1Issu d’une thèse soutenue en 2019 à l’Université libre de Bruxelles, ce livre a pour ambition de montrer comment deux mouvements d’encadrement de femmes catholiques ont pu constituer, au cours des années 1955-1990, des espaces où les normes familiales, conjugales et de genre ont été l’objet de questionnements, de négociations et de reformulations s’inscrivant à distance à la fois des injonctions normatives du magistère romain et des revendications des mouvements féministes. Les deux mouvements sont l’Action catholique rurale féminine (ACRF) et la Ligue ouvrière féminine chrétienne (LOFC, qui devient Vie féminine en 1969) qui comptent respectivement 20 000 et 102 000 membres en 1980. L’angle retenu est celui de l’émancipation des femmes, déclinée, selon les contextes et les périodes, à travers différentes thématiques comme la « promotion des femmes », leur « épanouissement » ou leur « autonomie ». La méthode repose sur l’analyse des revues des deux organisations, Plein Soleil et Vie féminine, des archives et, dans une moindre mesure, des témoignages des membres. L’approche théorique vise à se démarquer d’une définition restrictive du féminisme et à questionner la pertinence d’une distinction rigide entre mouvements féminins et féministes. En mobilisant le concept « d’espace de la cause des femmes » développé par Laure Bereni, l’autrice s’attache ainsi à montrer tout l’intérêt d’appréhender « un continuum de positions entre militantisme “féministe” et “féminin” permettant de nuancer l’approche des nombreux groupes qui, historiquement, ont oscillé entre les deux registres » (p. 22).

2Le premier chapitre, « Un nouveau rapport à l’engagement féminin (1955-1980) », rappelle l’originalité des mouvements d’Action catholique, dont les objectifs sont à la fois sociaux et religieux. Tout en s’inscrivant dans les dispositifs d’encadrement de l’Église, ces mouvements reposent sur une organisation particulière – en groupes locaux, sections et fédérations – qui remet en cause, au moins partiellement, les structures paroissiales et les hiérarchies ecclésiales traditionnelles. Cette structuration s’adosse à une forte valorisation de l’engagement et de la prise de responsabilités des laïcs au sein de leur « milieu » (rural, ouvrier) et plus largement dans la société, à travers l’éducation populaire puis l’éducation permanente. L’ACRF et la LOFC constituent ainsi pour les femmes, notamment celles qui sont au foyer, « un espace de parole et de sociabilité qu’elles n’ont nulle part ailleurs » (p. 44) en participant à des groupes animés par d’autres femmes autour d’activités comme la couture ou la cuisine. Cet entre-soi féminin leur permet d’échapper au contrôle marital, à celui de la hiérarchie ecclésiale et de s’éloigner temporairement du foyer et des tâches domestiques.

3Au cours des années 1960, les transformations sociales (notamment la massification de l’enseignement) et les orientations du concile Vatican II incitent les organisations féminines d’Action catholique à redéfinir leurs priorités : en milieu ouvrier, l’action sociale est désormais privilégiée et la dimension religieuse transformée en réflexion éthique et en socle commun de valeurs partagées. L’engagement des laïcs voit sa légitimité et le concile développe un discours sur la promotion des femmes, reconnues « égales en dignité » et devant « jouer pleinement leur rôle selon leurs aptitudes propres » (p. 52). L’Église catholique s’inscrit ici dans une approche différentialiste de l’égalité des sexes qui insiste sur les qualités spécifiques des femmes, prioritairement définies à travers leurs rôles d’épouse et de mère. Elle se positionne au début des années 1970 en opposition aux mouvements féministes qui sont accusés de privilégier l’intérêt personnel des femmes au détriment de l’institution familiale et sont jugés peu représentatifs des milieux ruraux et populaires.

4Le second chapitre, « Soutenir l’épanouissement de la femme moderne », montre comment ces deux mouvements abordent plusieurs thématiques liées aux transformations sociales et économiques, comme celle de l’activité professionnelle des femmes. Cette question se pose prioritairement pour les femmes qui sont mariées et qui ont des (jeunes) enfants ; elle est débattue différemment selon les milieux (rural ou ouvrier) et les périodes, et illustre comment les mouvements d’Action catholique féminine ont pu jouer un rôle d’adaptation aux changements sociaux en alliant un conservatisme moral à une forme de plasticité idéologique ou de progressisme de circonstance. En milieu rural l’ACRF privilégie, de manière générale, le modèle de la femme au foyer. Pour autant, dans le secteur agricole, la participation de l’épouse aux travaux de la ferme – considérée comme une petite entreprise familiale – est valorisée puisqu’elle est perçue comme une aide apportée au mari dans un contexte de non-dissociation des sphères familiale et professionnelle. En revanche, en milieu ouvrier, l’activité professionnelle des femmes mariées et des jeunes mères n’est pas encouragée et la ligue tente de concilier les revendications de promotion et d’émancipation des femmes (particulièrement fortes parmi les jeunes générations dont le mouvement ne veut pas se couper) en les conditionnant au respect de l’intérêt supérieur de la famille. En d’autres termes, il s’agit de légitimer le recours à une activité professionnelle pour les besoins de la famille plutôt que pour l’épanouissement personnel de la femme : « les valeurs familiales constituent une limite encore infranchissable, au début des années 1970, qui sépare la conception catholique de la promotion féminine de celles des féministes radicales » (p. 82). Au cœur de ces valeurs familiales, l’injonction conjointe au mariage et à la maternité demeure très forte. Au cours des années 1970, si l’activité professionnelle des femmes mariées n’est plus critiquée, celle des mères ayant des jeunes enfants reste socialement désapprouvée et le registre argumentatif n’est plus catholique mais psychologique. L’autrice note ainsi qu’au cours des années 1960 et 1970 « la plasticité idéologique des mouvements semble donc au service de la permanence de leur message, au service de la famille chrétienne. Ce faisant, les organisations jouent déjà un rôle de courroie de transmission pour les idées égalitaires » (p. 108).

5Le troisième chapitre, « Promouvoir une parenté responsable catholique », analyse comment les deux mouvements abordent la question de la contraception puis de l’avortement. À partir de la fin des années 1960, l’accès à la contraception devient une des revendications importantes des féministes, tandis que l’encyclique Humanae Vitae (1968) est l’occasion pour le pape de réaffirmer l’interdiction de toute contraception autre que « naturelle ». Si en milieu rural, l’ACRF ne relaie pas d’informations sur ce sujet, en revanche, en milieu ouvrier, les dirigeantes de Vie féminine, sans critiquer frontalement l’encyclique, en proposent une lecture qui en atténue fortement la portée. Pour ce faire l’organisation catholique mobilise l’argument de la « morale de l’intention » qui consiste à faire de la contraception le domaine de responsabilité du couple sans que les méthodes « naturelles » ou « non-naturelles » ne soient l’objet d’un débat. La contraception est ainsi admise à condition qu’elle soit dans l’intérêt du couple, au service de la défense de la famille catholique. Cette dissociation de la sexualité et de la procréation, aussi timide soit-elle, a permis selon l’autrice une plus grande sensibilité des membres aux campagnes d’information organisées par l’État à partir de 1973. En revanche, la question de l’avortement n’est pas considérée dans les années 1970 comme un sujet dont il est possible de débattre.

6Le quatrième chapitre, « Concrétiser la citoyenneté politique des femmes », montre comment les deux organisations se sont mobilisées pour que les femmes, qui ont obtenu le droit de vote en 1948, prennent pleinement conscience de leur citoyenneté politique et en fassent usage. À travers les revues, l’organisation de sessions de formation sur le fonctionnement des institutions ou les enjeux des prochaines élections, les deux mouvements souhaitent que les femmes mettent à profit leur socialisation et formation catholiques pour s’engager en politique, en particulier au niveau communal, considéré comme plus proche de la vie quotidienne et des questions concrètes auxquelles les femmes catholiques restent assignées. L’engagement est ainsi valorisé dans le cadre d’une approche différentialiste – dont les milieux catholiques ont dû mal à s’affranchir – qui met en avant des compétences spécifiques aux femmes comme la « pratique vertueuse de la politique » (p. 162). Cette approche permet de proposer une version « moderne » de la femme au foyer, au service de ses enfants, de son foyer et de son village, qui est insérée socialement et s’épanouit dans l’engagement altruiste, à distance d’une version passéiste de la femme au foyer cantonnée à son ménage et sa maison. En d’autres termes, la valorisation de l’engagement (le plus souvent bénévole) social et politique des femmes peut aussi servir, en certaines occasions, à délégitimer leur action professionnelle.

7Le dernier chapitre, « L’autonomie ou la rencontre avec le féminisme (1975-1990) », s’intéresse plus particulièrement à la LOFC (devenue Vie féminine en 1969), qui développe une approche sensible aux influences féministes sur certains thèmes – en particulier l’autonomie (financière) des femmes – et prend ses distances vis-à-vis de l’institution et de la hiérarchie ecclésiales à mesure que l’orientation conservatrice de Jean-Paul II s’affirme. Cette nouvelle orientation de Vie féminine s’explique par un intérêt accru pour les questions économiques et sociales qui débouche sur une insertion plus grande dans les milieux ouvriers et sur des collaborations régulières avec des acteurs non-catholiques. L’équipe dirigeante de Vie féminine perçoit désormais le mouvement comme un acteur à part entière du changement social et non comme une simple structure d’accommodement aux changements en cours, tout en considérant que la solidarité de classe doit primer sur les solidarités féminines. La perméabilité aux apports des mouvements féministes s’explique également par la reconnaissance étatique du féminisme et par la mise en œuvre de politiques publiques d’égalité et d’éducation permanente auxquelles Vie féminine participe. Cette nouvelle orientation portée par l’équipe dirigeante s’accompagne d’une diversification interne du mouvement qui développe un pluralisme idéologique dont l’objectif est de s’adresser aux jeunes générations tout en ménageant les plus anciennes.

8Tout au long de l’ouvrage, l’autrice souligne les approches différentes de l’émancipation des femmes notamment selon les milieux (rural ou ouvrier), les tensions et les décalages entre les membres et les équipes dirigeantes ainsi que les clivages intergénérationnels que cette question soulève. Mais au-delà de cette pluralisation interne des mouvements, elle montre comment ces deux organisations de masse ont permis aux femmes catholiques de se familiariser progressivement avec de nouveaux modèles conjugaux et familiaux et d’être sensibilisées à l’égalité des sexes. La méthode, celle des petits pas, adoptée par nécessité plus que par conviction, ne doit donc pas conduire à minimiser l’apport de ces mouvements à la diffusion des normes égalitaires. Pour ce faire, l’autrice propose, d’une part, de se concentrer sur les pratiques plutôt que sur les discours en considérant l’identité catholique « non pas en tant qu’idéologie, mais en tant que lien et appartenance à une communauté » et, d’autre part, de mesurer non le résultat ou les positions officielles mais le chemin parcouru, « étant donné les nombreuses barrières que les femmes catholiques avaient à franchir » (p. 231).

9La lecture de cet ouvrage passionnant soulève plusieurs questions, en particulier celle des réactions et adaptations des maris vis-à-vis de ces organisations catholiques féminines qui prônent l’intérêt de la famille avant les intérêts individuels des femmes et considèrent que les sujets définis comme importants (notamment la contraception) sont de la coresponsabilité du couple. De même, si les positions de l’Église catholique sont régulièrement rappelées pour souligner à quel point les associations catholiques féminines s’éloignent progressivement des injonctions normatives du magistère romain, l’analyse des points de vue et des positions de la hiérarchie ecclésiale vis-à-vis de ces mouvements, en particulier au niveau local – à travers l’étude des engagements multiples et des liens entre groupes de femmes, groupes des hommes, organisation paroissiale et clergé local – pourrait permettre de mieux comprendre comment les hommes d’Église ont appréhendé ces mouvements et leur éloignement progressif, et ouvrirait de nouvelles pistes de recherche relatives aux transformations des pratiques et des croyances religieuses ainsi qu’aux modes de pluralisation interne du catholicisme.