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D’un limes l’autre

Nouvelles territorialités, nouvelles tribalités dans les islams de frontière depuis la fin de la guerre froide
From a limes to the other: New territorialities, new tribalities in border Islams since the end of the Cold War
De un limes a otra: nuevas territorialidades, nuevas tribalidades en los islamos fronterizos desde el final de la Guerra Fría
Stéphane Dudoignon
p. 167-194

Résumés

Basé sur le renouveau actuel de la recherche et ses travaux historiques à propos du monde baloutche, l’auteur propose des pistes de réflexion comparatives sur les impacts de plusieurs charnières historiques depuis la première guerre mondiale, la transformation des sociétés de frontière du Moyen-Orient et l’interaction entre fait tribal et fait religieux. L’article se penche en particulier sur l’influence d’une succession de mobilisations confessionnelles sur les anciens flancs sud de l’URSS depuis la dernière décennie de la guerre froide.

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Texte intégral

« La variété extrême et accidentelle des circonstances défie toute exactitude ; l’imprévu des événements, qui est la loi la plus certaine et la plus constante du monde, est donc composé par un certain jeu de notre organisation qui permet à l’existence vivante de subsister au milieu des hasards et à l’existence pensante de se dédire et de se contredire. » Paul Valéry, 1945, « Orientem versus », Regards sur le monde actuel et autres essais, Paris, Gallimard.

  • 1 Par exemple, pour le nord-ouest de la péninsule Arabique, voir Doughty, 1888 : 250-251, 317, 403 ( (...)

1Il est peu de choses qui ne puissent être datées d’aujourd’hui dans le recueil de textes de circonstances de Paul Valéry intitulé Regards sur le monde actuel, remarquait l’un de ses récents commentateurs, l’essayiste Régis Debray, au printemps 2019 (Debray, 2019 : 93). À commencer, peut-être, par cet avertissement lancé à propos de la complexité des choses. Les conflits dont les mondes de l’islam ont été le théâtre dans la décennie 2010, plus encore que ceux qui ont suivi la première guerre mondiale, en témoignent : les conséquences d’une opération politique ou d’une intervention de la force armée sont devenues de moins en moins conformes à ce qui était attendu à mesure qu’augmentait le nombre des protagonistes et que s’élargissait leur typologie, au sein de jeux d’échelles toujours plus imbriqués. En découlent le constat d’imprévisibilité croissante des situations et la tentation croissante de lire les crises actuelles à la lumière des précédentes, ainsi que de recourir toujours plus aux classiques parmi les experts. Est-ce un hasard si, depuis trois décennies, la réflexion d’un Ibn Khaldun, philosophe musulman de l’histoire et du pouvoir, a pris force de paradigme chez les penseurs les plus divers de la violence dans l’histoire contemporaine ? Est-ce un hasard, aussi, si le fait tribal pose de nouveau question, en lien avec la « modération » longtemps reconnue au leadership tribal traditionnel par les observateurs – académiques et autres – et opposée à la violence de cités dans lesquelles l’historien tunisois du xive siècle voyait le siège de la « dissension » (siba)1 ?

2Comme le suggère une bonne partie de la bibliographie, les crises successives dont des pays comme la Syrie ou le Yémen ont été le théâtre depuis la fin de la guerre froide – et la réunion du Sud-Yémen au Nord en 1990, après la chute du rideau de fer en novembre de l’année précédente – ont fait l’objet d’approches souvent conditionnées par la lecture de conflits plus anciens, devenus endémiques depuis le milieu des années 1970 dans ce qu’il est convenu d’appeler le Moyen-Orient. Ce dernier sera défini ici comme aire pivot par excellence, ancien espace ottomano-persique livré depuis la première guerre mondiale à l’affrontement ouvert, direct ou non, d’une succession de puissances globales. Ces conflits se caractérisent, dès la Grande Guerre et ses lendemains, par le déchaînement de violences d’un niveau inusité dans la région et par la mémoire vive que ces violences ont laissée au sein des populations les plus variées – que l’on songe aux génocides arménien, yézidi ou à celui des montagnards chrétiens du Hakkari, ainsi qu’aux nombreux pogromes qui ont précédé, accompagné et suivi le conflit dans les anciens territoires ottomans et dans ce qui est devenu l’Iran contemporain. Réitérés à des échelles diverses dans le sillage de la seconde guerre mondiale et depuis la fin de la guerre froide, ces phénomènes ont eu pour conséquences, à chaque fois, la disparition ou la mutation extrêmement brutale de pans entiers de modes d’organisation sociale dans lesquels nombre d’observateurs avaient longtemps perçu les survivances d’un ordre millénaire, inchangé même par la domination européenne du long xixe siècle.

3Curieusement, les interrogations sont restées longtemps centrées sur les mêmes objets, malgré près d’un demi-siècle de déchaînements de violence au sein d’États-nations modernes aussi divers que le Liban de 1975 ou le Yémen d’après 2014. Dans les régions de ce très vaste espace, la référence à la tribu est demeurée une clé, souvent pour les acteurs eux-mêmes. Il suffit pour s’en persuader de se rappeler le surge (« sursaut ») de l’armée américaine en Iraq à partir de 2006, avec son recours à la chefferie traditionnelle, théorisé par le général David Petraeus et son état-major, et les effets que cette mobilisation a exercés en retour sur les « tribus » ainsi que sur d’autres acteurs globaux tels que al-Qaïda puis le groupe État islamique (Ricks, 2010 : 273-293 ; Dawod, 2017 : 24-27). De sorte que l’on a pu parler, dans les états-majors et alentours, de « résilience » (terme-valise s’il en est) du fait ou du phénomène tribal (ex. Dukhan, 2014, à propos du conflit syrien).

  • 2 Constatait déjà Richard Tapper, 1984 : 247. Sur le processus contemporain de dé-civilisation, voir (...)

4Or, peu d’essais ont été proposés pour resituer la violence contemporaine et le phénomène de dé-civilisation de nombreuses sociétés de l’aire Maghreb-Machreq dans des perspectives comparatives sur une durée historique moyenne, prenant en compte le fait religieux, longtemps négligé par l’ethnographie des sociétés d’Asie occidentale2, du moins jusqu’à l’apparition récente d’études collaboratives du fait tribal dans ses dynamiques contemporaines. Sont caractéristiques de ces nouvelles approches : la restitution des lectures du fait tribal par une variété sans cesse croissante de protagonistes ; la prise en compte des mutations profondes qu’ont imposées à ce fait tribal les conflits du demi-siècle passé ; l’analyse des conséquences, pendant la même période, des exodes ruraux massifs accompagnés d’une urbanisation peu planifiée, d’émigrations à grande échelle et d’organisations en diaspora.

  • 3 « On tient en haute estime le fusil britannique », notait en 1916 le Colonel T. E. Lawrence, dans (...)

5Parmi les mutations du fait tribal observables aujourd’hui et sur lesquelles nous nous proposons de nous attarder, on compte l’apparition de leaderships de types nouveaux. Ceux-ci combinent des origines aux marges des sociétés tribales, un pouvoir tribunitien acquis par des études en madrasa et la maîtrise de flux économiques accrus depuis le milieu du xxe siècle par le rôle des diasporas. Ces flux incluent un commerce d’armements modernes3 alimenté par les conflits par procuration de la fin de la guerre froide (en particulier, par la résistance afghane contre l’Armée soviétique en 1979-1989 et ses suites) puis par deux décennies de « lutte contre le terrorisme », depuis 2001.

  • 4 À propos du Yémen dans son ensemble comme marge géographique, voir Brandt, 2017a : 100.
  • 5 Sur le monde baloutche, Spooner, 1988 : 600-606 ; à propos du Yémen, Day, 2012 : 22 sq. ; pour un (...)

6Ces mutations doivent nous conduire à nous interroger sur les limites et les perspectives de la lecture « tribale » des crises dont l’aire considérée a été le théâtre depuis plus d’un siècle. Pour constater d’abord le besoin d’une contextualisation précise de chacune de ces crises, dont une spécificité commune, exemplifiée par les cas pachtoune ou yéménite, est leur déroulement sur d’anciens limes impériaux britanniques (ottomano-britannique pour le second), que caractérisa au xxe siècle le refus d’investissement des États-nations. « Négligés économiquement, ostracisés politiquement et marginalisés religieusement4 », certains de ces anciens limes sont demeurés privés des capacités endémiques d’investissement qui eussent permis leur constitution en États. Une caractéristique physique de la plupart de ces périphéries est par ailleurs un relief accidenté, vecteur de différentiation et de fragmentation interne5.

  • 6 Sur le cas paradigmatique du monde baloutche dans le cadre des États-nations pakistanais et iranie (...)

7Ces sociétés de frontière n’en développent que davantage une propension à la supra-localité, nourrie de l’héritage économique de nomadismes à ressources multiples (élevage, agriculture, commerce, razzia, fourniture de main-d’œuvre notamment militaire), au contact du monde sédentaire et d’une métropole jadis pourvoyeuse de chiches prébendes. Une supra-localité enrichie, à l’ère des empires, par une fonctionnalité de zone tampon élargie, depuis le milieu du xxe siècle, par la constitution de diasporas modernes connectées6. Ce qui est proposé ici est une lecture politique de la tribu depuis la fin de la guerre froide, dans les interrelations qui la fondent avec la ville et avec l’État, d’abord, puis avec un nombre croissant d’acteurs globaux, dans un ensemble de jeux d’échelles et de dialectiques très caractéristiques de la période contemporaine. Nous nous interrogerons en particulier sur l’évolution concomitante, dans le monde tribal et autour de lui, des figures du pouvoir, de l’influence et de l’autorité, en relation avec les bouleversements successifs du champ politique dont le Moyen-Orient est le théâtre depuis le milieu des années 1970.

Modernités tribales : une dialectique contemporaine

  • 7 Ainsi les négociants d’encens pour le Hadramaout : Day, 2012 : 26-27.
  • 8 Comme l’illustre dans ce volume l’article de Xavier Hallez sur les stratégies des élites nomades q (...)
  • 9 Voir l’étude comparative proposée par Tapper, 1984 : 251 sq.

8À différents moments de l’histoire du Moyen-Orient, la tribu, souvent identifiée avec le pastoralisme et ses écosystèmes complexes, est apparue dans le discours historique qui a longtemps dominé dans la région comme une menace intrinsèque aux sociétés établies. Une sorte d’antimonde en soi, à l’opposé de la « civilisation » – et dont il arriva que la réputation fût entretenue en ville par des marchands soucieux de maintenir leur monopole commercial sur un marché, une aire géographique7. Un antimonde qui, du reste, se plaît parfois à jouer ce rôle : on le verra exagérer son illettrisme supposé, son « ignorance » de l’islam lorsque cela peut lui permettre d’échapper à la surveillance tatillonne d’une administration impériale8, ou afin de se différencier de populations sédentaires en concurrence pour le contrôle de ressources limitées, arguant d’une éthique supérieure au « fanatisme » borné du monde des oasis9.

  • 10 Voir la synthèse géo-historique de Bazin, 2021 : 54-55 ; 61-62.
  • 11 Comme Wilfred Thesiger, grand lecteur de Doughty et de Lawrence précédemment cités. Celui-ci n’adm (...)
  • 12 Sur ce facteur dans la péninsule Arabique de la seconde moitié du xxe siècle, voir Pouillon, 2017  (...)

9Associée dans de nombreuses chroniques médiévales et du début de l’ère moderne à des vagues d’intrus, la tribu (ar. qabila, ta’ifa, ‘ashira ; turc il…) apparaît dans cette littérature comme le berceau par excellence de visions du monde et de systèmes de valeurs préjudiciables à ceux cultivés au village et à la ville. On l’observe par exemple dans les sources persanes des périodes qui suivent la « bédouinisation » consécutive à l’invasion mongole du début du xiiie siècle, puis après un nouvel affaiblissement de la vie sédentaire sur les frontières ottomano-persiques aux xviie et xviiie siècles10. C’était avant que le statut de la tribu ne soit modifié, aux yeux des observateurs, par les politiques de sédentarisation mises en œuvre au xxe siècle par des entités politiques aussi diverses que les empires du long xixe puis, un temps, par l’URSS, et par les États-nations qui leur ont succédé, y compris l’Arabie saoudite (ex. Pouillon, 2017). La tribu, en effet, se transformait, de danger plus ou moins immédiat pour la « civilisation » en une survivance d’époques révolues – cette obsolescence pouvant être déplorée, au passage, par des observateurs européens nostalgiques d’ordres aristocratiques perçus comme anciens11. Sous l’action d’armées et d’administrations modernes, de vagues successives de dépossession et de réallocation des terres, ainsi que de massification du transport automobile12, la détribalisation des parcours puis la déconstruction progressive du nomadisme pastoral ont identifié « les tribus » avec un passé folklorisé, tant dans les discours publics que dans la sagesse populaire.

  • 13 Voir notamment la synthèse de Roy, 2017 : 12-13.
  • 14 Voir le survol critique par Gellner, 1994.

10Dans l’ensemble cependant, ni les modernisations du xxe siècle ni la mondialisation actuelle n’ont entraîné de disparition univoque de la tribu, que ce soit comme structure ou comme représentation. Elles ont plutôt contribué à la redéfinir, avec une diversité accrue d’armatures théoriques. Le référent tribal a trouvé sa place localement soit en soutenant les changements induits par la mondialisation des biens, des personnes et des idées, soit en y résistant – la tribu opérant à nouveau dans la logique dialectique qui lui est propre, dans le cadre de réseaux qui l’inscrivent dans un monde complexifié (Tapper, 2009). Depuis le tournant du xxie siècle en particulier, les bouleversements en Afghanistan et en Iraq, la révolte de 2001 en Kabylie, plus de quatre décennies d’hyper-violence dans le monde pachtoune, les conflits majeurs de la zone Maghreb-Machreq dans les années 2010 ont montré que le fait tribal, instruit par des acteurs mondiaux aussi divers que l’armée américaine ou al-Qaïda, est devenu un enjeu stratégique pour de nombreux acteurs13. Ce que ces conflits suggèrent, c’est que la perception de la tribu comme survivance d’un ordre archaïque et l’hypothèse de sa disparition – une perception et une hypothèse longtemps fondées dans la recherche internationale sur des hiérarchies évolutionnistes des systèmes de production14 – ignoraient plusieurs faits, à commencer par la très grande diversité du phénomène tribal dans l’espace et dans le temps.

  • 15 À propos des formations politiques mongoles et oïrates d’Asie intérieure aux xviie et xviiie siècl (...)
  • 16 Sur la société pastorale kurde de la région de Hakkari, en Turquie orientale, dans le second et tr (...)

11Peu de dénominateurs communs, en effet, se retrouvent dans les définitions proposées de ce dernier par les sciences sociales – hormis la soumission à une loi commune, la propriété sous la forme de droits institués sur des ressources et sur une population, l’intégration d’une stratification sociale transmise par voie héréditaire ainsi qu’une hiérarchie, plus ou moins développée, d’offices politiques, sans omettre l’exercice d’une souveraineté collective sur un territoire que caractérise souvent une certaine discontinuité15, qu’il s’agisse d’un espace continental ou du terrain de la migration saisonnière d’entités plus réduites. Longtemps reconnue comme un trait essentiel du fait tribal, la segmentarité se voit régulièrement battue en brèche dans l’histoire, par une hiérarchisation que précipite parfois l’identification à un État centralisé (Godelier, 2010). De même, dans un contexte de forte hiérarchisation, l’apparentement à un ancêtre ou à groupe d’ancêtres commun ne revêtira pas la même signification selon le niveau où l’on se trouve de l’organisation tribale16.

  • 17 Sur les Zones tribales du Pakistan du Nord-Ouest, voir dans le présent volume l’étude de Sana Haro (...)

12Quant à la continuité entre la tribu et la cité ou l’État, elle semble procéder moins de celle d’un pouvoir aristocratique ou de ses avatars qu’en dépit des crises que connaît ce pouvoir (comme celles qui se sont succédé, au Moyen-Orient, depuis le lendemain de la première guerre mondiale). Plusieurs études du présent volume confirment une première observation, centrale pour notre propos : on ne constate nulle part de rapport mécanique entre renforcement de l’État et obsolescence du fait tribal, mais plutôt de grandes variations de structures selon le type de domination, directe ou indirecte, souvent régionalisée et présentant de grandes différences de statut introduites par une métropole impériale – la soumission à la loi pouvant même primer sur la parenté, fondant une part substantielle de l’ethnicité17.

  • 18 Sur l’Iran, voir les observations de Vieille, 1975, et la synthèse d’Amanollahi-Baharvand, 1989 : (...)
  • 19 Et, bien avant, l’essai de typologie de Khazanov, 1994 : 212-227.
  • 20 Voir les survols par Lapidus, 1990 et Ben Hounet, 2009 : 27 ; sur le Yémen contemporain, voir Bran (...)

13Un premier fait historique parfois négligé par la critique est l’impact social extrêmement inégal qu’ont exercé les réformes agraires et les autres formes de confiscation et de réallocation des terres qui ont caractérisé le court xxe siècle, depuis la collectivisation en URSS, à partir de 1929, jusqu’aux réformes agraires de la fin des années 1950 au début des années 1980 entre la Syrie et l’Afghanistan. Des confiscations souvent appliquées de manière inégale dans l’espace et dans le temps, qui ont ponctuellement favorisé des élites d’origine tribale18. Un second fait souvent négligé des observateurs est l’association en réalité très lâche entre fait tribal et nomadisme pastoral : ceci explique que, dans de nombreux cas, le premier ait pu survivre à la transformation profonde voire à l’obsolescence du second par suite des sédentarisations contemporaines. Le troisième est l’absence de lien systématique entre, d’une part, le phénomène tribal et, de l’autre, le succès ou l’échec des États du Moyen-Orient à se construire dans l’histoire sur un territoire distinct – l’équation rebattue État fort égal tribu faible, tribu forte égal État faible, se trouvant infirmée par quantité de faits et de situations. En effet, comme le suggèrent plusieurs contributions de ce volume19, la tribu, sinon certains de ses segments, se montre capable de développer des relations complexes et rapidement changeantes avec une diversité d’entités politiques, y compris étatiques, même en contexte autoritaire (sinon surtout en contexte autoritaire). Quatrième fait souvent omis par les observateurs : l’absence de lien indissociable entre structure tribale et présence d’une chefferie, bien que cette dernière, si affectée fût-elle par un siècle de changements socio-économiques sans précédent, reste souvent perçue comme élément constitutif de la tribalité, et sa disparition ou sa marginalisation comme une explication du surcroît contemporain de violence intra et intertribale20.

  • 21 Sur le Yémen, voir Day, 2012 : 100 sq.
  • 22 Sur l’importance de cette charnière chronologique en termes de sociologie politique de ce que l’on (...)
  • 23 Sur l’Afghanistan, voir par exemple Malkasian, 2013 et Martin, 2017.

14Cinquième et ultime fait omis par la critique mais peut-être aussi décisif que tous les autres réunis pour la période actuelle : le large recours à la tribu, réelle ou inventée, par une succession d’acteurs globaux contemporains, depuis la charnière historique que constituent les premiers contacts américains avec les militants de ce qui allait devenir le jihad afghan, dès 1975, contre le gouvernement Daoud, jugé excessivement prosoviétique. Dès les années 1950 en fait, Washington et Riyad s’entendent pour encourager les mouvements religieux dans tout le Moyen-Orient, dans le but d’y contrer l’influence de l’URSS21. C’est à partir de ce tournant chronologique majeur, dont nous ne mesurons vraiment les effets que depuis deux décennies, que les fronts durables que vont ouvrir les divers protagonistes du jihad afghan – s’ils s’organisent sur une base tribale, celle d’un « acteur local avec des préoccupations locales » – vont aussi devenir autant de facilitateurs pour une variété de protagonistes engagés sur des terrains plus larges, dans l’emboîtement d’échelles typique de l’histoire connectée du demi-siècle écoulé22. À partir du milieu des années 1970, la littérature internationale est dominée par des travaux sur les re-politisations du fait tribal dans un contexte d’ajustement/affrontement entre tribus et groupes jihadistes, deux acteurs pareillement tiraillés entre aspiration à s’unifier et propension au factionnalisme23.

  • 24 Voir notamment les synthèses par Godelier, 2010 ; Gingrich, 2015 ; Bonte et Ben Hounet, 2009 : 14- (...)
  • 25 Sur l’importance des waqf pour la perpétuation des chefferies dans les hautes terres du Yémen du N (...)

15Jusqu’alors, la recherche internationale et le discours public sur la tribu en tant que forme d’organisation sociale étaient demeurés en grande partie conditionnés par l’histoire européenne de la construction de l’État et par sa projection sur les sociétés du Moyen-Orient, associée à la perception de la tribu comme persistance de structures archaïques. L’anthropologie anglo-américaine elle-même, longtemps centrée sur la notion de kin-based society, occultait deux dimensions fondamentales du fait tribal en action : la capacité d’adaptation de la tribu à une grande variété de circonstances historiques, d’une part ; l’existence de rapports sociaux peu visibles au cœur du fonctionnement de la tribu, d’autre part : ceux qui organisent et légitiment la souveraineté et que l’on regroupe habituellement sous deux catégories, le politique et le religieux, ici mêlés24. D’autant plus intimement mêlés, d’ailleurs, qu’en islam un instrument de perpétuation de la gouvernance tribale est constitué des fondations pieuses (awqaf, sing. waqf), vecteur d’indivision de la propriété foncière pour les lignées de chefs25.

  • 26 Ibid. : 58-59 ; voir aussi Caton, 2005 : 54-55, 115-116, 262 (sur les sadat comme potentiels boucs (...)
  • 27 Sur le Hadramaout depuis le début du xxie siècle, voir Petouris, 2017 : 54-55 et Lackner, 2017 : 7 (...)
  • 28 Termes du voyageur et peintre Eugène Fromentin à propos de l’interaction entre univers sédentaire (...)

16Un groupe de statut particulier, dans la société yéménite comme ailleurs dans les mondes de l’islam, a joué un rôle à la fois dans la préservation d’un ordre social et dans sa contestation : celui des sadat (sing. sayyid) – descendants putatifs du prophète Muhammad et groupe dont le lien avec le fait tribal est pour l’essentiel ambigu26. Délégitimés, un temps, en tant que classe sociale par les enrichissements spectaculaires et l’importante différentiation que l’on observe en leur faveur depuis le boom pétrolier et gazier du second tiers du xxe siècle, les jeunes générations de ce groupe, mieux formées que leurs pères, plus au fait également des réalités internationales, plus riches aussi, sont venues remettre en question les positions et les privilèges de la génération précédente27. Cette figure du « conservateur protestataire » (Bozarslan, 2011), incarnée notamment par les sadat du Hadramaout (région orientale du Yémen, désertique mais ouverte sur le golfe d’Aden), est devenue un invariant de la sociologie politique actuelle des islams de frontière et des anciennes marches tribales d’empires. Par ailleurs, et quelle que soit la vitalité du principe segmentaire aujourd’hui battu en brèche par nombre de spécialistes du fait tribal, l’autorité d’un chef – shaykh dans le monde arabe, aqa dans la société kurde, sardar dans l’univers baloutche, khan ou qan des mondes turcs et mongols… – dépend souvent de son talent politique et de la disposition de soutiens extérieurs, notamment via une politique durable d’alliance avec des lignages de sadat, par exemple dans une ou plusieurs villes ou États, les deux mondes restant liés par « une association conçue dans l’intérêt commun28 ».

  • 29 Pouillon, 2017 : 157-158 ; sur la fonctionnalité de la hijra pour la tribu au Yémen du Nord, voir (...)
  • 30 Voir par exemple Eickelman, 2013 : 40-41 ; Pouillon, 2017 : 151-152 ; sur la société baloutche de (...)
  • 31 Side faction : Doughty, 1888 : 479-480. « Il était impossible de mélanger ou de réunir les tribus (...)

17Le charisme de ce leadership tribal repose aussi sur l’accomplissement de fonctions religieuses, à commencer par les rituels – incluant la migration elle-même – par lesquels les membres d’une tribu s’obligent à agir ensemble sur une base régulière. Un ressort de ce charisme reste la protection offerte par des dynasties sacrées de gnostiques (les « saints effectifs » chers à Ernest Gellner), d’ascendance prophétique, voire plus récemment de clercs. Cette protection se traduit par la disposition d’enclaves territoriales pourvues d’un caractère sacré : points de sédentarisation agricole, centres d’enseignement et bases de départ pour les expéditions guerrières, souvent équipés de tombeaux de saints appelés hijra dans la péninsule Arabique, par référence à l’Hégire du prophète Muhammad, liés à la lignée d’un chef et garants sacrés de ses arbitrages29. D’ailleurs, l’identification entre pouvoir ou influence tribale et culte des saints explique que la dénonciation de ces derniers par tout un éventail de mouvements réformistes se soit souvent accompagnée, depuis le xviiie siècle dans la péninsule Arabique et dans le monde indien (co-inventeurs, à cette époque, du salafisme combattant), de condamnations des chefferies30. Dans la péninsule Arabique au xixe siècle, les segments tribaux – ar. jama‘at, sing. jama‘a, réunion de plusieurs foyers se réclament d’un ancêtre commun – sont maintenus dans une situation d’égalité et de concurrence que viendra rompre en plusieurs temps la diffusion du wahhabisme et de son bras armé saoudien, favorisant dans les cités-oasis la prééminence de telle ou telle « faction secondaire » via des liens de « protection » ou de « clientèle »31 : himaya, terme clé de la pensée politique musulmane. Tribalité, fait religieux et critique de l’État paraissent ici intimement mêlés : peut-être le sont-ils, en fait, depuis une période ancienne.

Tribu/État : une « existence vivante au milieu des hasards »

  • 32 Voir le survol par Bozarslan, 2011 : 37-40.

18Depuis l’apparition de la tribu dans le Croissant fertile au xe millénaire avant notre ère, selon des récits centrés sur le monde méditerranéen, deux types d’interaction avec la cité/l’État ont conditionné le développement du fait tribal : la création d’entités politiques promues et/ou revigorées par les tribus (sur un modèle notamment almohade des xiie-xiiie siècles, analysé au tournant du xve siècle par Ibn Khaldun) et la formation d’États tendant à instrumenter ou à détruire ces dernières (comme le Yémen de ‘Ali ‘Abd-Allah Saleh en a offert un exemple récent : Day, 2012 : 174 sq.). Ce que l’histoire suggère cependant, ici encore, est la complexité des types d’interaction entre État et tribu, et la vitalité continue de cette dernière comme mode d’organisation sociale, bien après le zénith qu’a connu le pouvoir tribal, dans tout le Moyen-Orient, au cours et au lendemain de la première guerre mondiale. D’ailleurs, un certain nombre de sociétés tribales de la région ne continuent-elles pas aujourd’hui d’exercer une souveraineté plus ou moins étendue sur les ressources de leur territoire grâce, soit à des périodes d’affaiblissement de l’État, soit à la conquête de ce dernier, soit à la négociation avec lui de modus vivendi32 ?

  • 33 Sur Ibn Khaldun, voir les commentaires généraux de Seurat, 2012 et Lapidus, 1990. T. E. Lawrence n (...)

19Dans le même temps, si les États du Moyen-Orient ont eu du mal à concurrencer la tribu, les cas de l’Afghanistan dans les années 1980 puis de l’Iraq dans les années 2000 suggèrent que l’intervention croissante d’acteurs globaux comme les États-Unis puis telle ou telle internationale jihadiste dans l’organisation de la vie des tribus a modifié la nature du fait tribal. En outre, si l’on peut trouver une tribu ou un groupe de tribus derrière la formation de nombreux États dans les mondes de l’islam, quantité d’autres tribus continuent d’exister grâce au soutien apporté par un État. Malgré le postulat classique d’Ibn Khaldun selon lequel la ‘asabiyya est un « esprit de corps » essentiellement expansionniste ou de résistance, servi par une idéologie (da‘wa) permettant de mobiliser au-delà de la tribu pour la conquête d’une entité politique (mulk) centrée sur la cité, bien des études récentes ont mis en évidence de multiples cas de coexistence millénaire du phénomène tribal avec la ville et avec l’État via notamment, pour la période actuelle, l’institution moderne par excellente qu’est le parti politique33.

  • 34 Sur l’importance de la sociabilité urbaine du Ramadan au Yémen : Day, 2012 : 191-192. On retrouve (...)

20Car une autre caractéristique du fait tribal dans le Moyen-Orient contemporain est une ruralité combinée à la prééminence de la ville et à la continuité de la tribu avec l’urbanité. Depuis le Hedjaz du viisiècle, le pouvoir en islam a toujours été urbain et un certain nombre de conflits tribaux documentés par l’histoire ont eu lieu lors de la conquête urbaine (par exemple Lapidus, 1990 : 34-38). Certes, jusqu’au lendemain des colonisations modernes, lorsqu’un saint héritier ou fondateur d’un lignage sacré se mettait en marche, la mobilisation autour de lui pouvait s’opérer rapidement (Gellner, 2003 : 282-283). Ce que l’on a observé cependant, au cours des quatre dernières décennies – c’est-à-dire depuis le renversement de l’équilibre démographique villes/campagnes au milieu des années 1980 dans l’ensemble de la région –, est que la dissidence tribale (la siba d’Ibn Khaldun) se produit plus souvent à la ville qu’au village ou au désert. C’est pourquoi les institutions urbaines, notamment confessionnelles – a fortiori depuis l’abandon d’idéaux socialistes bien avant la mort de Nasser –, se trouvent plus que jamais au cœur des processus de mobilisation et des changements idéologiques de ces décennies mouvementées34.

  • 35 Dans le but de maintenir des abcès de fixation comme ceux entretenus naguère par le président yémé (...)
  • 36 Voir l’analyse de Day, 2012 : 60 sq. et 267-270.
  • 37 Sur la région frontalière du Garmser, dans la vallée du Helmand, terre d’affrontement entre les Ta (...)

21Un trait également peu souligné par les observateurs et les historiens est l’impact qu’ont eu, depuis la seconde guerre mondiale, les ingénieries démographiques au service des États-nations nés sur les ruines des principaux empires du long xixe siècle. Dans nombre de situations marquées par une conflictualité particulière, les migrations et les déplacements de population des soixante-dix dernières années ont créé des concurrences nouvelles, dans des régions périphériques, anciennes marches tribales aux ressources souvent comptées. Ces concurrences s’aggravaient avec l’afflux de combattants nouveaux, les intérêts contradictoires des puissances régionales et la conduite d’échec de certaines administrations35. C’est ce que l’on constate au Yémen où, comme ailleurs lors des Printemps arabes, on a vu se soulever des périphéries rurales tribalisées contre la confiscation d’une diversité de rentes par un État devenu prédateur36. On observe la même chose dans maintes régions frontières de l’Afghanistan, ancien glacis historique entre empires safavide et moghol puis russe et britannique, en proie à un affrontement endémique entre les Taliban et l’administration installée à Kaboul entre 2001 et 2021 par la coalition emmenée par Washington37.

  • 38 Voir Picaudou, 2018 : 100-103, 110-111 ; à propos des ingérences du début du xxie siècle et de leu (...)
  • 39 Sur le divide and rule de ‘Ali ‘Abd-Allah Saleh dans l’ancien Sud-Yémen, au profit de tribus mineu (...)
  • 40 On ne peut qu’être tenté ici par une mise en perspective de la rivalité des confédérations Hashid (...)

22On comprend dans ces conditions qu’une caractéristique de la tribu moderne soit la nécessité du conflit. Nécessité imposée d’en haut puisque l’État moderne, impérial ou national, a pour vocation de qualifier et de disqualifier, de quantifier et de segmenter. Une classification, une fragmentation et une hiérarchisation opérées dans l’Empire ottoman ou, symétriquement, dans celui des Qadjar, selon l’appartenance confessionnelle à l’islam soit sunnite hanéfite d’un côté, soit chiite duodécimain de l’autre, et que n’ont fait que renforcer les ingérences européennes du tournant des xixe et xxe siècles38. En même temps, l’accentuation des divisions par les dominances coloniales, les confiscations et les réallocations de terres depuis le second tiers du xxe siècle, le discrédit des lignages tribaux influents qui en a résulté et les demandes croissantes de la base ont poussé les tribus à fonctionner dans un système de conflit. Des conflits qui viennent renforcer les unités tribales lorsqu’ils ne les engendrent pas, comme dans le cas d’un certain nombre de milices tribales dans le monde ottoman au xixe siècle puis en Turquie moderne, en Iraq ou encore dans l’actuel Pakistan39. La diffusion de systèmes électoraux modernes ou, du moins, de la politique des partis a favorisé en parallèle l'émergence de réseaux de clientèle et de patronage, qui ont redonné à certains chefs des rôles d’intermédiaires entre leur tribu et la société globale. La concurrence entre partis rivaux s’imbrique ici dans les rivalités inter et intra-tribales, tout en amenant les notabilités tribales à entrer dans des logiques de coalition qui favorisent, dans certains cas, un processus d’ethnicisation ou, du moins, d’identification à des groupes plus larges que celui de la tribu, instrumentant l’islam comme vecteur de mobilisation40.

  • 41 Sur la spécificité des hautes terres confiées à des milices tribales en Inde du Nord-Ouest sous ad (...)
  • 42 En Afrique du Nord-Ouest sous domination française, le discrédit des structures de l’autorité trib (...)

23Les phénomènes de « détribalisation » et de « re-tribalisation », couramment constatés dans l’histoire moderne, ont modifié le périmètre de la tribu, ses fonctions mêmes. Si une tribu ou un ensemble de tribus particulier peut « disparaître » à un moment de l’histoire pour se reformer à un autre, on ne manque pas d’observer des changements sociaux et idéologiques entre ces différents moments. Dans les cas où la tribu pouvait survivre, la domination coloniale, suivie de centralisation étatique et de nombreux conflits au xxe siècle, a exercé de lieu en lieu des effets divergents sur la répartition de l’autorité au sein des unités tribales, selon le mode d’administration, directe ou indirecte41. Dans nombre de cas, la réorganisation volontariste des tribus par les puissances coloniales et les États-nations qui leur ont succédé, par la désignation de nouveaux chefs et leur transformation en agents des nouvelles bureaucraties d’État, a redistribué l’autorité, parfois au profit d’un leader de type confessionnel42.

  • 43 Sur le concept d’ « autorité intermittente » pour le Yémen, voir Brandt, 2017a : 101 ; à propos de (...)
  • 44 Sur les effets de la politique britannique au Moyen-Orient dans l’entre-deux-guerres, voir Fletche (...)
  • 45 Sur la région de Raqqa en Syrie, voir Ababsa, 2009 ; sur l’Iran en général, voir Garthwaite, 1993 (...)

24Dans d’autres cas, surtout lorsqu’elles étaient associées à des fonctions rétribuées – comme celle de gardien du pipeline britannique chez les Bakhtyaris du Zagros, ou de la ligne télégraphique entre l’Inde et l’Europe pour les Baloutches du Makran, au début du xxe siècle –, la domination coloniale puis la centralisation étatique purent favoriser le maintien voire le renforcement des tribus, en particulier de leur surface économique, dans le cadre d’un système d’indirect rule (ou intermitent authority) longtemps caractéristique des empires britannique et russe43. Tout en renforçant le contrôle des chefs sur la population tribale, ces délégations coloniales accentuaient les aspects hiérarchiques et centripètes de ces dernières au détriment de dimensions segmentaires et égalitaires longtemps considérées comme consubstantielles du phénomène tribal44. En Iraq comme en Turquie, en Syrie, en Iran, au Pakistan et même en Asie centrale soviétique, les alternances de détribalisation et de re-tribalisation ainsi que, d’une manière générale, la mutation constante du fait tribal et de la tribu elle-même, produisaient éclipses et réémergences dans des périodes parfois courtes : les occupations militaires de la seconde guerre mondiale au Moyen-Orient, en particulier, affectèrent en profondeur les dimensions et le contenu du leadership et de la solidarité tribale45.

Idéologie tribale et conflictualité moderne

  • 46 Sur la notion de leadership « dispositionnel », voir Khazanov, 1994 : 167-168.
  • 47 Benraad, 2009 ; Bonte, 2009. Sur la mobilisation, en Iran, des milices et du vote « tribaux » par (...)
  • 48 Voir les réflexions de Tapper, 1990 ; Dresch et Haykel, 1995 : 424-426 ; Eickelman, 2013 : 31-36 ; (...)

25Objets de nombreux stéréotypes ethniques, sociaux et religieux, les populations tribales semblent souvent enclines à développer des religiosités « modérées » et, donc, moins promptes que d’autres à rejoindre des mouvements radicaux. Le soufisme en particulier, en dépit de son extrême diversité dans l’espace et le temps, et de sa relation paradoxale et dynamique au politique, a parfois présenté aux imaginaires impériaux de la période moderne l’image rassurante d’un islam « pacifique ». Lorsqu’il était gagné par la ferveur mahdiste à la fin du xixe siècle, par l’incantation de la sharia à la fin du xxe en Iraq ou au Yémen, ou par l’invocation du califat dans le Croissant fertile des années 2010, l’islam tribal, encadré par des notables locaux, paraissait motivé moins par une idéologie quelconque que par des coalitions d’intérêts. Individus et groupes dominants prenaient d’ailleurs soin de formuler l’idéologie tribale en ménageant la possibilité d’alliances au sein et en dehors du groupe. Cette versatilité, souvent perçue comme trait transhistorique du leadership tribal, résulte des oscillations de rapports de force essentiellement aléatoires avec telle ou telle métropole, et des pressions exercées sur le fait tribal par cette dernière46. Elle se donne à voir dans un « vote tribal » qui, perpétuant ou réinventant l’affrontement entre factions, peut freiner l’apparition de pouvoirs supra-tribaux : la dynamique des alliances relève d’acteurs extérieurs au monde tribal47. Comme suggéré plus haut, les leaders de ces mouvements résistent en général aux formulations écrites des relations intergroupes, préservant leur capacité à réagir à de nouvelles situations (ce qui n’est pas sans compliquer, au passage, l’analyse de l’observateur48).

  • 49 Fromentin [1857], p. 55.
  • 50 Elle est illustrée au Yémen par le Jabal Razih, à la faible hiérarchisation sociale malgré la domi (...)

26Contrairement à ce que suggèrent les théories de la modernisation appropriées depuis le milieu du xxe siècle par maints États du Moyen-Orient, la tribu et le religieux réunis ont donc continué à jouer un rôle clé dans les sociétés contemporaines, en connaissant des mutations profondes. C’est ainsi que la massification des transports et les phénomènes migratoires du demi-siècle écoulé ont contribué au remplacement des autorités tribales, des institutions et des codes de valeurs d’autrefois par des échelles de valeurs marquées d’un sceau confessionnel, tout en donnant une seconde vie à des codes d’honneur issus de la tribalité. On a pu parler à ce propos de tribalisme sans tribu, ou d’une vie de la tribu après la tribu. La massification des échanges et des migrations, mettant en relation des populations issues de terroirs parfois voisins mais différents, a transformé des héritages en identités. La pérennité de ce qu’Eugène Fromentin appelait les « contradictions du climat49 » et de systèmes de valeurs hérités par exemple de sociétés des hautes terres (ar. jabal), dans des combats menés de nos jours au nom de l’islam, peut sembler constituer un invariant de l’anthropologie politique du Moyen-Orient50.

  • 51 Maintenue comme au Yémen par un discours religieux renforcé ici par la domination du groupe de sta (...)
  • 52 Des chefs tribaux du Hedjaz sous domination ottomane portent le titre de « gardien (muhafiz) du pè (...)

27Pendant ce temps, les populations tribales pachtounes et baloutches affluaient en masse depuis leurs hautes terres vers les quartiers portuaires de Karachi puis les cités côtières du golfe Persique. Comme les réformes agraires dans les années 1950-1960, les mouvements d’émigration massive des trente dernières années du xxe siècle et la croissance explosive, depuis les années 1980, des volumes de contrebande et de transferts de fonds à l’échelle continentale, à la faveur du jihad afghan de 1979-1989 et de ses nombreux sillages, ont permis à des groupes subalternes de la société rurale (aux lignées mineures du monde tribal, notamment, les side factions chères à Charles Doughty) de s’enrichir parfois et de contester les pouvoirs installés. On notera que les « aînés » traditionnels de la société tribale, souvent seuls « initiés » de la tribu, jouissaient d’une légitimité confessionnelle51… lorsqu’ils n’exerçaient pas eux-mêmes de fonction sacerdotale, dans le cadre d’une coopération étroite entre clans des chefs et clans des « prêtres »52.

  • 53 Thesiger, 1991 : 260-261. L’anthropologue Marieke Brandt insiste sur le rôle de tribus marginales (...)
  • 54 Par exemple, sur le rôle d’autorité de substitution joué par certains membres de la lignée al-Huth (...)

28C’est donc naturellement si l’on peut dire, et non à titre d’exception, au nom d’une légitimité religieuse que les groupes subalternes s’élèveront contre l’autorité héritée de bien des shaykhs. D’autant que, parmi ces derniers, les lignées sacrées sont les premières à s’être enrichies à partir du boom pétrolier du milieu du xxe siècle. Nostalgique d’un ordre tribal intouché de modernité, qui lui rappelait et à bien d’autres voyageurs de son époque les aristocraties européennes de l’âge préindustriel, Wilfred Thesiger déplorait dès 1959 cette différenciation sociale marquée, jusque dans le Hadramaout. Lorsqu’il découvrit la région, « le progrès lui avait déjà imprimé sa marque destructrice, déjà, les plus riches et les plus prétentieux des “sayyids” […] s’étaient fait construire des demeures, aussi hideuses qu’absurdes, et dotées, à grands frais, de “tout le confort moderne”53 ». Dans certaines régions du Yémen ou du monde baloutche, l’éloignement des chefs tribaux de leurs populations, par suite de leur installation près des lieux du pouvoir et d’enrichissements personnels permis par tout un éventail de rentes modernes, favorisa leur contestation par des autorités dotées d’une légitimité spirituelle, dénonciateurs d’une corruption des mœurs incarnée par les chefferies in absentia54.

  • 55 Sur la promotion puis la marginalisation par la puissance coloniale russe des échelons supérieurs (...)
  • 56 Au sein de l’École de Deoband, certains religieux adoptaient en Afghanistan et au Pakistan le disc (...)

29La fragilisation de la chefferie du fait de l’interventionnisme d’acteurs globaux et de puissances régionales, en nombre et en situation de concurrence sans cesse accrus, a offert à ces nouveaux protagonistes espaces et opportunités. Intrinsèquement, le fait n’est pas nouveau : il nous rappelle l’action d’empires du long xixe siècle en faveur puis en défaveur d’élites extraites des couches inférieures du monde tribal, dans un indirect rule de type interventionniste55. Dans un contexte de confessionnalisation croissante du politique depuis le tournant du xxie siècle, et de montée en puissance des réseaux et médias religieux, les leaderships « mineurs » ou « alternatifs » typiques des dernières décennies ont promu une da‘wa (idéologie) somme toute classique, permettant par le recours au religieux de dépasser la dimension tribale, en adoptant des stratégies contextualisées56.

  • 57 Voir les études paradigmatiques de Barth sur les nomades Baseri d’Iran méridional (1964 : 136 sq.) (...)
  • 58 Le long de l’ancien limes afghan du Raj britannique, qui accueille depuis la fin du xixe siècle de (...)

30Traditionnellement, le clerc de l’islam (fqir de l’Atlas berbérophone, hatip turc, mulla ou akhund des mondes iranien et centrasiatique…), rare professionnel dans une société organisée en termes de parenté et sans bureaucratie, n’occupe qu’un rang subalterne dans le monde tribal. Au sein de ce monde, son rôle de médiateur demeure longtemps moins décisif que celui des lignages de saints, du fait de la localisation de ces derniers à des frontières intertribales, du fait aussi des forces de dissuasion dont ils disposent et de leur rôle de redistribution, à diverses échelles, de charités de provenances elles-mêmes variées57. Désormais, cependant, on voit le clerc participer aux organes consultatifs dans lesquels il est chargé de garantir les droits concédés aux membres de la tribu, sinon à la tribu dans son entier face à l’État. Dans ses attributions d’imam, de jurisconsulte et d’enseignant de madrasa, il a accès à des moyens multipliés par les financements publics, par les transferts de fonds des diasporas (eux aussi en croissance exponentielle au tournant des xxe et xxie siècles), ainsi que par le revenu de divers trafics, qui lui permettent bientôt d’organiser des clientèles politiques d’envergures diverses, du local à l’international58.

  • 59 Sur le Yémen, voir Caton, 2005 : 205-206 ; sur la société pachtoune, Dorronsoro, 2013 : 110-112 ; (...)

31Entretemps, les normes éthiques de la tribalité cédaient le pas à des codes ethno-religieux pétris de cette dernière. Ces codes, en effet, reposent sur des interprétations locales de la loi islamique écrite. Celles-ci, à l’interface des mondes iranien et indien par exemple, sur le limes de l’ancien Raj britannique, accordent une grande importance au riwaj (ensemble de coutumes locales baloutches et pachtounes). Dans des sociétés tribales où l’autorité est traditionnellement moins conférée qu’acquise, être Taliban en Afghanistan, Ansar-Allah au Yémen, sur fond d’effondrements sociaux du dernier demi-siècle, a tendu à devenir une activité respectable. Dans des régions où la garde de la frontière est traditionnellement au centre de l’ethos tribal, cette activité n’offre-t-elle pas un statut en même temps qu’un accès à la ressource financière et aux armements modernes59 ? Enracinée dans des conflits de classes marqués par la marginalisation des chefs propriétaires terriens souvent établis à la ville, la militance islamiste vise, elle, à transformer les rôles et les fonctions des institutions traditionnelles par la promotion de valeurs telles que la compétence, le mérite, la transparence, l’intégration – sans oublier une réinvention générale de la tribu comme société et comme communauté morale (Eickelman, 2013 : 40-43).

Les évolutions parallèles des autorités tribale et religieuse

  • 60 Au Yémen, al-Qaïda dans la péninsule Arabique se signale après 2014 par une meilleure prise en com (...)
  • 61 Sur le jihad de 1936 contre la communauté dhikrie au Baloutchistan d’Iran, voir Dudoignon, 2017 : (...)

32Face aux alternances, parfois rapides, d’éclipse et de réveil du fait tribal, les principaux acteurs politiques confessionnels de la région – depuis les réseaux de madrasa sunnites de l’École de Deoband, en Asie du Sud et du Sud-Ouest à partir des années 1860, jusqu’aux plus récentes franchises d’al-Qaïda au Yémen ou au Mali dans les années 2010 – ont développé de leur côté une lecture propre du phénomène tribal60. En Asie du Sud et du Sud-Ouest depuis la fin du xixe siècle, la puissance du courant revivaliste incarné par l’École de Deoband a contribué à réduire l’influence des Voies soufies. En parallèle, cette puissance renforçait celle de la Loi islamique (la « sharia », jadis prisée par le colonisateur britannique pour son caractère pratique de code écrit) contre le droit coutumier. À partir de l’entre-deux-guerres, la tendance est celle d’une « purification » des sociétés baloutche et pachtoune de leurs éléments jugés non islamiques61. La solidarité des clercs, renforcée par nombre de sociabilités ritualisées, a beaucoup contribué à accroître le poids de ces derniers, lorsque dans la dernière décennie de la guerre froide les États-nations les plus divers, de la Turquie au Pakistan, faisaient d’eux des relais d’autorité dans leurs périphéries. À partir du tournant des années 2010, les plus variés de ces réseaux et organisations ont produit une réflexion critique sur les erreurs tactiques qu’ils avaient commises en s’engageant dans des querelles intertribales.

  • 62 Sur les saints « effectifs » comme étrangers réels ou inventés (originaires de lignages sacrés loc (...)
  • 63 Sur l’importance du clan « émigré » (celui du chamane, opposé au clan autochtone du chef) dans les (...)

33Dans plusieurs cas, au moins jusqu’au début des années 2010, la stratégie de ces acteurs globaux d’un type particulier a semblé guidée par une forte volonté de se placer dans un cadre supra-local, surtout lorsque leurs nouveaux alliés venaient de tribus distinctes et connues. Cette stratégie a consisté en la cooptation de chefs religieux à un statut supra-social d’arbitres dotés d’une légitimité d’outsider : une appartenance par ascendance à des groupes de statut sacré d’origine étrangère62 ; mais aussi une compétence professionnelle d’officiant et de récitant ou de commentateur de textes. Ou encore, dans le cas des salafistes actuels, une position de muhajir (ceux qui ont fait la hijra ou auto-exil, sur le modèle du prophète Muhammad quittant La Mecque pour Yathrib/Médine, en 622 de l’ère commune selon la tradition63). À partir de 2011 en même temps, on a observé des changements substantiels dans l’ensemble d’un Moyen-Orient marqué, depuis les années 1970, par l’effondrement de l’État, une nouvelle étape de la crise générale du leadership tribal et l’émergence de mouvements de lutte contre la marginalisation des anciennes marches d’empires, au Mali, au Nigeria, en Libye, au Yémen, en Iraq ou en Afghanistan, dans un contexte de croissance des réseaux et des organisations jihadistes mondialisés.

  • 64 Voir par exemple les observations respectives de Brandt, 2017b : 121-125 (au Yémen), Collombier, 2 (...)
  • 65 Brandt, 2017a : 200-202, 231-232, 288, 337 sq. ; voir aussi les observations de Caton, 2005 : 44-4 (...)

34Les Taliban en Afghanistan, al-Qaïda dans la péninsule Arabique pour le Yémen, l’État islamique en Libye par exemple, se sont adaptés aux spécificités contextuelles, se rendant compte qu’ils devaient intégrer à leurs calculs les contextes locaux. Les tribus, de leur côté, n’agissaient pas collectivement : certaines factions, familles voire individus distincts d’une même tribu se sont alliés à des organisations jihadistes pour se rebeller contre leurs propres dirigeants, qui depuis des décennies les gouvernaient souvent depuis la capitale voire depuis l’étranger64. La division des familles est un phénomène observable dans l’ensemble du Moyen-Orient. Elle contribue à la très grande hétérogénéité des forces en présence (que Marieke Brandt qualifie pour le Yémen de « groupes incohérents ») et à l’aspect de « guerre hybride » (harb mukhtalata, selon l’expression yéménite) de moins en moins lisible, tribale et sectaire à la fois (sectaire du fait d’interventions extérieures, saoudienne et émirienne en particulier) de bien des conflits de l’après Printemps arabes65. Il est vrai que, si les tribus n’ont rien de spécifique en soi qui les rendrait vulnérables à l’influence du jihadisme, on l’a dit, la religion et la sainteté y ont toujours joui dans les mondes de l’islam d’un attrait particulier pour les plus pieux et les moins dotés, permettant longtemps l’intégration d’acteurs et de populations de statuts et d’origines les plus hétéroclites (ex. Caratini, 1989, tome I : 56-57).

  • 66 Gellner, 2003 : 282-285 ; sur la société baloutche, voir Spooner, 1967 : 326-328 ; Salzman, 1975 ; (...)
  • 67 Voir l’esquisse de typologie dans Khazanov, 1994 : 185-187.
  • 68 Ben Hounet, 2009 : 281-301 ; sur le Yémen, voir Dresch, 1990 : 271-272 ; sur le Qazaqstan, en Asie (...)

35Pourquoi les tribus paraissent-elles souvent incapables de tirer profit, en leur qualité, de circonstances aussi favorables ? Une première réponse à cette question pourrait résider dans la répartition du pouvoir dans les sociétés de frontière du Moyen-Orient. Outre les chefs, l’autorité religieuse incarnée par le maître soufi et l’hôtellerie de derviches (arabe zawiyya ou takiyya, persan dargah ou khanaqah…) était et demeure souvent la garante de l’unité de la tribu, ainsi que la conservatrice par excellence des traditions et des valeurs tribales66. La puissance des chefs modernes, elle, reposait la plupart du temps sur une délégation d’un pouvoir central ; elle prospérait aux marges de la société tribale, en lien étroit avec le monde sédentaire et sous la pression de facteurs issus de ce monde67. L’autorité religieuse est acceptée dès lors qu’elle est extérieure aux questions tribales et transcende les conflits sociaux. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle sort renforcée du phénomène de diaspora qui a affecté en profondeur nombre d’anciennes sociétés de frontière : yéménite certes (hadramie, en particulier : Manger, 2017 : 210-211) mais aussi kurde, baloutche ou pachtoune, devenues depuis les décisives années 1970 parties prenantes d’une vaste diaspora religieuse « musulmane ». Le charisme personnel d’un saint grandira non avec l’abandon mais avec l’oubli graduel de ce que furent ses fonctions politiques, les rituels célébrant sa mémoire prenant le relais comme instrument pour la solution des conflits. Dans un grand nombre de récits mythiques, modernes et médiévaux, sur les origines d’une tribu, le chef apparaît comme le personnage négatif de l’histoire, confirmant in fine le refus historique par les tribus d’un renforcement du pouvoir séculier dans leurs rangs68.

  • 69 Hamès, 2004 : 24-29. Une figure archétypale de l'éclectique et du rustique, à la fois chef prophét (...)

36Une deuxième réponse possible est que, dans l’ensemble du Moyen-Orient, le lieu du pouvoir reste en fin de compte la ville. Si la conquête de cette dernière se fait par la violence, comme l’affirment un grand nombre de commentateurs d’Ibn Khaldun, la violence doit disparaître par la suite et faire place à un « processus de civilisation », tandis que l’expression politique des liens tribaux doit disparaître de son enceinte. Les marges de la ville, en effet, ne se pacifient pas nécessairement, s’appuyant pour alimenter la violence sur les ressources combinées de leurs structures de solidarité, ‘asabiyyat, et de leur idéologie, da‘wa (Bozarslan, 2011 : 34-36). Plus les groupes tribaux et non tribaux se heurtent dans ces marges, plus une dose d’éclectisme et de simplicité apparaît comme une condition préalable à la mise en place de leur ciment idéologique, sous la direction de leaders à forte légitimité confessionnelle qui peuvent prêcher aux tribus « au-delà d’elles-mêmes », sur le modèle du prophète Muhammad – qui se méfiait d’elles. En induisant une conversion du monde tribal au droit patrilinéaire, dans un premier temps, puis en imposant le modèle du personnage charismatique dans un second, l’islam reproduisait « le modèle médinois jusqu’au vertige69 ».

  • 70 Haroon, 2009 ; sur l’émergence des religio-tribal parties au Yémen, Caton, 2005 : 293-294. Un cas (...)
  • 71 Note 45.

37Emmenés par des figures prophétiques, ces mouvements ont profondément modifié, dans le sens d’une hiérarchisation, des structures tribales dont ils étaient alors les seuls capables de transcender les frontières – l’universalisme confrérique prêtant souvent main-forte, comme da‘wa en action, aux intérêts plus particuliers de la logique tribale. Sur le plan économique, la présence du saint et de sa lignée a longtemps favorisé l’accroissement des biens au sein de son groupe tribal. Après le tournant de 1979 (déclenchement du jihad afghan) et des décennies suivantes, les partis politiques articulés sur une Voie soufie ou/et un réseau de madrasa (on parlera parfois de partis « religio-tribaux ») ont pris le relai, à un moment où les madrasa se multipliaient non plus seulement en zone urbaine mais jusque dans les villages les plus reculés70. Fredrik Barth insistait sur l’interaction entre la tribu et le monde environnant : l’emprunt d’éléments de vocabulaire et de concepts est au cœur même de la construction identitaire de la tribu (Barth, 1964 : 93 sq.). Ce que l’on peut observer aujourd’hui dans les mondes de l’islam, ce sont des constructions de ce type. Du fait même de son extrême fragmentation sociale, la ville de la fin du xxe siècle (voir Raqqa, évoquée plus haut71) se montre souvent incapable de défendre ses sujets et semble avoir perdu sa capacité de résistance.

38Les tribus, cependant, et d’une manière plus générale les marges géographiques et sociales qui réapparaissent de temps en temps sur le devant de la scène de l’histoire, restent fragmentées et c’est pourquoi l’idéologie y est souvent amenée à reprendre le dessus sur les solidarités en expansion. Nous voyons ici que si la relecture d’Ibn Khaldun reste une activité pertinente, c’est entre autres parce que cet auteur, si souvent commenté depuis le début du siècle, nous suggère pourquoi les tribus gagnent alors que, dans certaines circonstances historiques, elles sont condamnées à perdre ou, du moins, à disparaître – surtout lorsque le discours qu’elles tiennent sur elles-mêmes et leur passé reste hors de portée des observateurs, ou se trouve occulté par les termes de référence confessionnels aujourd’hui dominants. En grande partie, ces phénomènes restent étroitement liés aux mondes de l’islam. En même temps, sur la longue durée et mis en perspective avec ce qui s’est passé par exemple au début de l’ère chrétienne avec la montée des « barbares » à la fin de l’Empire romain (ex. Martinez-Gros, 2014 : 103 sq.), on peut conclure qu’ils ne sont pas propres à ces univers et gagneraient, au contraire, à être absorbés dans une perspective comparative très élargie.

Conclusion

  • 72 Lawrence, 1992 : 228-229 (article intitulé « The changing East », initialement paru dans The round (...)

39Le piège, dans le type de survol auquel nous venons de nous livrer, est bien entendu de perdre de vue l’extrême diversité du fait tribal lui-même, son caractère essentiellement dialectique ainsi que l’imprévisibilité des évolutions auxquelles l’exposent ses réappropriations, dans une imbrication d’échelles sans précédent. Devenues « incalculables par leurs causes et même antagonistes de leurs causes » (Valéry, 1945 : 37), ces évolutions constituent un défi perpétuellement changeant, à un moment de l’histoire où, comme il y a un siècle, l’« Orient » est de nouveau perçu comme « le lieu du changement de changements si importants et si rapides que notre Europe, en comparaison, est immobile72 ».

40Un avantage de taille nous est offert sur nos prédécesseurs du siècle dernier, pour notre étude des transformations en cours dans l’ensemble d’une région étendue d’ouest en est depuis les contreforts de l’Atlas jusqu’à la vallée de l’Indus, par la disposition d’une importante littérature ethnographique et anthropologique. Celle-ci est de plus nourrie d’une observation faite à des échelles très locales, des interrelations d’un large éventail d’acteurs, incluant des protagonistes globaux comme l’armée américaine ou les internationales du jihad – et plus encore de restitutions contextualisées de leurs discours et instrumentations du fait tribal et de l’idéal tribal. Cette restitution kaléidoscopique et l’attention nouvelle des analystes, locaux comme internationaux, pour l’agenda d’une typologie d’acteurs étendue à l’ensemble d’une société sont ce qui nous a permis de risquer les perspectives comparatives des pages qui précèdent, nourries de recherches personnelles sur les sociétés de frontière de l’Iran contemporain.

41Ces quelques réflexions nous ont amenés à prendre en compte des dimensions et des problématiques très variées de l’histoire contemporaine des sociétés du Moyen-Orient, à commencer par la simultanéité de faits et d’événements en apparence contradictoires – parmi lesquelles la ruralité et l’urbanité indissociables du fait tribal dans l’histoire, de même que l’évolution du rôle de la cité et de ses institutions, notamment religieuses, dans la perpétuation comme dans la mutation ou la dissolution de la tribalité, ainsi que dans la solidification comme dans la contestation de leaderships d’origine tribale. L’une des réponses possibles aux questionnements que ne peut manquer de soulever l’observation de cette simultanéité résidant dans les déplacements constants des territoires du sacré.

42Contre un essentialisme qui demeure celui des médias internationaux, la recherche actuelle propose une approche dialectique, reconstituant l’interaction entre l’État-nation ouest-asiatique et une grande diversité de populations issues d’anciennes marches impériales, tandis que la tribu se transforme en profondeur, marquée entre autres par la fragmentation et une mutation rapide de la chefferie. Sur fond d’absence d’intérêt étatique pour l’investissement dans d’anciennes périphéries d’empire perçues comme factieuses, les populations de ces dernières se sont muées, en plusieurs temps depuis le tournant du xxsiècle, en une force d’opposition à la préservation des intérêts en place. Elles ont fait feu de tout bois, dans un contexte d’après-guerre froide et de mondialisation qui faisait le jeu de mouvements confessionnels transrégionaux – puisant dans des registres d’opposition classique, en terre d’islam, entre les autorités jumelles du prince et du saint, porteuse de langage politique commun.

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Notes

1 Par exemple, pour le nord-ouest de la péninsule Arabique, voir Doughty, 1888 : 250-251, 317, 403 (où le voyageur et homme de lettres britannique parle de « sheykhly moderation ») ; sur les observations de ce dernier, voir Pouillon, 1990 ; sur la siba, voir Ibn Khaldûn, 2002 : 754-756 et le commentaire de Bozarslan, 2011 : 36.

2 Constatait déjà Richard Tapper, 1984 : 247. Sur le processus contemporain de dé-civilisation, voir Bozarslan, 2019.

3 « On tient en haute estime le fusil britannique », notait en 1916 le Colonel T. E. Lawrence, dans son analyse de la violence intertribale dans le Hedjaz pendant la première guerre mondiale, période d’afflux sans précédent d’armes à feu au nord-ouest de la péninsule Arabique (lettre au Colonel C. E. Wilson, datée du 16 décembre 1916, in Lawrence, 1992 : 525).

4 À propos du Yémen dans son ensemble comme marge géographique, voir Brandt, 2017a : 100.

5 Sur le monde baloutche, Spooner, 1988 : 600-606 ; à propos du Yémen, Day, 2012 : 22 sq. ; pour un point de vue panoramique sur le monde post-ottoman, Bozarslan, 2018 : 13-15.

6 Sur le cas paradigmatique du monde baloutche dans le cadre des États-nations pakistanais et iranien depuis le second tiers du xxe siècle, voir Salzman, 2000 : 89 sq. ; Spooner, 2013 : 11 sq.

7 Ainsi les négociants d’encens pour le Hadramaout : Day, 2012 : 26-27.

8 Comme l’illustre dans ce volume l’article de Xavier Hallez sur les stratégies des élites nomades qazaques dans l’Empire russe au xixe siècle et au début du xxe.

9 Voir l’étude comparative proposée par Tapper, 1984 : 251 sq.

10 Voir la synthèse géo-historique de Bazin, 2021 : 54-55 ; 61-62.

11 Comme Wilfred Thesiger, grand lecteur de Doughty et de Lawrence précédemment cités. Celui-ci n’admet-il pas, dans son classique Arabian Sands : « J’avais la nostalgie du passé, je n’aimais guère le présent et je redoutais l’avenir » (Thesiger, 1991 [1959] : 36) ?

12 Sur ce facteur dans la péninsule Arabique de la seconde moitié du xxe siècle, voir Pouillon, 2017 : 210-211 ; pour les tribus kurdes du nord-est de l’Iran, voir Papoli-Yazdi, 1982 : 111-114.

13 Voir notamment la synthèse de Roy, 2017 : 12-13.

14 Voir le survol critique par Gellner, 1994.

15 À propos des formations politiques mongoles et oïrates d’Asie intérieure aux xviie et xviiie siècles, voir Sneath, 2007 : 182-183, 191 ; à propos du monde baloutche aux xix et xxe siècles, voir Spooner, 2013 ; à propos de la péninsule Arabique au xxe siècle, voir Pouillon, 2017 : 225–226.

16 Sur la société pastorale kurde de la région de Hakkari, en Turquie orientale, dans le second et troisième tiers du xxe siècle, voir Yalçın-Heckmann, 1991 : 132-133 .

17 Sur les Zones tribales du Pakistan du Nord-Ouest, voir dans le présent volume l’étude de Sana Haroon.

18 Sur l’Iran, voir les observations de Vieille, 1975, et la synthèse d’Amanollahi-Baharvand, 1989 : 216-218 (notamment sur la déstructuration des confédérations tribales en relation avec la réforme agraire iranienne de 1963).

19 Et, bien avant, l’essai de typologie de Khazanov, 1994 : 212-227.

20 Voir les survols par Lapidus, 1990 et Ben Hounet, 2009 : 27 ; sur le Yémen contemporain, voir Brandt, 2017a : 136-137.

21 Sur le Yémen, voir Day, 2012 : 100 sq.

22 Sur l’importance de cette charnière chronologique en termes de sociologie politique de ce que l’on appellera l’AFPAK, en particulier, et du Moyen-Orient en général, voir notamment Brown et Rassler, 2013. Sur la genèse du mouvement “houthi” du Yémen, voir Brandt, 2017a : 174-176 et Brandt, 2017b : 128 sq.

23 Sur l’Afghanistan, voir par exemple Malkasian, 2013 et Martin, 2017.

24 Voir notamment les synthèses par Godelier, 2010 ; Gingrich, 2015 ; Bonte et Ben Hounet, 2009 : 14-16 ; Eickelman, 2013 : 25-26.

25 Sur l’importance des waqf pour la perpétuation des chefferies dans les hautes terres du Yémen du Nord, voir Weir, 2007 : 106.

26 Ibid. : 58-59 ; voir aussi Caton, 2005 : 54-55, 115-116, 262 (sur les sadat comme potentiels boucs émissaires).

27 Sur le Hadramaout depuis le début du xxie siècle, voir Petouris, 2017 : 54-55 et Lackner, 2017 : 77 ; sur ce qui deviendra le mouvement « houthi » des hautes terres yéménites, voir Day, 2012 : 215-216.

28 Termes du voyageur et peintre Eugène Fromentin à propos de l’interaction entre univers sédentaire et nomade à la lisière du Sahara dans les premières décennies de la domination française (Fromentin, 1857 : 35) ; sur les observations comparables d’un Charles Doughty dans la péninsule Arabique au début du xxe siècle, voir Pouillon, 1990 ; sur la place des lignages sacrés dans les politiques tribales du monde indo-afghan, voir Green, 2006 : 347-348.

29 Pouillon, 2017 : 157-158 ; sur la fonctionnalité de la hijra pour la tribu au Yémen du Nord, voir notamment Caton, 2005 : 42 ; sur celle de son équivalent le bast dans la société afghane médiévale et moderne, voir Green, 2006 : 350-351. Sur le rôle des tombeaux de saints du Hadramaout comme garants des règlements des conflits intra et intertribaux, lire aussi Thesiger, 1991 : 136.

30 Voir par exemple Eickelman, 2013 : 40-41 ; Pouillon, 2017 : 151-152 ; sur la société baloutche de la vallée de l’Indus et l’œuvre de Yusuf-‘Ali Khan Magsi (m. 1935), critique du système sardari de chefferie et créateur du premier Hezbollah de l’histoire, voir Kord, 2018 (en ourdou).

31 Side faction : Doughty, 1888 : 479-480. « Il était impossible de mélanger ou de réunir les tribus », note en 1920 T. E. Lawrence, lecteur lui aussi de Doughty, à propos de la « révolte arabe » de l’été 1916 : Lawrence, 1992 : 252 (article « The Evolution of a Revolt », The Army Quarterly, octobre 1920). Sur l’impact des réformes administratives de la monarchie saoudienne et de la diffusion du mouvement wahhabite sur l’émergence de nouvelles solidarités dans la péninsule Arabique dans le second tiers du xxe siècle, voir les observations de Thesiger, 1991 : 112-114, 298, 310-311.

32 Voir le survol par Bozarslan, 2011 : 37-40.

33 Sur Ibn Khaldun, voir les commentaires généraux de Seurat, 2012 et Lapidus, 1990. T. E. Lawrence notait, en 1916, à propos de l’échec de la propagande nationaliste allemande auprès des tribus arabes du Hedjaz : « leur idée du nationalisme, c’est l’indépendance des tribus et des communes, et leur idée d’une union nationale, celle d’une résistance épisodique et concertée à un intrus […], la seule union possible étant celle à laquelle une influence ou un pouvoir étranger [les] contraignent » (Bulletin arabe, 26 novembre 1916, in Lawrence, 1992 : 33).

34 Sur l’importance de la sociabilité urbaine du Ramadan au Yémen : Day, 2012 : 191-192. On retrouve en Syrie ce rôle d’une socialisation générationnelle par le rituel en contexte de migration urbaine (voir par exemple Ababsa, 2009).

35 Dans le but de maintenir des abcès de fixation comme ceux entretenus naguère par le président yéménite ‘Ali ‘Abd-Allah Saleh contre son rival le général ‘Ali Muhsin, patron du renseignement (voir Brandt, 2017a : 213-214).

36 Voir l’analyse de Day, 2012 : 60 sq. et 267-270.

37 Sur la région frontalière du Garmser, dans la vallée du Helmand, terre d’affrontement entre les Taliban et les armées américaine et britannique dans les années 2000, voir Malkasian, 2013 et Martin, 2017.

38 Voir Picaudou, 2018 : 100-103, 110-111 ; à propos des ingérences du début du xxie siècle et de leur impact sur la communautarisation des conflits, en Syrie en particulier, voir Baczko, Dorronsoro, Quesnay, 2020 : 33-34.

39 Sur le divide and rule de ‘Ali ‘Abd-Allah Saleh dans l’ancien Sud-Yémen, au profit de tribus mineures, voir Day, 2012 : 176-179. Sur les tentatives simultanées des renseignements turcs et pakistanais, dans les années 1980, d’instrumenter telle ou telle tribu localement minoritaire (les Hebizbinî kurdes de la région de Batman, côté turc, les Wazir des Zones tribales, côté pakistanais) dans le but de mettre sur pied des partis islamistes contre le PKK en Turquie et contre… les tribus elles-mêmes au Pakistan, voir Çelik, 2022 : 482-498 et l’article de cet auteur dans le présent volume, ainsi que Abou Zahab, 2013.

40 On ne peut qu’être tenté ici par une mise en perspective de la rivalité des confédérations Hashid et Bakil du nord du Yémen avec celle, aussi transgénérationnelle, des tribus Mehsud et Wazir des Zones tribales du Pakistan. Voir sur les premières Caton, 2005 : 170-190 ; sur les secondes, Abou Zahab, 2013 (sur l’adoption par les Wazir du langage des Taliban et de leur rôle de protecteurs des jihadistes internationaux, dont la présence eut tôt fait de devenir pour eux une source de revenus). Sur le Helmand des années 1980 et 1990, voir Malkasian, 2013 : 41-53 ; Martin, 2017 : 46-51. Sur le processus de concurrence partisane et son impact sur l’ethnicisation des conflits en Afrique subsaharienne : Hiribarren, 2019 : 39-40.

41 Sur la spécificité des hautes terres confiées à des milices tribales en Inde du Nord-Ouest sous administration britannique, voir Haroon, 2009 : 21-25 ; sur les effets de la disparité administrative introduite au Sud-Yémen par les mêmes Britanniques, voir Petouris, 2017 : 43-44.

42 En Afrique du Nord-Ouest sous domination française, le discrédit des structures de l’autorité tribale par les agents coloniaux semble avoir entraîné la disparition des tribus guerrières, favorisant, un temps, certains lignages sacrés et des « fractions » dites maraboutiques. Voir Gellner, 2003 : 183 sq. ; Hamès, 2004 : 30-33 ; Ben Hounet, 2009 : 22-23.

43 Sur le concept d’ « autorité intermittente » pour le Yémen, voir Brandt, 2017a : 101 ; à propos des effets de l’indirect rule britannique sur la société tribale nigériane, dans le sens d’un renforcement initial des chefferies, voir Hiribarren, 2019 : 20-21 ; sur l’extension initiale de la domination de la grande chefferie qazaque à l’ensemble de la steppe, en Asie centrale, à la faveur de la conquête russe de la première moitié du xixe siècle, voir Erofeeva, 2007 : 209 sq.

44 Sur les effets de la politique britannique au Moyen-Orient dans l’entre-deux-guerres, voir Fletcher, 2015 : 100. En Iran, la cooptation sélective des chefferies par la monarchie Pahlavi a été étudiée à travers le cas des Bakhtyaris par Digard (notamment 2015 : 151-152) ; celui des Baloutches par Dudoignon (2017 : 153-160). Dans d’autres cas, c’est l’échec de l’État qui eut des effets comparables, comme au Kurdistan d’Iraq avec l’émergence d’une génération de « commandants » de milices issus de segments tribaux pendant la guerre de 1980-1988 contre l’Iran : Benraad, 2009 ; van Bruinessen, 2014 : 155-161.

45 Sur la région de Raqqa en Syrie, voir Ababsa, 2009 ; sur l’Iran en général, voir Garthwaite, 1993 ; Beck, 2015 : 149-154.

46 Sur la notion de leadership « dispositionnel », voir Khazanov, 1994 : 167-168.

47 Benraad, 2009 ; Bonte, 2009. Sur la mobilisation, en Iran, des milices et du vote « tribaux » par les Gardiens de la révolution à la frontière nord-ouest, pour contrer le mouvement national kurde dans une région de pastoralisme qui est un creuset de ce dernier, voir l’article de Hawzhin Baghali dans ce volume, ainsi que Koohi-Kamali, 2003 : 174-181.

48 Voir les réflexions de Tapper, 1990 ; Dresch et Haykel, 1995 : 424-426 ; Eickelman, 2013 : 31-36 ; Martin, 2017 : 40-42.

49 Fromentin [1857], p. 55.

50 Elle est illustrée au Yémen par le Jabal Razih, à la faible hiérarchisation sociale malgré la dominance de l’agriculture et du commerce, et marqué par le tribalisme (qabiyala) comme ensemble de liens entre le foyer, la localité et l’universalité : Weir 2007, en part. pp. 18-19, 34-35.

51 Maintenue comme au Yémen par un discours religieux renforcé ici par la domination du groupe de statut des sadat et de ses Voies soufies sur les mosquées et madrasa (ex. Caton 2005, pp. 313-125 ; Petouris 2017, p. 47).

52 Des chefs tribaux du Hedjaz sous domination ottomane portent le titre de « gardien (muhafiz) du pèlerinage ». Le shaykh n’est-il d’ailleurs pas dépositaire de l’adab, le code de valeurs et de normes de comportement (the « specious and amiable mejlis manners ») véhiculé par une poésie didactique déclamée en assemblée (majlis) ? Sur l’un et l’autre aspects, voir les observations au Sahara par Fromentin, 1857 : 25 (sur la politesse bédouine comme « acte de dévotion ») ; dans la péninsule Arabique par Doughty, 1888 : 69, 331 (sur les mejlis manners). En 1853, le voyageur britannique Richard F. Burton (1821-1890) notait encore, à propos des cités caravanières du Hedjaz : “The redeeming qualities of the Meccan are his courage, his bonhommie [sic], his manly suavity of manners, his fiery sense of honor, his strong family affections, his near approach to what we call patriotism, and his general knowledge […]. The dark side of the picture is pride, bigotry, irreligion, greed of gain, immorality, and prodigal ostentation” (Burton, 1879 : 458).

53 Thesiger, 1991 : 260-261. L’anthropologue Marieke Brandt insiste sur le rôle de tribus marginales dans la diffusion actuelle du salafisme, contre les sadat, dans des aires de peuplement chiite zaydite majoritaire (Brandt, 2017a : 106). Dans les Zones tribales du Pakistan, le mouvement kashar, révolte de « mineurs » contre les « anciens » (mashar) chefs du système tribal, a favorisé le leadership de jeunes hommes issus de catégories subordonnées de la société tribale pachtoune ; enrichis dans les années 1980 par l’émigration vers le Golfe, ces nouveaux chefs jouissent du prestige de la richesse et du maniement d’armes modernes : voir les héros mis en scène par Fatima Bhutto dans son roman The Shadow of the crescent moon paru en 2013 (traduction de Sophie Bastide-Foltz : 2014, Les lunes de Mir Ali, Paris, Les Escales). Dans la Jordanie de l’après 2011, les tribus deviennent un moteur du « Mouvement » [Hirak] ; certains comme les jeunes Bani-Shakr exigent la transformation d’un système électoral qui perpétue une élite corrompue d’ « anciens » (Watkins, 2018).

54 Par exemple, sur le rôle d’autorité de substitution joué par certains membres de la lignée al-Huthi, voir Brandt, 2017a : 121-122.

55 Sur la promotion puis la marginalisation par la puissance coloniale russe des échelons supérieurs de la classe populaire des « Os noirs » de la société qazaque nomade, au cours du xixe siècle, voir Khazanov, 1994 : 176-178.

56 Au sein de l’École de Deoband, certains religieux adoptaient en Afghanistan et au Pakistan le discours des Taliban, mais d’autres en Iran négociaient avec la République islamique, chiite, comme hérauts d’une « minorité sunnite ». Dans un second temps, l’émergence de mouvements supra-tribaux tels que le Tehrik-e Taliban au Pakistan ou le « nexus de Sarbaz » des oulémas déobandis baloutches d’Iran incitait Islamabad et Téhéran, respectivement, à semer la discorde en leur sein, via des fractions religieuses dissidentes alliées de groupes tribaux minoritaires (Abou Zahab, 2013 ; Dudoignon, 2017 : 252-253).

57 Voir les études paradigmatiques de Barth sur les nomades Baseri d’Iran méridional (1964 : 136 sq.) et de Gellner sur les saints de l’Atlas berbérophone (2003 : 203-206, 285). Sur les Baloutches d’Iran dans les années 1970, voir les observations de Spooner, 1967 : 332 sq. ; Salzman, 1975 ; Salzman, 2000 : 343-345 ; sur le Yémen jusqu’à la fin du xxe siècle, celles de Caton, 2005 : 67-69. Sur le rôle de médiateurs joué à la fin du xxe siècle par les hajji (notables tribaux ayant fait le pèlerinage de La Mecque et nantis, de ce fait, d’une autorité spirituelle supérieure à celle des chefs) chez les Shahsevan chiites türkophones de la frontière caucasienne de l’Iran : Tapper, 1984 : 254.

58 Le long de l’ancien limes afghan du Raj britannique, qui accueille depuis la fin du xixe siècle des concentrations d’armes individuelles exceptionnelles, les réseaux de prédicateurs soufis cèdent la place, dès le milieu du xxe, à des religieux déobandis appuyés sur des groupes armés (Haroon, 2009 : 155-165). À un autre bout de l’ex-empire, aux confins du Borno et du Tchad, l’omniprésence des mêmes armements, au lendemain de la guerre du Biafra en 1967-1970, fait le lit du règne des milices (Hiribarren, 2019 : 110 sq.). Entre deux, le Yémen actuel se distingue par sa proximité de l’emporium en armes de tous calibres qu’est devenue la côte somalie, avec laquelle les trafics actuels constituent un enjeu majeur des conflits endémiques des vingt dernières années (voir Brandt, 2017a : 202-203, et son portrait du médiateur tribal et trafiquant d’armes Faris al-Mana‘ : 313 sq.).

59 Sur le Yémen, voir Caton, 2005 : 205-206 ; sur la société pachtoune, Dorronsoro, 2013 : 110-112 ; Abou Zahab, 2013 : 136-137.

60 Au Yémen, al-Qaïda dans la péninsule Arabique se signale après 2014 par une meilleure prise en compte du fait tribal et des expectatives locales, dont Ansar-Allah (les « Houthis ») s’était bien avant elle fait l’expression : voir par exemple Brandt, 2017b : 129.

61 Sur le jihad de 1936 contre la communauté dhikrie au Baloutchistan d’Iran, voir Dudoignon, 2017 : 115-116, 145-150.

62 Sur les saints « effectifs » comme étrangers réels ou inventés (originaires de lignages sacrés locaux non musulmans, ayant pris un aspect musulman avec l’arrivée de l’islam), voir Gellner, 2003 : 286-287.

63 Sur l’importance du clan « émigré » (celui du chamane, opposé au clan autochtone du chef) dans les sociétés tribalisées d’Asie du Sud, dans des contextes de résistance à la centralisation politique, voir Krauskopff, 2012 : 139-140.

64 Voir par exemple les observations respectives de Brandt, 2017b : 121-125 (au Yémen), Collombier, 2017 : 173-175 (dans la région de Sirte, en Libye) et Martin, 2017 : 54-57 (dans la région du Helmand, en Afghanistan).

65 Brandt, 2017a : 200-202, 231-232, 288, 337 sq. ; voir aussi les observations de Caton, 2005 : 44-45.

66 Gellner, 2003 : 282-285 ; sur la société baloutche, voir Spooner, 1967 : 326-328 ; Salzman, 1975 ; Pastner, 1988 ; Dudoignon, 2017 : 95-110 ; sur les transformations du demi-siècle écoulé dans le monde pachtoune, voir Edwards, 1996 : 216-219.

67 Voir l’esquisse de typologie dans Khazanov, 1994 : 185-187.

68 Ben Hounet, 2009 : 281-301 ; sur le Yémen, voir Dresch, 1990 : 271-272 ; sur le Qazaqstan, en Asie centrale anciennement soviétique, voir les travaux pionniers de Privratsky, 2001 : en part. 237-252 et Bigozhin, 2018, ainsi que l’article de cet auteur dans le présent volume.

69 Hamès, 2004 : 24-29. Une figure archétypale de l'éclectique et du rustique, à la fois chef prophétique, est le prédicateur Ibn Tumart, inventeur du califat almohade au début du xiie siècle, avec la propagande violente qui lui a permis de radicaliser le conflit. Le phénomène a connu un nouvel essor aux xviiie et xixe siècles avec la diffusion des confréries soufies et de leur « mystique sociale », de l’Afrique de l’Ouest à l’Asie centrale sous domination russe puis soviétique.

70 Haroon, 2009 ; sur l’émergence des religio-tribal parties au Yémen, Caton, 2005 : 293-294. Un cas d’école a été celui des Aymaqs persanophones, dans la région afghane de Ghor proche de l’Iran, et de leur adhésion par groupes entiers, depuis le tournant des années 1980, à la Jam‘iyyat-i islami, parti politique aux origines soufies naqshbandies : une articulation entre vie politique et monde des confréries que l’on retrouve dans le monde pachtoune (Roy, 1985 : 58-59, 179-180).

71 Note 45.

72 Lawrence, 1992 : 228-229 (article intitulé « The changing East », initialement paru dans The round table en septembre 1920).

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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphane Dudoignon, « D’un limes l’autre », Archives de sciences sociales des religions, 199 | 2022, 167-194.

Référence électronique

Stéphane Dudoignon, « D’un limes l’autre », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 199 | juillet-septembre 2022, mis en ligne le 01 janvier 2024, consulté le 23 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/67354 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.67354

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Auteur

Stéphane Dudoignon

GSRL, CNRS/PSL Université - EPHE – dudoignon[at]aol.com

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