1Ce sont les « historiens français » (francophones plutôt, étant donné la place importante de la Suisse et de la Belgique), tels que mentionnés dans le titre, qui sont au cœur de la problématique de cet ouvrage et constituent son originalité par rapport à l’édition d’extraits commentés de Philippe Besnard en 1970 ou aux travaux de Michael Pollak à la fin des années 1980. L’étude de la réception de L’Éthique, avant tout l’histoire d’un refus, est utilisée comme révélateur des caractéristiques constitutives des différents groupes d’historiens pouvant être intéressés par les questions abordées par Max Weber dans son essai : pour quelles raisons des historiens dont les domaines de recherche (puritanisme, capitalisme) ou les approches (mentalités) auraient pu les amener à intégrer L’Éthique à leur réflexion ont-ils résisté, ignoré ou mal compris celle-ci ?

2Signalons immédiatement que malgré quelques « jalons » (p. 31-41), les thèses défendues dans Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus sont considérées comme connues et il faut attendre une courte citation d’Emmanuel Le Roy Ladurie (p. 144) pour les voir clairement exposées. Cela peut, par moments, nuire au lecteur qui les ignore, lui masquant le degré d’incompréhension atteint par certains auteurs, y compris parmi ceux qui en parlent favorablement. Il en est ainsi d’Henri Sée, écrivant sur Weber entre 1923 et 1930, qui fait prévaloir « l’homme d’affaires juif subtil et souple » sur le « puritain empesé », attestant d’une incompréhension totale de la spécificité du capitalisme occidental telle que présentée par Max Weber, qui ne réside ni dans l’esprit d’entreprise, ni dans la quête multiforme de l’enrichissement.

3Enquête sur des historiens, le livre présente à chaque fois leur parcours, leur position au sein de l’espace universitaire, voire politique. Il en ressort une vision en négatif et en kaléidoscope de Max Weber que l’on peut essayer de reconstituer, pour accéder non à la pensée du savant allemand mais aux racines de l’incompréhension. C’est dans sa capacité de synthèse que Max Weber s’illustre et c’est là que réside toute la difficulté : aux historiens du protestantisme échappe la différence entre théologie et forme de vie orientée par la religion ; aux historiens de l’économie la possibilité de facteurs non-économiques dans l’étude de phénomènes économiques. Ceux qui abordent le capitalisme unissent Max Weber et Werner Sombart et négligent bien souvent la distinction effectuée entre le capitalisme en général et ses spécificités occidentales, ainsi que l’affirmation d’une autonomie rapidement prise par le capitalisme à l’égard de toute influence, y compris religieuse.

4Alors que les disciplines de sciences sociales s’affirment dans leur distinction les unes à l’égard des autres, il est difficile d’intégrer un juriste de formation se présentant comme économiste et plaçant au service de sa pensée une sociologie comparative à forte dimension historique. Les considérations stratégiques au sein de l’espace savant ne peuvent être ignorées : affirmer la nouveauté d’une histoire sociale portant sur les mentalités conduit à minorer Weber en réduisant ses thèses à un lieu commun du siècle précédent, la supériorité protestante. Allemand, jamais considéré comme un historien, Max Weber fait un mauvais ancêtre. Il en résulte une position marginale de ceux qui s’y intéressent : les historiens occupant des positions centrales (Pirenne, Febvre, Braudel) rejettent L’Éthique sans l’avoir lue ou du moins bien lue, et Weber sans bien le connaître. Il semble en effet difficile de suivre le sens commun des historiens français attaquant Weber sur sa négation d’un capitalisme médiéval ou son caractère trop abstrait et détaché des sources lorsqu’on sait que le savant allemand, héritier spirituel de Mommsen, réalise sa thèse sur les sociétés commerciales italiennes à la fin du Moyen Âge.

5L’intérêt pour L’Éthique est donc le fait de « marginaux », même si ce terme doit être pris au sens large. Peu de points communs entre Henri Sée, professeur de province méprisé par les défenseurs des Annales et Henri Hauser qui occupe une position éminente sans faire cependant école. Mais l’incompréhension leur est commune ; pour l’historien de la réforme, Weber et Sombart posent l’équation « puritanisme = capitalisme ». La marginalité peut être plus accidentelle : Robert Mandrou, historien des mentalités, salue la traduction de L’Éthique en 1964 mais a déjà été écarté des Annales par Fernand Braudel en 1962.

6Les mentalités et les traductions auraient pu constituer une « fenêtre » (p. 187) mais les nuances apportées à la thèse, telle que l’existence d’une Belgique catholique et capitaliste au xixe siècle, attestent une fois de plus de l’incompréhension totale à l’égard d’un auteur pour lequel le capitalisme européen de son temps est devenu pleinement autonome à l’égard des formes de vie religieuse.

7Cet ouvrage érudit rend compte avec soin de la diversité des positions qui ont toutes abouti à une difficile réception de Weber, une difficulté qui, comme le souligne l’auteur, ne disparaît pas après 1979. Le travail était difficile, impliquant un aller-retour constant entre le sujet, « les historiens et L’Éthique » et l’indispensable contexte étranger et extra-disciplinaire. Mise à part une facilité concernant Émile Durkheim – dont il semble difficile de réduire l’incompréhension wébérienne à une position « laïque » séparant religion et société –, ces différents trajets apportent à chaque fois un nouveau boisseau explicatif. En particulier, l’importance de l’intermédiaire anglais qui pesa autant dans la découverte que dans l’incompréhension de Max Weber – y compris en Allemagne – peut aider à comprendre les difficultés d’implantation de la sociologie historique wébérienne au moment même où était revendiquée l’invention d’une histoire sociale.