de l’intégration, le suicide altruiste pour son excès, etc. En lieu et place, Stoczkowski invente une typologie5 dans laquelle les deux processus sont simultanément en déséquilibre (ibid. : 183) et qui aboutit à ce résultat qu’elle ne permet pas de classer les quatre cas retenus par Durkheim. Cette manière de réécrire le travail de Durkheim est-elle fautive ? Non, c’est Durkheim qui aurait été incapable de la concevoir et de l’appliquer correctement. Étrange et bien commode manière de faire, en vérité, qui revient à condamner Durkheim pour les insuffisances de son lecteur-juge.

13La critique de la relation entre la confession religieuse et le taux de suicide se focalise sur les exceptions à la règle ­: dans tel pays les protestants se suicident moins que les catholiques, les juifs plus que les catholiques, etc. (ibid. : 172-178). Il n’en reste pas moins que la démarche de Durkheim est solide qui appuie son argumentation sur les pratiques différenciées que ces confessions produisent. On peut discuter de la manière dont Durkheim mesure ces pratiques, on peut discuter de savoir si les dimensions écologiques n’invalident pas ces mesures, mais en se fondant sur les pratiques des acteurs, je ne vois pas ce qu’il y a à lui reprocher sur le plan théorique.

14Enfin, les subtilités et la richesse de la réflexion de Durkheim sur le phénomène de l’effervescence sociale échappent à Stoczkowski. Son effet sur la société dépend de son lieu d’application : là où l’activité est très peu encadrée par des règles et d’un tonus élevé comme c’est le cas de l’économie, l’effervescence a un effet négatif, là où l’activité est faible l’effervescence a l’effet inverse, comme c’est le cas du politique. Surtout, l’effervescence est le moment où l’activité du collectif prend une forme telle que se forment les idéaux, religieux dans les Formes, laïques dans le cas des idéaux pédagogiques portés par l’œuvre de Rabelais dans L’évolution pédagogique en France. Il n’est pas difficile, disait Marx, de faire descendre la religion des cieux pour la rapporter aux hommes, la difficulté tenait plutôt à l’y faire monter (Marx, 1973, 2 : 59). En ce sens, Durkheim produit un remarquable travail en faisant de l’effervescence sociale précisément le moment de création des idéaux, y compris ceux de la religion. La présentation qu’il en fait dans les Formes est d’ailleurs importante à prendre en compte puisque c’est la dérégulation, la mise à l’écart des règles usuelles qui permet d’engendrer le moment effervescent producteur de l’idéal, lequel est l’un des piliers de l’intégration sociale. Cela demande un examen attentif, sine ira et studio, selon la formule de Spinoza, plutôt que des moqueries.

15On peut donc reprocher à Stoczkowski de faire précisément ce qu’il reproche à Durkheim. Tout affairé qu’il est de montrer les errements de Durkheim, errements conduits par une « vision » qui l’éloigne d’une démarche scientifique, Stoczkowski écarte les éléments qui gênent sa propre démonstration, fait des interprétations sans fondements de tel ou tel événement – les supputations sur la responsabilité que Durkheim aurait ressentie à la mort de Hertz en sont un des plus flagrants exemples (Stoczkowski, 2019 : 460) – de façon à ramener, sans cesse, son lectorat vers la thèse à démontrer.

Science sociale et action

  • 6 Je pense tout particulièrement au long et justement sévère compte rendu de l’ouvrage de Stoczkowsk (...)

16Rechercher les « visions du monde » qui organisent les sciences sociales en les traitant à l’égal des mythologies que les anthropologues étudient dans d’autres civilisations est une interrogation légitime et pertinente. C’est retrouver sur un mode moins ambitieux le projet de Michel Foucault dans Les mots et les choses, ou celui de George Gusdorf ­dans sa monumentale histoire des sciences humaines – zut, encore deux philosophes normaliens ! Une telle démarche de la part d’un anthropologue prend place d’ailleurs dans un mouvement ancien qui amène de plus en plus à enquêter sur les sociétés occidentales. Ce que nous avons déjà dit, après d’autres6, sur la place prise à dénigrer l’œuvre de Durkheim ne met pas l’anthropologue dans une bonne position pour y parvenir : je ne vois pas que moquer et dénigrer son objet d’étude soit de bonne méthode anthropologique pour révéler les manières profondes de penser des sociologues.

17Au-delà de cette mauvaise manière de faire une recherche « cosmologique », Stoczkowski avance l’idée selon laquelle la vision organisatrice des sciences sociales dérive de la formation philosophique des sociologues et est construite sur le modèle de la religion catholique selon la séquence ontologie-étiologie-sotériologie.

  • 7 Max Weber note la tension entre le religieux et la pensée rationnelle, comme étant la plus grande (...)
  • 8 Par ailleurs, c’est un thème classique de l’histoire de l’économie politique dans la mesure où l’a (...)

18Cette thèse pose un double problème en raison de sa généralité. Premièrement, compte tenu de l’importance et de la prégnance de la pensée religieuse dans l’histoire de l’Occident, il n’est pas surprenant que l’on puisse rattacher les formes de pensée rationnelle au religieux7. Ainsi, les historiens des idées ont montré que la notion d’économie puise ses racines dans les réflexions théologiques sur l’unité d’un dieu triple (Agamben, 2008). Ils montrent également que la notion d’économie joue un rôle essentiel dans la formation ou dans le dénouement du lien entre la religion et le politique8. Il existe même des historiens de l’économie, un peu moins convaincants à mon sentiment, qui vont considérer l’économie politique comme une théologie promettant un salut séculier sous forme d’un accroissement des richesses une fois telle ou telle réforme mise en œuvre (Nelson, 1991). La thèse selon laquelle une vision théologique du monde se cache derrière la science sociale est donc très générale et l’originalité à laquelle prétend Stoczkowski est moindre qu’il n'y paraît. La séquence ontologie-étiologie-sotériologie peut être appliquée à une large gamme de penseurs français de la société : cela vaut pour Saint-Simon, les saint-simoniens, Auguste Comte, Frédéric Le Play, entre autres. Cela fait beaucoup, et pour le coup, la thèse perd de sa pertinence en devenant applicable à trop de penseurs, à trop de disciplines.

19Deuxièmement, la thèse a un champ d’application si vaste parce qu’elle n’est rien d’autre que la formule typique de toute démarche sociale réformatrice. Pour s’en convaincre, rien de plus éclairant que de partir du schéma avec lequel Ian Hacking a caractérisé le phénomène de la « construction sociale », si courant de nos jours en sociologie. Selon ce philosophe des sciences, l’idée de construction sociale est fondée sur une critique du statu quo selon l’enchaînement suivant :

Les constructionnistes sociaux traitant du phénomène X tendent à soutenir que : (1) X n’a pas besoin d’exister, ou qu’il n’a pas besoin d’être comme il est en quoi que ce soit. X, ou X tel qu’il est aujourd’hui, n’est pas déterminé par la nature des choses ; il n’est pas inévitable. Très souvent ils vont plus loin et avancent que : (2) tel qu’il est, X est assez médiocre. (3) Nous nous sentirions beaucoup mieux si l’on pouvait se débarrasser de X, ou tout du moins le transformer radicalement (Hacking, 2001 : 20-21).

20Ce schéma logique est aisément traduisible dans la séquence utilisée par Stoczkowski : la proposition (1) est de l’ordre de l’ontologie, c’est-à-dire de la définition de la nature du phénomène X et des entités associées qu’il s’agit de bien caractériser afin de les nommer d’une part, et de les mettre en question de l’autre. La proposition (2) est de l’ordre de l’étiologie, puisqu’il s’agit de montrer que le phénomène X tel qu’il est devenu au cours de son histoire est socialement décevant ou néfaste. La proposition (3), enfin, est clairement sotériologique, puisqu’elle vise à améliorer la situation sociale en éliminant X, à solutionner le problème posé par l’existence de X, à trouver le salut si l’on veut suivre la perspective de Stoczkowski.

21Il est exact que Durkheim s’est voulu réformateur et que l’on peut inscrire sa démarche dans le schéma mis en forme par Hacking, de même que nombreux sont les économistes qui ont cherché à identifier les X sous la forme de l’irrationalité, à montrer leur nocivité puis à proposer des solutions pour que, une fois débarrassée de ces irrationalités, la nation puisse aller de l’avant vers la richesse, le salut terrestre. Est-ce que la similitude formelle entre la démarche réformatrice et la recherche religieuse du salut dans la tradition judéo-chrétienne suffit à faire de la sociologie de Durkheim une pâle copie, et qui s’avance masquée de surcroît, du catholicisme ?

22L’ouvrage de Stoczkowski demande enfin que l’on éclaircisse la relation entre la sociologie en tant que science et la sociologie « visionnaire ». Tout au long de son ouvrage, Stoczkowski dénonce les manquements scientifiques de Durkheim quant au traitement des faits empiriques. Mais quelle est donc la conception de la science empiriquement fondée sur laquelle s’appuie Stoczkowski ? On ne le sait. On trouve ici ou là quelques passages où il est demandé d’avoir des « idées interprétatives conformes aux données empiriques » (Stoczkowski, 2019 : 159), ou que les thèses générales soient « inférées à partir de faits [au lieu que] d’être forgées a priori » (ibid. : 302).

23Tout ceci n’est pas très précis, et semble n’être qu’une version assez faible d’un positivisme duquel toute proposition non-factuelle, c’est-à-dire métaphysique, doit être bannie. La philosophie classique des sciences du xxe siècle a fait litière de ce point de vue. Karl Popper a insisté sur le fait que des idées métaphysiques peuvent servir la science comme la desservir, mais que leur présence n’est pas le problème majeur pouvant servir à régler le « problème de Kant », à savoir la démarcation entre science et métaphysique. Il doit donc y avoir, comme Kant le supposait, des idées a priori que notre entendement utilise pour donner des lois à la nature, mais ces a priori sont souvent erronés. Pour définir une démarche scientifique, Popper a proposé, comme on le sait, le critère de la falsifiabilité, lequel exige qu’il existe une classe de phénomènes capables de prouver faux l’énoncé avancé. À cet égard, comme le travail d’Halbwachs l’a montré, et comme de nombreux autres travaux l’ont fait depuis (Baudelot, Establet, 1984), les énoncés de Durkheim dans le Suicide sont bien de nature scientifique, puisqu’ils peuvent être démontrés faux.

Le sociologue et l’action

24Se saisissant du passage le plus faible du chapitre 3 des Règles de la méthode sur le normal et le pathologique, Stoczkowski vise à montrer que la « vision du monde » s’est emparée de ce qui est donné pour de la science. Mais au-delà, c’est toute la sociologie jusqu’à ce jour qui est fautive parce que le philosophe-sociologue – Durkheim, mais aussi, apprend-on dans le dernier chapitre, Claude Lévi-Strauss, Pierre Bourdieu et, curieusement, Bruno Latour – veut trouver une solution aux problèmes sociaux du moment. Stoczkowski rencontre de ce fait une question déjà considérée par d’autres sociologues qui s’intéressent également à l’interaction entre la sociologie et la société, pour déboucher sur des constats bien différents. Deux exemples me paraissent intéressants à considérer pour situer le propos de Stoczkowski.

  • 9 Les normaliens agrégés de philosophie devenus sociologues sont la bête noire de Stoczkowski. Mais, (...)

25Normalien et agrégé de philosophie, mais ne faisant pas partie de la cohorte mise à l’index par Stoczkowski9, Raymond Boudon a toujours défendu l’idée que la sociologie comme science était un projet pertinent, mais il savait aussi que la sociologie pouvait servir à autre chose en se plaçant au niveau de l’opinion, d’où son idée des « deux marchés de la sociologie » (Boudon, 1990). Il y a ainsi une sociologie-science qui s’adresse à un petit public et qui vise à produire du savoir et une sociologie-littéraire qui s’adresse à un public plus large pour rencontrer le monde de l’opinion et, dans le pire des cas, chercher à y briller ; la première est fondée sur l’individualisme méthodologique, la seconde fait appel à une approche structuraliste et au holisme méthodologique. Le clivage est clair entre le sociologue qui inscrit ses travaux dans le petit monde des professionnels et le sociologue qui se place dans le monde de l’opinion. Dans ce cas, le rapport de la sociologie à la transformation de la société n’est pas central, mais ce qui fait science est clairement défini. On est loin du diagnostic de Stoczkowski et du flou dont il entoure son appel au développement du savoir scientifique sur la société.

26Mikael Burawoy a de son côté proposé un schéma plus sophistiqué afin de rendre compte de la relation entre sociologie et débat public (Burawoy, 2005). La sociologie scientifique destinée au monde académique est désormais accompagnée de la sociologie critique, chargée d’apporter de la réflexivité dans le monde académique en discutant des fondements, des méthodes et des résultats de la première. Mais il faut, dit Burawoy, aussi tenir compte d’autres publics, plus larges, vis-à-vis desquels la sociologie doit entretenir un dialogue constant, sans pour autant tomber dans l’abime dépréciatif de la littérature. À côté d’une ingénierie sociologique (policy sociology) destinée à répondre aux demandes de telle ou telle institution, Burawoy propose une sociologie publique (public sociology) dialoguant avec des acteurs non académiques, mais pourvus de compétences pratiques et de compétences sociologiques à l’occasion, car il existe désormais un public formé aux sciences sociales.

27Dans ce dernier cas, le sociologue prend place au milieu d’autres acteurs compétents, il n’est pas en position de dissimuler sa cosmologie sotériologique pour l’infliger à autrui. Membre de ce que l’on appelle par ailleurs un forum hybride (Callon, Lascoumes, Barthe, 2001), il apporte sa compétence due à sa connaissance de certains mécanismes sociaux et des interdépendances avec d’autres segments de la vie sociale, pour la partager et la mettre en commun avec les compétences des autres acteurs. La cosmologie sotériologique n’éclaire pas non plus la démarche de la sociologie contemporaine qui s’inscrit dans la recherche d’une action éclairée sur la société.

Conclusion

28Quels grains restent dans le tamis une fois ces 600 pages passées à la critique ? En termes d’histoire des idées, l’apport me paraît faible, mais pas nul une fois que l’on débarrasse le texte des outrances que la délectation à détruire y a introduites. Faible parce que l’on n’a pas attendu Stoczkowski pour savoir que la distinction du normal et du pathologique comporte de graves insuffisances ; faible parce que la critique des statistiques employées dans le Suicide ne date pas du travail de Stoczkowski. Mais l’ouvrage recevra toute l’attention des contempteurs de Durkheim qui s’en régaleront.

29La séquence ontologie-étiologie-sotériologie est trop générale et, surtout, trop proche de la séquence selon laquelle se met en place une action transformatrice de la société. Elle ne rend ni les services que peut rendre l’approche de Boudon pour protéger et enrichir la dimension scientifique, ni les services de l’approche de Burawoy pour faire se rencontrer la dimension scientifique et le public désireux d’améliorer tel ou tel secteur de la vie sociale en dialogue avec les sociologues. Ne se donnant pas la peine de montrer la tournure particulière de la cosmologie de Bourdieu ou de Latour, ni d’en décrire les propriétés et les conséquences, Stoczkowski fait comme si, à un siècle de distance, la cosmologie durkheimienne suffisait à les disqualifier.

30Il reste l’idée pertinente de chercher à comprendre la vision du monde moderne dans laquelle les sciences sociales – y compris l’économie politique – occupent une place centrale. L’anthropologie de ce monde-là est du plus haut intérêt culturel, mais à la condition de ne pas se perdre dans la critique hargneuse des erreurs factuelles des sociologues ou, pour le dire autrement, à condition que l’anthropologue lancé dans un tel projet ne se perde pas en chemin, dénigrant, rabaissant et moquant la « tribu » dont il veut mettre au jour la cosmologie.

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Bibliography

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Notes

1 Le lexique du commentaire que Stoczkowski donne de De la division du travail est exemplaire de ce procès en duplicité : l’ouvrage est « un cheminement labyrinthique de développements en apparence hétéroclites » (Stoczkowski, 2019 : 50) ; « consacré en apparence à la division du travail [l’ouvrage] cherche en réalité à analyser la lutte des classes » (ibid. : 51). La démarche de Durkheim est débusquée malgré les « omissions volontaires », les « faux semblants », les « dissimulations », les « camouflages » (ibid. : 52-53).

2 Je relève au passage une affirmation sociologiquement atterrante sur l’incapacité que Durkheim aurait eu de parler de la pauvreté en raison de son statut de « nanti », fonctionnaire d’État, ayant fait un beau mariage – c’est-à-dire ayant reçu une dot importante – et bénéficiaire de plusieurs héritages (Stoczkowski, 2019 : 211-212). Je ne savais pas qu’il fallait être pauvre pour faire une sociologie de la relation entre le suicide et la pauvreté. Désormais c’est la richesse qui protège, mais comme les sociologues ne sont pas riches, ils ne pourront rien en dire non plus.

3 « Il est tout à fait bien cet article ; c’est un des rares articles de critique sociologique que j’ai lu avec plaisir » (lettre de Durkheim à Mauss, juillet 1897, dans Durkheim, 1998 : 81).

4 Il rédige une esquisse de plan de l’article dans deux lettres successives (lettre de Durkheim à Mauss, avril 1900, dans Durkheim, 1998 : 257-261) ; puis il retravaille le plan des deux auteurs lors de l’un de ses passages à Paris en août de la même année (lettre de Durkheim à Mauss, 3 août 1900, dans Durkheim, 1998 : 268).

5 Je renvoie au livre de Philippe Besnard pour la classification des typologies du suicide (Besnard, 1987 : 48 sqq.).

6 Je pense tout particulièrement au long et justement sévère compte rendu de l’ouvrage de Stoczkowski par Jérôme Lamy et Arnaud Saint Martin (2020).

7 Max Weber note la tension entre le religieux et la pensée rationnelle, comme étant la plus grande et la plus marquée parmi les tensions qu’il repère entre le religieux et les différentes sphères de la vie sociale (Weber, 1996 : 447 sqq.).

8 Par ailleurs, c’est un thème classique de l’histoire de l’économie politique dans la mesure où l’activité économique forme un ordre dont on peut donner les raisons (Hill, 2001) ou parce que la rationalité divine est prise comme modèle de la rationalité économique (Steiner, 2011).

9 Les normaliens agrégés de philosophie devenus sociologues sont la bête noire de Stoczkowski. Mais, curieusement, certains des plus connus – Raymond Aron, Raymond Boudon, Pierre-Michel Menger – ne sont jamais mentionnés. À quoi doivent-ils de ne pas être l’objet des critiques de Stoczkowski ? Mais aussi, qu’en est-il des sociologues américains porteurs de grandes et vastes interprétations du social, comme James Coleman et Harrison White, dont la formation est étrangère à la rue d’Ulm ?

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References

Bibliographical reference

Philippe Steiner, « Troubles dans la « vision du monde » », Archives de sciences sociales des religions, 192 | 2020, 29-39.

Electronic reference

Philippe Steiner, « Troubles dans la « vision du monde » », Archives de sciences sociales des religions [Online], 192 | octobre-décembre 2020, Online since 01 January 2024, connection on 19 April 2024. URL : http://journals.openedition.org/assr/52043 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.52043

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