Léa Domenach, Hugo Domenach, Les Murs Blancs
Léa Domenach, Hugo Domenach, Les Murs Blancs. Paris, Grasset, 2021, 318 p.
Texte intégral
1Les Murs Blancs ? Un grand parc et deux maisons bourgeoises divisées en appartements à Chatenay-Malabry, dans la banlieue sud de Paris. Au tournant des années 1950 et 1960, sans doute l’apogée du lieu, il y a là, dans la maison jaune à gauche de l’entrée, au rez-de-chaussée les Ricœur (derniers arrivés, en 1957), au premier les Marrou et au second les Baboulène ; dans la maison blanche, plus loin, les Domenach au rez-de-chaussée, les Fraisse au premier et Paulette Mounier, la veuve d’Emmanuel, au second. Mounier avait rêvé d’y mener une vie communautaire avec ces quelques camarades de la revue Esprit (sauf Baboulène qui était à Témoignage Chrétien). La propriété avait été achetée en 1939, mais la guerre puis les travaux nécessaires à la remise en état des maisons délabrées firent que l’aventure ne commença qu’en 1945. Ce fut plutôt une amitié, chaque famille conservant ses espaces privés et son autonomie (hors la buanderie commune et les servitudes du jardin), et un centre de réflexion collective avec des conférences dominicales ouvertes à un cercle élargi. En somme, selon le mot de son inspirateur, « un monastère de la culture plutôt qu’un pensionnat en folie » (p. 72).
2Après la mort de Mounier, terrassé par un infarctus en 1950 (il allait avoir 45 ans), l’ambiance changea, Paul Fraisse et Jean-Marie Domenach se disputant l’héritage spirituel du fondateur d’Esprit, les autres prenant leurs distances et se recentrant sur leurs travaux personnels. L’engagement contre le colonialisme, et notamment contre la guerre d’Algérie, réussit à maintenir une réelle solidarité, mais après 1962 la cohabitation fut de plus en plus difficile malgré ou à cause de l’investissement de Paul Fraisse, indispensable mais irascible gestionnaire des lieux, à la fois « surveillant général et rabat-joie » (p. 258). Un repas communautaire mensuel maintint longtemps les apparences de ce qui n’existait plus. Signe des temps, tandis que Domenach théorisait la société de consommation, la buanderie des Murs Blancs cessait d’être, chacun ayant désormais sa machine à laver. En 1967, la société anonyme des débuts se transforma en simple copropriété. Le départ des Baboulène, en 1971, puis la mort des Marrou en 1976 et 1977, marqua le début du délitement d’une aventure qui vit ses derniers partenaires « historiques » disparaître entre 1993 et 2009 sans qu’ils eussent réussi à y intéresser la génération suivante ni à renouveler le vivier par des apports extérieurs durables et satisfaisants. Du reste, de plus en plus influent et porté par une notoriété tardive qui laissait pantois un Domenach que l’âge avait conduit à renoncer à la responsabilité de la revue, Paul Ricœur développait une pensée novatrice qui renvoyait le personnalisme au musée et Mounier au tombeau.
3Il ne faut pas chercher dans cet ouvrage, écrit par deux des petits-enfants de Jean-Marie Domenach, la rigueur et les précisions qu’on demanderait à un historien. Il y a des erreurs factuelles, la chronologie, dont les contradictions sautent parfois aux yeux, n’est pas sûre, et il est dommage que ces évidentes distractions aient été négligées. On se console en se disant que la bibliographie fournie en fin de volume permettra aux plus scrupuleux d’aller y voir pour corriger leur exemplaire. L’essentiel est ailleurs, dans les témoignages que les auteurs ont convoqués et la manière habile dont ils les mettent en scène pour restituer l’esprit du lieu. Car Léa et Hugo Domenach, qui travaillent l’un et l’autre dans le milieu audiovisuel, ont organisé leur récit en une succession de séquences qui s’ouvrent volontiers par des précisions évidemment fictives (du genre « 12 juin 1947, 18 h 22 ») mais qui sont autant d’effets de réel créés par une écriture cinématographique très efficace, qui contribue à l’agrément du lecteur.
4Parmi tous les traits que le livre souligne, on relèvera sans doute le machisme ordinaire d’une époque où les femmes sont toujours en retrait. À côté de Paulette Mounier, « veuve professionnelle » (p. 167) vouée à la mémoire d’Emmanuel, les autres sont d’abord des mères (Jacqueline Baboulène) et des épouses, collaboratrices du mari (Jeanne Marrou, dans l’ombre d’Henri-Irénée) ou soucieuses de lui épargner tous les tracas du quotidien (Simone Ricœur), même si les deux qui travaillent à l’extérieur (Simone Fraisse, Nicole Domenach) témoignent d’un début d’émancipation. On notera aussi chez les intellectuels des Murs Blancs leur individualisme (« C’étaient des gens qui vivaient dans leur tête, mais pas avec les autres », résume cruellement le fils aîné des Ricœur, p. 146) et leur incapacité à faire passer à leurs descendants ce qu’ils ne cessent de promouvoir par ailleurs dans leurs livres et articles. « Personne ne s’occupait de ses propres enfants ni de ceux des autres, ils étaient trop occupés à sauver le monde », témoigne Nicolas Domenach, fils de Jean-Marie et père des auteurs (p. 177). Ricœur à sa petite-fille : « Je regrette que mes enfants n’aient jamais lu mon œuvre » ; réponse : « Tes enfants ont peut-être besoin d’un père, pas d’un philosophe » (p. 193-194). L’aporie de la transmission religieuse est particulièrement saisissante, tout ayant été subordonné au principe supérieur du libre-arbitre : Paul Fraisse considérait l’athéisme de ses enfants « à la fois comme l’une de ses plus grandes déceptions et l’une de ses plus grandes fiertés », assure son fils Jean (p. 160). Même ambiguïté chez les Domenach où, selon les auteurs, qui sont de la génération suivante, « le catholicisme était comme flottant. Gazeux mais réel. Jamais ils ne nous ont parlé directement de Dieu ou imposé une messe » (p. 159). Mais les enfants ainsi renvoyés à leur liberté ont pu se sentir délaissés. Sur tous pesait en tout cas le poids de la célébrité de leurs parents : ils ne purent, plus tard, que faire tout autre chose pour se délivrer du mythe.
5Curieux destin que celui de ce projet de vie commune, typique des milieux catholiques des années d’après-guerre, qui n’a guère survécu à ses initiateurs : venus volontairement dans une banlieue sans lustre, ils ont – ironie de l’histoire – laissé à leurs héritiers des biens à forte plus-value foncière et immobilière, du simple fait des mutations urbaines… Dans le même esprit fondateur et utopique de l’époque, on songe évidemment à l’expérience de Clairbois, au Petit-Clamart, autour des leaders de Jeunesse de l’Église, mais aussi par exemple, à une autre échelle et avec une sociologie de classes moyennes, à celle du 14, rue de Sèvres, à Boulogne-Billancourt, un immeuble d’habitat communautaire conçu au début des années 1950 pour une centaine de familles, à l’initiative d’un groupe de Vie Nouvelle (voir le passionnant récit qu’en a fait Olivier Le Carrer, fils de l’un de ces militants issus du scoutisme, dans un livre trop peu remarqué, Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir des parents catholiques, Arsis, 2007).
6Quand les auteurs convient leurs cousins à un pèlerinage aux Murs Blancs, en 2017, l’appartement de leurs grands-parents est encore à l’abandon, faute d’accord entre les quatre enfants, ce qui nous vaut la description poignante du bureau de « Jim » (Jean-Marie Domenach) : « Son état de délabrement nous rend tristes. Toute la collection de la revue Esprit pourrit sur les rayonnages, ainsi que de nombreux ouvrages des auteurs qui ont compté pour les habitants des Murs Blancs. […] Dans un coin de la pièce, des mauvaises herbes poussent autour d’une petite commode sur laquelle une vieille platine est posée. […] La nuit tombe. C’est le moment de partir. Chacun de nous emporte un livre, un tableau, un objet. Nous refermons les volets avec la désagréable impression de les condamner pour toujours » (p. 19-20). Dans ses Souvenirs inédits, Fraisse s’était inquiété : « Que deviendront les Murs Blancs après ma mort ? » Manifestement rien d’autre qu’une banale copropriété dont la plupart des lots ont été vendus aux plus offrants. « Et après tout, quelle importance maintenant que nous avons écrit leur histoire », concluent les auteurs, bien conscients que les pierres ne valent que par les discours qu’elles suscitent (p.308). Un livre « très chouette », de l’avis d’Emmanuel Macron (p. 297), qui fut, on le sait, le jeune assistant de Paul Ricœur au début des années 2000. Un très beau livre, confirme le recenseur dans des termes plus conformes à son âge canonique.
Pour citer cet article
Référence papier
Yvon Tranvouez, « Léa Domenach, Hugo Domenach, Les Murs Blancs », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 249-251.
Référence électronique
Yvon Tranvouez, « Léa Domenach, Hugo Domenach, Les Murs Blancs », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 19 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/64454 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.64454
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