1« Attablé avec son sombrero estival, non loin du catalpa, le temps d’un échange, étonnement vivant, là. Son ancien lui semblait sourdre de l’homme retiré du monde, réputé misanthrope, coupé des affaires courantes. J’avais le sentiment d’une visite. » Cet incipit, peu commun pour la biographie intellectuelle d’un savant spécialiste de la Grèce ancienne, donne le ton et dit déjà beaucoup. Première image de la rencontre de l’auteur, jeune historien postdoctorant à l’École pratique des hautes études (EPHE) où il s’occupe d’affaires de laïcité, avec le vieux philologue, helléniste et anthropologue comparatiste de renommée mondiale. Si nos interlocuteurs ne partagent pas vraiment le même objet d’étude, de nombreux points communs les relient : leur ville natale de Liège, le tropisme intellectuel parisien, le sentiment minoritaire, l‘EPHE, une conception non académique de la recherche. Dans les dernières pages du livre, postface en manière de making of, l’auteur précise que le parcours de savant qu’on vient de lire n’est pas une « biographie scientifique » mais plutôt un « essai subjectif », « sur un intellectuel public de notoriété secondaire » mais qui n’en est pas moins un « reflet » direct de la « première ligne » (Lévi-Strauss, Barthes). Intitulé « équinoxe » – et sans doute d’automne de la vie : Detienne (1935-2019) décédera six mois après l’entretien – le prologue ne cache pas la fascination de l’auteur pour l’intelligence pétillante et la gestuelle encore vive de celui qui « faisait de Dionysos, d’Apollon et des chants orphiques une question d’actualité » (p. 12). L’auteur ne tait pas non plus ses doutes sur les « moyens de son attraction » dès lors qu’il n’a entendu prononcer le nom de son sujet qu’un an avant de le rencontrer. Autant dire tout de suite qu’avec cet essai à l’écriture allègre et au contenu fort documenté, Vincent Genin a mis les bouchées doubles pour combler son handicap et pour transformer sa fascination primitive en œuvre de connaissance objective sur l’histoire des sciences humaines.

2La restitution de cette vie savante tient à la fois du roman d’initiation et de la tragédie, avec ses phases de formation, d’attraction, de plénitude, de rupture et d’inscription dans un destin intellectuel glorieux mais quelque peu marginalisé par les mutations fatales d’une époque. Suivons ce trajet par ses têtes de chapitre. « Transgresser » renvoie au philologue brillant, éduqué dans un milieu bourgeois, antiquisant et jésuite, qui rompt avec la carrière académique devant lui toute tracée pour fréquenter les sulfureux séminaires parisiens (EPHE) où se nouent, dans les années 1960, les fils du renouvellement comparatiste et bientôt structuraliste des études historiques sur la Grèce ancienne. Cénacle que les Américains nommeront plus tard « l’école de Paris », plus précisément le « Centre Louis Gernet » (1964), du nom de ce grand initiateur durkheimien en délicatesse avec l’hellénisme conservateur. « L’adoption », c’est l’entrée en coopération du jeune et brillant épigone belge des études pythagoriciennes et orphiques avec les innovateurs parisiens. Non sans obstacles de toutes natures : la frontière, l’armée, l’emploi. Trois ans de siège pour entrer en 1963 à l’EPHE comme « chef de travaux », grâce notamment à l’appui des figures tutélaires du moment, Georges Dumézil et Fernand Braudel. Adopté par Jean-Pierre Vernant, son guide dans la pépinière, le philologue se fait connaître par l’exploration de l’Aletheia, cette vérité inséparable de la mémoire que les pythagoriciens déploient par rationalisation des hymnes homériques (Les maîtres de vérité en Grèce archaïque, 1967). « S’engraisser de structuralisme » : « Marcel » et « Jipé » cheminent dès lors ensemble pour tenter de circonvenir les tours et détours de la Métis, cette intelligence rusée aux yeux des Grecs qui fait pièce au cliché d’une civilisation miraculeusement guidée par la raison (1974). À la même période, Detienne tente de débrouiller quelques relations signifiantes entre dieux, plantes et animaux dans les Jardins d’Adonis (1972). Analyse structurale de la mythologie des parfums et des aromates que le taiseux Lévi-Strauss salue dans sa revue L’Homme. « L’inhabituel a dû être lu comme du petit lait », commente Genin.

3« Premiers troubles » : bien qu’adoubé par le maître suprême, invité dans les universités d’Italie et d’Amérique, et bientôt élu en 1975 comme directeur d’études à l’EPHE, en remplacement de Vernant lui-même élu au Collège de France, Marcel fait face aux réactions en retour de son succès ainsi qu’à quelques petites vexations. Il doit d’abord s’expliquer à Urbino et ailleurs sur le formalisme structural de son Adonis au détriment de la prise en compte des formes historiques. Jipé, candidat au Collège, signe seul des travaux menés en commun avec lui.

4« L’ostracisme » : tout en se détachant de l’emprise structurale, l’helléniste expérimente les comparaisons dissonantes avec ses collègues de diverses aires culturelles. Moment aussi de bouleversement dans sa vie personnelle (rencontre à Pavie de l’historienne et philosophe Giulia Sissa, alors jeune étudiante, divorce, nouvelle vie commune) qui surprend les proches. Sa critique généalogique de la science des mythes (L’invention de la mythologie, 1981) accentue son écart au milieu.

5« Frères de métis » : les nouveaux liens noués avec les intellectuels en vue mais fort peu académiques, tels Philippe Sollers ou Michel de Certeau. Ce dernier, auditeur des séminaires de Detienne sur Apollon, Dionysos et le sacrifice, consacre des pages lumineuses (L’invention du quotidien, 1980) à ce « conteur » hors pair qui « compte les coups » que font et se donnent les dieux sans qu’il ne soit jamais dans la glose.

6« La fronde » vient alors de l’échec de Marcel Detienne à l’élection au Collège de France en 1992, en remplacement symbolique de Jipé ayant fait valoir ses droits quelques années auparavant. Malgré l’appui de ce dernier et des anthropologues (Lévi-Strauss, Héritier) ainsi que d’autres intellectuels de haut rang comme le poète Yves Bonnefoy, la coalition helléniste a eu raison du philologue qui a trop frayé avec les « faiseurs de système ». Times are changing. Piètre consolation que la chaire d’enseignement offerte par l’Université John Hopkins à Baltimore : un honneur vécu à la longue comme un exil. De quoi amplifier la recherche du comparatisme perdu depuis que Gernet dénonçait le pouvoir d’attraction de la Grèce ancienne sur les régimes autoritaires.

7Nouveau brûlot : Comparer l’incomparable (2000), qui dénonce les dangers des exceptionnalités culturelles et invite à construire des comparables à travers par exemple les différentes manières de faire assemblée ou de fonder une ville ou une nation dans le temps et l’espace. Tôles à nouveau froissées au passage avec ses anciens collègues de « l’homme Grec » : Pierre Vidal-Naquet l’accuse d’avoir assassiné Jean-Pierre Vernant et Moses Finley ; François Hartog défend en retour celui qui sait « scruter les quiproquos ».

8Années 2000 d’« anamnèses acidulées », de séparations (d’avec Giulia notamment) et de combat contre les dérives de l’identité nationale, que celles-ci s’expriment à travers le retour savant sur les « lieux de mémoire » ou plus trivialement dans la rhétorique droitière des souches et des racines (L’identité nationale, une énigme, 2010). « Pour comprendre cette charge, n’est-il pas bon de rappeler que Detienne est né belge, qu’il n’a été naturalisé français qu’en 1967 et que, par conséquent, pendant près de dix ans, il a dû se rendre très régulièrement à la préfecture de police afin de renouveler son permis de séjour ? » interroge Genin dans un éclairant résumé de son livre (« Dionysiaque Detienne », La vie des idées, avril 2021).

9Au terme de ce parcours tout à la fois héroïque et tourmenté, l’auteur revient donc en postface sur la subjectivité de son récit. Ainsi qu’indiqué déjà, le portrait est bien servi par une écriture soutenue, avec force images et métaphores. Parfois même, le style se fait familier (« Marco » en « drôle de bestiau »), voire un peu facile (« voilà ce qui marine dans sa tête », à propos de la réflexion sur Athéna campée en corneille de mer qui guide les marins). Le parti d’interprétation d’une trajectoire savante dans son contexte n’accuse pas moins ses limites quant à l’explicitation des enjeux théoriques en cause. Il en est ainsi par exemple du rapport complexe entretenu par Detienne avec Lévi-Strauss à propos des notions de structure et de mythologie. De même, pourrait-on regretter le peu d’attention accordée à la postérité et à la portée d’une œuvre marquante et toujours actuelle, ne serait-ce qu’en termes de disciples immédiats et d’effets plus diffus sur l’anthropologie historique et comparatiste dans le monde, ou sur l’espace public des débats autour des identités nationales. Conscient de ses limites, l’auteur appelle de ses vœux une grande biographie intellectuelle à l’instar de celles de Lévi-Strauss par Emmanuelle Loyer ou de Barthes par Tiphaine Samoyault (2015). Il a d’ailleurs déjà pas mal défloré d’archives en ce sens, comme en témoigne la cinquantaine de pages qui terminent le volume sur des pièces inédites de correspondance entre Detienne et Vernant, Dumézil, Braudel, Lévi-Strauss, Derrida, etc. Seul petit regret : même si nous n’avons pas affaire à une biographie intellectuelle au sens canonique du terme, quelques indications chronologiques et bibliographiques en fin de volume auraient facilité la mise en perspective du récit. Enfin, dernière remarque pour la petite histoire : Detienne fut aussi un temps membre du comité de rédaction de notre revue dans les années 1980, en remplacement de Vernant, de 1981 à 1999 précisément. La revue lui doit notamment un bel article, désormais classique (« La cuisine de Pythagore », 1970, ASSR n° 29) ainsi qu’une bonne vingtaine de comptes rendus dans le Bulletin bibliographique.