Vincent Vilmain, Les femmes juives dans le sionisme politique (1897-1921). Féministes et nationalistes ?
Vincent Vilmain, Les femmes juives dans le sionisme politique (1897-1921). Féministes et nationalistes ?, Paris, Honoré Champion, 2018.
Texte intégral
1Cet ouvrage est le fruit d'une recherche très documentée en archives, localisées en grande partie à Jérusalem. Il se réfère également à des recherches récentes, publiées ces dernières années en Israël, en Europe et aux États-Unis. Ce sujet historique situé au tournant du xixe et du xxe siècle, est observé par l'auteur dans son aspect moderne et contemporain : croisements entre féminisme et nationalisme.
2Pour comprendre le questionnement indiqué dans le titre, il est nécessaire au préalable de définir certains termes en dehors de leurs connotations politiques actuelles. Le sionisme « moderne » est une des réponses à la « question juive » qui subsistait malgré les décrets d'émancipation des juifs en Europe. La solution proposée pour « normaliser » la « condition juive » prônée par les sionistes devait être celle d'une souveraineté nationale, permettant aux juifs pourchassés, victimes de pogromes et autres actes antisémites, d'accéder à une « auto-émancipation », voire à un État, sur le modèle des États-nations européens. Le lieu où cette souveraineté nationale devait se concrétiser était pour nombre d'entre eux la terre à laquelle les juifs aspiraient, au moins spirituellement depuis les temps bibliques : celle dénommée « Sion » dans la liturgie juive, considérée comme la patrie ancestrale du peuple juif. Située alors dans l'Empire ottoman, puis ultérieurement sous mandat britannique, la Palestine avait accueilli depuis la seconde moitié du xixe siècle de nombreux jeunes juifs de Russie et d'Europe orientale venus dans le but de travailler la terre et notamment les régions marécageuses des plaines côtières de la vallée de Jezréel.
3En fait, la question des origines du sionisme politique est en général connue dans le cadre de son rapport à l'antisémitisme de la fin du xixe siècle, et notamment dans celui de la scène de la dégradation du capitaine Dreyfus à laquelle Theodor Herzl, journaliste viennois considéré comme le fondateur du sionisme politique, avait assisté.
4Celui-ci avait donné à son essai sur L'État des Juifs le sous-titre Essai d'une solution moderne à la question juive. C'est dans ce sens qu'il réussit à réunir un premier Congrès sioniste à Bâle, en 1897, acte de naissance d'une Organisation sioniste.
5Vincent Vilmain explique et situe la naissance du sionisme dans le cadre de la modernisation des mondes juifs d'Europe centrale et orientale et notamment de la remise en cause de la voie de l'assimilation qui n'avait pas réussi à enrayer l'antisémitisme. C'est alors que les femmes entrent en scène : partant de la concomitance de l'émergence du féminisme et du nationalisme en Europe, l'auteur observe que de nombreuses femmes juives ont participé aux questionnements identitaires qui traversent le judaïsme de la fin du xixe siècle. Il s’interroge sur les parcours qui se dessinent à partir de leurs expériences et sur leur place dans le développement du mouvement sioniste.
6Le sujet est d'autant plus difficile et original que les nombreux écrits des historiens de la nation n'abordent que rarement la part qu’y prennent les femmes et l'interaction entre nationalisme et féminisme. L’ouvrage surprend par la richesse des faits et des réflexions qu’il accumule sur un sujet ardu et peu développé dans l'historiographie.
7Le sionisme partait du principe que les juifs constituent une nation et pas uniquement une religion. Son objectif initial était pour les uns de trouver un refuge à destination des juifs persécutés (nationalisme territorial) et pour d'autres d'empêcher la disparition de l'identité juive par l'assimilation (nationalisme culturel).
8De nombreux écrits sionistes ou critiques du sionisme ont largement développé les diverses interprétations de l’idéal sioniste du « Juif nouveau » et du « judaïsme musclé », valeurs viriles qui s’opposent à la « passivité » de la diaspora. Certains y ont même vu une intériorisation des défauts que les antisémites assignaient aux juifs. Les premiers sionistes étaient en effet très préoccupés par la perte de dignité du peuple juif et profondément humiliés par les caractères dont les juifs étaient affublés : Juif errant, faible, laid physiquement, passif, voire efféminé. Changer cette image était une de leurs priorités, comme on peut l'observer entre autres, dans la lecture de L'État des Juifs de Herzl.
9Les liens entre nationalisme et féminisme sont souvent très conflictuels. Le nationalisme n’aime pas le féminisme, car pour forger une identité, il est nécessaire de mettre l’accent sur des valeurs traditionnelles conservatrices qui confirment parfois le statu quo patriarcal. Les femmes étant considérées comme les gardiennes de la tradition et de la culture nationales, les réformes qu’elles revendiquent peuvent constituer une menace au projet national. Il y a cependant des cas où le nationalisme se rallie temporairement au féminisme pour réaliser ses objectifs d’autodétermination et de libération. Mais lorsque dans la lutte pour les droits nationaux, il y a contradiction entre les objectifs féministes et nationaux, la solidarité entre femmes sera généralement subordonnée à l’intérêt de la communauté nationale.
10L’auteur se concentre sur la période de la fondation de l'Organisation sioniste (1897) et des premiers Congrès, jusqu'à celui de 1921 (Congrès de Karlsbad), dates dictées par son choix de traiter du « sionisme politique ». Le Congrès de Karlsbad allait clore la prééminence du sionisme politique à la suite du retrait de Max Nordau et d’Alexandre Marmorek, amis et adeptes de Herzl, mort en 1904. Il tient aussi compte de la création en 1920 de la Women International Zionist Organization (Organisation internationale des femmes sionistes) connue sous le sigle WIZO, qu’il considère comme une étape importante, voire comme un tournant dans l'action des femmes dans le sionisme.
11Honorables invitées au premier congrès, puis déléguées à part entière, les femmes, bien que minoritaires dans les assemblées, furent loin d'être passives. L'auteur suppose que certaines d'entre elles avaient dû faire un lobbying actif auprès des dirigeants sionistes, notamment, la déléguée américaine Emma Gottheil et l'activiste sioniste Myriam Schach. D’où, probablement, la décision des dirigeants sionistes d'accorder aux femmes le droit de vote dès le second congrès de 1898.
12L’autre fait peu connu et rapporté par l'auteur concerne les suites de l'activité politique d'un certain nombre d'entre celles qui, en marge de ce même congrès de 1898, avaient rédigé un « Appel aux femmes juives », en vue de créer « une union internationale de toutes les femmes juives qui auront à cœur de contribuer à cette œuvre de salut national » (p. 62).
13Il semblerait cependant que très peu de documents aient été conservés par les multiples comités sionistes féminins qui virent le jour à la fin du xixe et au début du xxe siècle. L'auteur cite l’une des trois associations féminines viennoises, Zion, fondée par Sidonie Kahn en 1890, les associations sympathisantes Moriah et Hadassah, fondées au début des années 1890, ainsi que l'Union des femmes juives nationales, fondée à Berlin en 1900.
14La seconde partie du livre est consacrée à la naissance et au développement d'organisations féminines sionistes impressionnantes : la Hadassah (1912) aux États-Unis, le VJFKAP (Associations des femmes juives pour un travail culturel en Palestine) en Allemagne, la WIZO au Royaume-Uni, laquelle crée des branches dans divers pays d'Europe. Toutes (sauf celle d'Allemagne à la montée du nazisme) s'investissent dans diverses actions en Palestine : œuvres de santé, ateliers de dentelles, création d'une ferme-école féminine en Galilée.
15Ces organisations représentèrent un apport considérable au développement et à l'établissement du futur foyer juif. Le premier objectif de Hadassah dirigée par Henrietta Szold fut d'améliorer les conditions de santé dans la région, alors frappée par la malaria, la malnutrition et la mortalité infantile. Elle envoya des équipes d'infirmières et de médecins, créa des centres de pédiatrie et mena des opérations de distribution de lait gratuit pour les jeunes mamans. Grâce à cela, la mortalité infantile atteint en quelques années le niveau des pays les plus développés de l'époque. Hadassah inaugura en 1925 un hôpital et une école de médecine au Mont Scopus, à Jérusalem ; ses actions se poursuivirent même lors de la période des persécutions nazies, par le sauvetage de nombreux enfants d'Allemagne vers le foyer juif en Palestine.
16La WIZO, créée en 1920 à Londres, avait établi des groupes de femmes dans toute l'Europe. Les fondatrices, Edith Eder, Rebecca Sieff et Vera Weizmann, qui avaient effectué un voyage en Palestine, avaient compris l'importance de la formation des femmes à l'agriculture et la nécessité du combat de l'égalité hommes-femmes dans ce secteur. Elles aideront à créer des écoles d'agriculture pour adapter le travail agricole aux femmes. En 1920 est créée une organisation féminine locale liée à Hadassah : l'Organisation des femmes hébraïques (Histadrut Nashim Ivriot) qui s'occupera du travail social.
17Ces trois organisations s'uniront par la suite (1933) au sein d'une « Fédération de femmes sionistes ».
18Parallèlement à la description des actions sociales et philanthropiques des femmes venues apporter leur aide de l'étranger, l'auteur retrace le parcours des luttes des femmes pour l’égalité et notamment pour l'obtention du droit de vote dans les assemblées. Il décrit le processus de construction de l'image de la femme pionnière émancipée, valorisée notamment dans des productions cinématographiques.
19Cette dernière partie déborde un peu du cadre du sujet que l'auteur avait prévu. Mais ce « débordement » a l'avantage de nous introduire dans l'épopée hors du commun de ces femmes qui avaient réclamé timidement un rôle dans le projet sioniste et qui dorénavant prendront une place centrale dans l'image mythique du futur État juif aux yeux du monde.
20L'action importante des pionnières et des organisations qui les soutenaient ouvre un espace qui permet d'aborder les parcours et les rôles des femmes dans le sionisme, à distance des mythes et des idées reçues.
Pour citer cet article
Référence papier
Nelly Las, « Vincent Vilmain, Les femmes juives dans le sionisme politique (1897-1921). Féministes et nationalistes ? », Archives de sciences sociales des religions, 200 | 2022, 324-326.
Référence électronique
Nelly Las, « Vincent Vilmain, Les femmes juives dans le sionisme politique (1897-1921). Féministes et nationalistes ? », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 200 | octobre-décembre 2022, mis en ligne le 31 décembre 2022, consulté le 26 mars 2023. URL : http://journals.openedition.org/assr/69121 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.69121
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