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Comptes rendus

Clovis Maillet, Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans

Paris, Arkhé, 2020, 172 p.
Chloé Tardivel
p. 345-347
Référence(s) :

Clovis Maillet, Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans. Paris, Arkhé, 2020, 172 p.

Texte intégral

1Les personnes transgenres ont-elles une histoire ? Dans cet ouvrage, l’historien propose un essai sur « l’archéologie des transidentités » à partir de la période qu’il connaît le mieux : le Moyen Âge. Poser la question transgenre à cette époque semble anachronique. Dans l’introduction, le médiéviste plaide pour son usage heuristique afin de s’interroger sur la pensée médiévale des genres. Sa réflexion a été initiée par une recherche doctorale sur la parenté hagiographique en Occident (Brepols, 2014). En lisant les vies de saintes de la Légende dorée de Jacques de Voragine (xiiie siècle), il y découvre que des femmes changent de genre pour devenir moine. Comment comprendre ces parcours qu’on qualifierait aujourd’hui de transmasculins ?

2La période médiévale donne matière à réflexion sur la transidentité car elle ne connaît pas la différence entre nature et culture, si structurante dans nos sociétés modernes. Tout y est création divine. Dans cette perspective, « on peut défendre l’idée qu’il n’y avait que du genre au Moyen Âge » (p. 13). Le statut social, le vêtement, la coiffure, l’apparence physique construisent un état au féminin ou au masculin. En Occident, le système de genre est binaire (ternaire en Orient avec les eunuques), relatif et hiérarchisé : le masculin est l’état moralement le plus parfait, le féminin le moins parfait, mais il n’est pas nécessairement corrélé à des organes génitaux, ce qui explique la possibilité pour des personnes que l’on dirait aujourd’hui assignées femme à la naissance de passer à une identité masculine (ou l’inverse, même si c’est plus rare à l’époque). Pour reprendre les termes de l’anthropologue Marilyn Strathern qui nourrit la pensée de C. Maillet, le genre au Moyen Âge n’est pas un attribut identitaire des personnes, mais une capacité d’action et de relation. Comprendre cette période suppose donc de s’« émanciper » – c’est le titre même de l’introduction – de nos conceptions actuelles de genre et de sexe.

3Si les personnes transgenres ont une histoire, et particulièrement une histoire médiévale, ce n’est pas celle que revendiquent les milieux militants queer. Jeanne d’Arc (1412-1432) n’est pas une guerrière transgenre comme le proclamait l’activiste Leslie Feinberg, pas plus qu’elle n’est sainte au Moyen Âge (elle le sera en 1920). Condamnée pour hérésie à la suite d’un procès hautement politique, elle n’a jamais essayé de passer pour un homme. Bien que revêtant l’habit masculin sur le champ de bataille et en dehors, ce qui peut faire penser à une pratique transgenre, elle ne cesse de s’appeler Jeannette et se définit comme « pucelle », soit le statut médiéval pour désigner les jeunes filles nubiles. De queer, il n’y a que sa réappropriation contemporaine, ce qui prête à sourire quand on sait que Jeanne d’Arc est l’égérie depuis les années 1980 de l’extrême droite radicale française, première défenseuse de la binarité des genres et de l’hétéronormativité (chap. 1). Toutefois, le cas Jeanne d’Arc reste intéressant pour poser la question transgenre au Moyen Âge. Cherchant à la réhabiliter post mortem, les théologiens rattachés au camp français arguent que sa prise d’habit masculin était nécessaire au vu du contexte militaire unisexe et que, surtout, il existait dans l’histoire de l’Église des précédents : les « saintes au genre ambigu » de la Légende dorée (p. 45). Dans cette perspective, Jeanne d’Arc n’est plus l’hérétique qui communiait en habit d’homme, mais la digne héritière de sainte Eugénie et sainte Marine, moines trans de l’Antiquité tardive (chap. 2).

4L’argument d’autorité des saintes trans invoqué au procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc conduit Maillet à opter pour une histoire régressive afin de plonger le lectorat dans ce monde qui n’est plus le nôtre, ce monde médiéval dans lequel l’institution ecclésiastique elle-même donnait en exemple aux fidèles des parcours transmasculins. Pour le médiéviste, on ne peut comprendre la tradition des saintes trans que par la pensée d’Augustin d’Hippone (354-430), père de l’Église, qui a autorisé dès les premiers temps du christianisme une conception fluide du genre. Ce dernier a fondé une argumentation théologique complexe de la « binarité non binaire » à partir du récit de la double création de la Genèse, celle de l’âme, sans genre (1, 26), et celle du corps, genré (2, 25). Pour lui, homme et femme ont la même âme bien que leurs corps soient différents, ce qui explique des capacités d’agir différentes. « La binarité non binaire d’Augustin fondera un monde binaire mais non des identités immuablement fondées sur ce binarisme inaliénable » (p. 135). Cette pensée permet de comprendre pourquoi les médiévaux n’avaient aucun problème par exemple à présenter le Christ comme une figure maternelle, comme l’a montré la médiéviste américaine Caroline Bynum dans les années 1980.

5Les chapitres 3, 4, 5 et 6 sont consacrés à la présentation de personnes fictives ou réelles ayant vécu entre le XIIIe et le Ier siècle dont les parcours de vie peuvent être qualifiés de transgenres. Chaque chapitre propose une étude détaillée d’un texte ou d’une image afin de donner corps à ces personnes sur lesquelles nous disposons de témoignages indirects. Il n’existe pas, en effet, de témoignage sur la transidentité à la première personne au Moyen Âge. Les sources mobilisées, principalement de nature littéraire et hagiographique, révèlent d’ailleurs des expériences transmasculines imposées par une autorité masculine (le père bien souvent) et/ou par la nécessité (pour voyager en toute sécurité par exemple). Les transitions de genre rapportées dans l’ouvrage ne sont donc pas le fruit de l’agentivité du sujet et s’opèrent toutes dans le cadre strict de la binarité. Le but premier de Maillet en présentant ces cas d’étude est de montrer que la transition entre l’un et l’autre genre est pensée et envisageable au Moyen Âge, même temporairement. Si aucun chiffre ne peut être avancé pour la société médiévale, il faut retenir que les expériences transidentitaires y sont limitées à quelques figures romanesques ou d’exception au vu des sources présentées.

6Avant d’en venir spécifiquement aux saintes trans antiques qui sauvent post mortem Jeanne d’Arc de l’hérésie par leur réputation, l’historien rappelle que la littérature chevaleresque de la fin du Moyen Âge mettait souvent en scène des filles chevaliers (chap. 3). Tel est le cas de Silence, personnage d’un roman arthurien devenu garçon par ordre de son père pour hériter, ou du personnage de Yde, née jeune fille et devenu le chevalier Ydé. Dans une période qui ignore l’hormonothérapie, le passing médiéval vers la masculinité s’opère via le changement d’habit, de coiffure et de nom. Ces cas fictifs, qui fleurissent dans la littérature à partir du xiie siècle, défendent le modèle hétéronormatif promu dans le cadre de la réforme grégorienne : Yde est doté d’un pénis pour pouvoir se marier et Silence redevient femme à la suite d’une tentative de viol par la reine et se marie avec le roi. Très proche dans le temps du personnage Silence, Joseph-Hildegonde est une fille devenu moine cistercien qui a vraisemblablement existé (chap. 4). Sa vie racontée par des membres de sa communauté montre qu’il était possible au xiie siècle de proposer comme candidat à la sainteté un moine trans. Comme aujourd’hui, la transition identitaire passe par la transition langagière. Joseph est genré au masculin chez les premiers biographes mais subit une transition de genre à la révélation de son sexe lors de la toilette mortuaire (genus masculinum in femininum transivit). Cette réassignation de genre post mortem montre qu’une femme peut devenir un saint si elle agit comme un homme de son vivant et, dans une période marquée par la réforme grégorienne, un homme saint est un homme vierge. L’accession à la masculinité dans le cadre hagiographique se fait par un renoncement à la chair.

7Ces changements de genre n’étaient pas seulement conceptualisés par les médiévaux mais également mis en image. Le chapitre 5 est certainement très novateur car Maillet avance l’hypothèse d’un regard transgenre au Moyen Âge à partir du cas Eugène-Eugénie, personnage saint du iiie siècle mentionné au procès de réhabilitation de Jeanne d’Arc (xve siècle) pour avoir vécu une partie de sa vie sous une identité sociale féminine, puis une autre en tant que moine. Accusé de viol par une femme, Eugène dévoile ses seins lors de son procès car il est impensable qu’une femme puisse en violer une autre. Sa représentation iconographique au cours du Moyen Âge montre une vraie fluidité de genre : un chapiteau de la basilique Sainte-Marie-Madeleine de Vézelay (xiie siècle), haut lieu de la chrétienté médiévale et chef-d’œuvre de l’art roman, offre au regard deux seins sous un habit monastique masculin. L’histoire d’Eugène-Eugénie s’inscrit selon l’historien dans une série de cas historiques comprise entre le ier et visiècle. Le dernier chapitre retrace la généalogie médiévale de cette fluidité de genre via la présentation des saintes trans de l’Antiquité tardive appelées Matrôna-Babylas et Thècle d’Iconium.

8L’ouvrage de Maillet est dense et complexe, non pas par le style, très clair et limpide, mais par le sujet traité. Penser les transidentités sur la longue durée de manière régressive, du xve avec Jeanne d’Arc jusqu’au ier siècle avec Thècle d’Iconium, suppose de parcourir des contextes historiques et documentaires variés. Méthodologiquement parlant, la démarche n’est pas des plus simples. Le médiéviste s’efforce donc dans chaque chapitre d’apporter le plus de précisions possibles sur le contexte de production des sources étudiées et sur les régimes de genre en vigueur. L’épilogue est dans cette perspective salutaire pour synthétiser une histoire médiévale trans présentée à rebours. De même, les efforts de transition entre les parties sont louables pour comprendre la démonstration qui, rappelons-le, est de montrer en premier lieu des transitions possibles entre l’un et l’autre genre au Moyen Âge à la suite de la pensée d’Augustin d’Hippone. Un dossier iconographique et des tableaux accompagnent la lecture (p. 48-64). Toutefois, ils ne sont pas toujours commentés (il existe, en outre, quelques erreurs dans la correspondance des numéros du dossier iconographique et ceux avancés dans les chapitres). Le tableau no 4 sur « l’évolution des usages terminologiques pour le corpus hagiographique » (p. 61) est, à ce titre, intéressant et permet d’esquisser une historiographie des transidentités effleurée en introduction. Bien que l’historien cite les références incontournables de la pensée queer (Sandy Stone, Judith Butler, Teresa de Lauretis, etc.), il ne présente que très brièvement les travaux des médiévistes anglo-saxons dans le domaine, qui ont donné lieu pourtant à des réflexions méthodologiques et publications importantes (par exemple, Glenn Burger, Steven F. Kruger, eds, Queering the Middle Ages, University of Minnesota Press, 2001). Mais le temps n’est peut-être pas encore venu de dresser un état de l’art des études médiévales queer.

9Il faut envisager l’ouvrage de C. Maillet pour ce qu’il est, c’est-à-dire un essai sur « l’archéologie des transidentités » ouvert à la critique, une première étape pour penser les expériences transidentitaires sur la longue durée. Sa lecture est très stimulante et appuyée sur de nombreuses traductions inédites en français. On retient que l’Église a pu au cours de son histoire être tolérante et même encourager des parcours de sainteté transmasculins dans le cadre d’un régime de genre binaire et hiérarchisé. Bien que l’historien reconnaisse lui-même que beaucoup de sources n’ont pas encore été exploitées, on regrette que cette étude se limite aux sources littéraires et hagiographiques, car elles véhiculent l’idée que les expériences transidentitaires sont soit fictives soit seulement possibles dans un cadre monastique strict. Mais, de nouveau, le terrain reste à défricher. Quoi qu’il en soit, il est certain que cet ouvrage demeurera pionnier dans l’historiographie francophone.

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Pour citer cet article

Référence papier

Chloé Tardivel, « Clovis Maillet, Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans », Archives de sciences sociales des religions, 196 | 2021, 345-347.

Référence électronique

Chloé Tardivel, « Clovis Maillet, Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 196 | octobre-décembre 2021, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/65074 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.65074

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