Damien Carraz, L’Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Ordres militaires, croisades et sociétés méridionales
Damien Carraz, L’Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Ordres militaires, croisades et sociétés méridionales. Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2020, 608 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage offre une réédition actualisée d’un livre paru en 2005, lui-même issu d’une thèse soutenue en 2003. L’auteur, maître de conférences à l’Université Clermont-Auvergne, y étudie l’ordre des Templiers dans un espace géographique articulé autour du Rhône. Ni une barrière, ni une frontière, le fleuve est davantage un trait d’union : la basse vallée du Rhône offrant une interface privilégiée. Le sillon rhodanien est une zone de contact précoce entre le Nord et le Sud de la Méditerranée et le réseau de civitates hérité de l’Antiquité romaine présente une base propice pour une implantation, que les Templiers sauront mettre à profit de 1124 (première mention en Occident) à 1312 (date de la suppression de l’ordre par le concile de Vienne). Même si le territoire ciblé demeure la province ecclésiastique d’Arles et les diocèses de Nîmes et Uzès, l’auteur ne s’interdit pas de braconner sur d’autres terres voire dans l’ordre des Hospitaliers. La réflexion s’inscrit dans une rupture historiographique, les nombreux travaux sur les Templiers avant 2003 privilégiaient « une approche économique de l’implantation des ordres militaires » avec une focale sur la mise en valeur des terres. Damien Carraz se place lui, non seulement dans le sillage des travaux pionniers d’Alain Demurger, mais aussi dans le champ arpenté par Florian Mazel, Martin Aurell et Thierry Pécout. Car l’auteur s’intéresse de manière totale au monde templier, aussi bien à ses relations avec le monde laïc qu’aux dimensions politiques et spirituelles de son action. Bref, il s’interroge sur ce que c’est qu’être un Templier du xiie au xive siècle dans le Bas-Rhône. Pour ce faire, il mobilise de nombreux documents (1 600 actes), mais aussi des sources archéologiques, littéraires et narratives.
2Dans la première partie, Damien Carraz évoque le temps de la fondation de l’ordre templier en cherchant à mettre en valeur le contexte et les conditions d’implantation. Les Templiers bénéficient d’un imaginaire propice, où la croisade relève de l’horizon d’attente d’une partie des Provençaux. Car ce territoire a été confronté précocement à l’Islam conquérant (Nîmes tombe en 725). De 883 à 912, retranchés à Freinet, des Maures venus d’Espagne dévastent la Provence orientale entraînant une désertion durable des campagnes. Ces souvenirs restent vifs, entretenus par les moines et les évêques (chroniques, production de faux diplômes), ce qui produit un « climat psychologique particulier », d’autant qu’une inflexion contribue à sa prégnance. Peu à peu, on passe des Maures de Freinet aux Sarrasins de Roncevaux. Des récits sur les combats de Charlemagne, devenu le prototype du croisé, se diffusent et se greffent sur ceux du piratage endémique (îles de Lérins ravagées en 1046 et 1107, cité de Toulon en 1178). Ce sentiment de danger entretient une mobilisation des guerriers provençaux que l’appel à la Croisade lancé par Urbain II renforce. L’auteur n’oublie pas toutefois de s’interroger sur la permanence de cette « mentalité combattante ». Or, la possibilité d’obtenir une indulgence en combattant les pirates maures sur le littoral provençal a atténué la force séductrice de la croisade dès le xiie siècle. Dans ce contexte, l’ordre templier s’implante à la fois de manière classique en campagne mais aussi originale dans les villes. D’où une densité que l’on retrouve en Flandre et en Italie du Nord, mais pas dans le reste de la France. Les installations urbaines facilitent cette densification du réseau templier bas-rhodanien, véritable toile d’araignée. Les moines-soldats séduisent l’aristocratie locale et régionale, attirent des dons (biens fonciers, droits d’usages…) peu importants en valeur mais nombreux, ce qui posera à court terme la question de la pulvérisation des domaines. L’attrait est donc nuancé. Si le contexte mental est propice, si la dimension militaire séduit, l’aristocratie vend plus qu’elle ne donne.
3La deuxième partie, intitulée « Le temps de l’intégration (ca. 1130-1308) », analyse la présence templière dans la société du Bas-Rhône. Celle-ci est d’abord spatiale. L’emprise foncière templière s’est construite de manière classique par les dons, les achats et les prises à bail. Les dons souvent modestes, les acquisitions limitées ont obligé les Templiers à mener un effort de regroupement des possessions pour une gestion plus efficace. À Pelamourgues, fin xiie siècle, il a fallu six ans, cinq transactions et 1415 sous pour avoir la pleine propriété d’une terre. Au sein de l’espace rhodanien, Damien Carraz isole trois « modèles différents », les temporels fondés exclusivement sur des revenus agricoles gérés par des commanderies rurales ou urbaines, les maisons installées dans des petites villes avec un patrimoine limité à la campagne, une commanderie urbaine importante (Arles, Avignon, Nîmes) cumulant possessions rurales et bien-fonds urbains. Les Templiers du Bas-Rhône sont de véritables « saints entrepreneurs », insérés dans le système économique local, régional voire international (relations avec Gênes, Chypre, Acre). De même, en étudiant l’implantation des maisons templières, l’auteur montre que leur localisation n’est en rien hasardeuse (ports, points de passage, marchés, carrefours routiers…), confirmant à l’échelle basse rhodanienne les analyses d’Alain Demurger.
4Ce quadrillage géographique est aussi spirituel. Car si les Templiers participent à l’économie, ils contribuent aussi à l’encadrement des fidèles en offrant un compromis entre maison aristocratique et établissement religieux, en apportant un modèle transitoire entre monachisme bénédictin et vie régulière des ordres mendiants. De fait, ils sont partie prenante dans cette « comptabilité de l’au-delà » (demandes de messes, d’anniversaires…) assurant le souvenir des défunts et de leurs parentèles. Ces caractéristiques assurent leur succès auprès de la noblesse locale, cinq fois plus nombreuse dans le prieuré de Saint Gilles en 1373 que dans celui de France. Les effectifs des maisons templières montrent une sociologie assez tranchée comme à Saint Gilles, avec 1/3 des frères issus de la chevalerie et 2/3 originaires des classes laborieuses rurales ou urbaines. Les relations avec le monde laïque bas-rhodanien montrent une résistance plus forte qu’ailleurs, face à la détérioration des liens avec la noblesse. Pour cerner leur appréciation dans la société, devant la sécheresse des sources narratives locales, l’auteur a recours à la poésie de langue d’oc qui révèle une interaction entre élite chevaleresque et moines-soldats. Face aux croisés, dont est tancée l’inactivité dans la reconquête des lieux saints, les Templiers ont assez « bonne presse », même si au xiiie siècle l’engagement armé dans le siècle apparaît « plus plaisant à Dieu que la profession régulière dans un ordre militaire », sans oublier l’opposition frontale entre amour courtois et ascétisme monastique.
5Dans la troisième partie, l’auteur s’intéresse au temps des épreuves (ca. 1230-1312). Le pluriel s’impose, car l’ordre est confronté à plusieurs dynamiques. Au « contexte conflictuel généralisé » avec les prélats, à l’action des communautés organisées bien décidées à disputer aux Templiers la moindre source de profit et à empêcher une extension des droits sur les espaces communautaires, s’ajoute l’émergence de l’État princier, dont l’ambition est de supprimer les échelons intermédiaires – et donc concurrents – entre le prince et ses sujets. Un phénomène que l’on retrouve aussi en Castille et au Portugal. Dans le Bas-Rhône, toutefois, Damien Carraz rappelle que l’ordre peut compter sur la papauté, d’autant qu’entre 1229 et 1309, celle-ci s’implante progressivement dans le Venaissin. Le pouvoir pontifical, qui cherche à rassembler soutiens et fidélités régionales, multiplie les bulles destinées à protéger les Templiers contre les interventions intempestives du clergé séculier et des laïcs. En dépit des frictions avec des laïcs, on n’observe pas de remise en cause de la présence des ordres militaires ni de leurs missions, même si leur richesse suscite jalousie et convoitises. Leur capacité à mettre en pratique les théories savantes (appels à témoins, recours aux actes écrits…) leur permet aussi de défendre leur emprise. La situation change brutalement en octobre 1307 quand Philippe le Bel fait arrêter les Templiers. Dans ces pages, l’historien s’extrait résolument de la gangue de légendes autour de cet événement. Les arrestations dans le Comté de Provence sont plus tardives mais on retrouve des chefs d’accusation similaires (adoration d’idoles bicéphales ou tricéphales, apparition de chat ou de femme lors de la réception des frères…).
6La rapidité avec laquelle l’ordre s’effondre n’est pas surprenante. L’auteur rappelle que les Templiers sont aussi victimes d’une « reconversion manquée », au contraire des Teutoniques qui ont su fonder un État théocratique en Prusse. On doit ajouter la faiblesse des effectifs. En 1307, sauf dans les pôles d’Aix et de Saint Gilles, la plupart des commanderies n’abritent plus qu’un ou deux frères. De fait, la présence templière au début du xive siècle pèse peu face à aux ordres mendiants : les 130 frères arrêtés font pâle figure face aux 2100 frères mendiants L’épuisement de l’idée de croisade a été aussi un facteur de fragilisation de l’ordre. Après le choc de 1307, il demeure toutefois des survivances templières. Loin d’être tous éliminés, certains Templiers se reconvertissent. Deux frères arrêtés dans le baillage de Grasse se retrouvent en 1338 parmi les Hospitaliers de Nice. Le patrimoine est dévolu, avec plus ou moins de célérité, à l’ordre hospitalier, avant que la papauté en 1317 ne récupère certaines possessions dans le Venaissin. Notons que cette dernière partie, dans l’exemplaire que nous avons reçu, est tronquée. Les pages 385 à 414 sont absentes alors que les pages 353 à 381 sont présentes deux fois.
7En définitive, cet ouvrage offre toutes les vertus d’une histoire totale de l’ordre templier au sein d’un espace géographique régional appréhendé avec pragmatisme. Les comparaisons avec les Hospitaliers ou avec d’autres territoires nourrissent les réflexions développées en montrant leur justesse. L’analyse est claire, argumentée, bien ramassée dans des conclusions concises. De nombreuses cartes enrichissent le propos. La conclusion aurait pu éventuellement être renforcée de quelques lignes sur la présence (ou pas) des Templiers dans l’horizon mental après le Moyen Âge. Hormis la légende, quelles sont les survivances de cet ordre hier si puissant et si présent dans le bas Rhône ? Ce travail de médiévistique aurait peut-être pu ainsi s’ouvrir sur le médiévalisme.
Pour citer cet article
Référence papier
Yohann Chanoir, « Damien Carraz, L’Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Ordres militaires, croisades et sociétés méridionales », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 210-212.
Référence électronique
Yohann Chanoir, « Damien Carraz, L’Ordre du Temple dans la basse vallée du Rhône (1124-1312). Ordres militaires, croisades et sociétés méridionales », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 19 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/64194 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.64194
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