• 1 La résignation in favorem en Cour de Rome consiste à se démettre d’un bénéfice entre les mains du (...)

1À la fin de l’Ancien Régime, bien qu’il soit un bénéfice et non un état comme peut l’être l’état ecclésiastique ou l’appartenance à un ordre religieux, le canonicat séculier pourrait parfois être désigné comme la forme particulière que prend la vocation ecclésiastique dans les milieux de la robe urbaine (McManners, 1960 ; Nédélec, 1997 ; Charles, 2004 ; Da Silva, 2005 ; Nélidoff, 2006). La pratique de la résignation in favorem des bénéfices en Cour de Rome1, qui permet de conserver un canonicat au sein d’une même famille pendant plusieurs générations et le privilège de nomination que possèdent plusieurs chapitres tendent à réserver les places de chanoines à de jeunes clercs issus surtout de la noblesse et des élites de robe. Bien que les décrets tridentins excluent théoriquement du canonicat les ecclésiastiques qui n’ont pas reçu les ordres majeurs, les chapitres français continuent à accueillir de jeunes chanoines minorés ou tonsurés, dont toute la carrière ecclésiastique s’effectue dans l’ordo canonicus. En embrassant l’état ecclésiastique, un jeune homme issu d’une famille influente possède donc l’assurance d’obtenir rapidement un canonicat, ce qui facilite vraisemblablement, voire détermine la vocation cléricale.

• 2 Cet article s’inscrit dans le prolongement d’une thèse de doctorat publiée sous forme abrégée (Hou (...)
• 3 Archives de l’évêché de Versailles, IVA1, Statuts du chapitre cathédral de Versailles, s. d. (1802 (...)

2La Révolution et le Concordat transforment en profondeur les modalités de recrutement des chapitres français2 : la nationalisation des biens du clergé décidée en novembre 1789 entraîne la destruction de l’ancien système bénéficial sur lequel s’appuyait l’univers capitulaire ; la Constitution civile du clergé du 12 juillet 1790 supprime la totalité des chapitres tant cathédraux que collégiaux (Dean, 2014 : 288). La fermeture sociale des chapitres, perçus comme le refuge de la « caste nobiliaire dans le clergé » (Mathiez, 1911 : 327), contribue alors à déterminer la Constituante à les disperser. Le Concordat de 1801 permet la création de chapitres uniquement dans les cathédrales des diocèses établis par la nouvelle circonscription. Le choix des huit titulaires qui composent le chapitre cathédral concordataire est remis entre les mains de l’évêque aux dépens des anciens mécanismes de cooptation. Enfin, les statuts capitulaires donnés au chapitre de Notre-Dame de Paris, rapidement étendus à la presque totalité des cathédrales françaises, doublent les prescriptions tridentines en fermant l’accès au chapitre aux ecclésiastiques qui ne possèdent pas l’ordre de la prêtrise3 : en 1818, M^gr Dombidau de Crouseilhe, évêque de Quimper, désireux précisément de renouer avec des pratiques d’Ancien Régime, tente de conférer le canonicat à un jeune séminariste, mais est contraint de renoncer à ce projet, jugé contraire aux statuts des chapitres et aux lois organiques (Le Gallo, 1991 : 678-679). Par la force des choses, la vocation ecclésiastique au xix^e siècle est donc avant tout une vocation au ministère paroissial, qui s’impose comme un passage obligé pour tout prêtre de l’époque concordataire : dans les diocèses de Vannes et de Saint-Brieuc, les jeunes prêtres sont d’abord très majoritairement employés comme vicaires avant d’exercer comme desservants ; leur principale perspective d’avancement n’est pas le canonicat, mais la promotion à une cure de plein titre, qui leur assure les avantages d’un meilleur traitement et surtout de l’inamovibilité (Gicquel, 2008 : 71-80).

• 4 A.N., F¹⁹7612, Dépenses variables et accidentelles payables sur les centimes facultatifs, départem (...)

3Pourtant, les évêques du début de l’époque concordataire, bien qu’ils soient conscients de l’ampleur des transformations révolutionnaires, gardent un horizon d’Ancien Régime. En 1811, M^gr de La Tour d’Auvergne, évêque d’Arras, estime qu’il faut regarder le canonicat comme une « perspective qui puisse engager les personnes d’une classe [é]levée, ou du moins aisée, à embrasser l’[é]tat ecclésiastique4 ». Trois ans plus tard, sous la première Restauration, l’archevêque de Toulouse M^gr Primat tient le même langage :

• 6 A.D. 38, 2V6, Lettre de l’évêque de Grenoble au préfet de l’Isère, 17 juillet 1839.

6La chute des vocations dans les milieux aisés après la Révolution est un phénomène bien renseigné. Ainsi la raréfaction des nobles dans le clergé est-elle pour Samuel Gicquel l’un des traits marquants de l’époque concordataire (Gicquel, 2008 : 24) : dans les diocèses où le recrutement est abondant, les nobles ne représentent plus qu’une part infime des aspirants aux ordres sacrés. Pour la noblesse du xix^e siècle, l’engagement catholique ne prend que rarement la forme de la vocation sacerdotale (Montclos, 2013 : 79-80). Celle-ci, lorsqu’elle éclot, est parfois mal reçue par l’entourage : si l’on en croit son biographe, l’entrée d’Armand-Paul Cardon de Garsignies dans le clergé est regardée par ses amis comme une « barbare immolation » (Maitrias, s. d. : 2). En partie détachée de la pratique religieuse, la bourgeoisie, surtout la plus haute, demeure souvent elle aussi à l’écart des séminaires concordataires. La bonne bourgeoisie représente ainsi moins du dixième des effectifs du clergé du xix^e siècle (Gough, 1996 : 21). « Les classes aisées ne donnent presque plus aucun de leur membre au sacerdoce qui se recrute dans la partie déshéritée des classes rurales », écrit à la fin du siècle Émile Ollivier, qui note de surcroît que les ordres religieux, reconstitués à partir des années 1840, captent l’« élite de ceux qui se sentent portés à la vie apostolique » (Ollivier, 1879 : 520). Si les plus pauvres, dont les familles ne sont pas en mesure de financer les études cléricales, demeurent à l’écart du recrutement sacerdotal (Gicquel, 2016 : 107), les cultivateurs, ou, dans les diocèses moins fervents, les artisans fournissent désormais l’immense majorité des vocations. Tout au long du xix^e siècle, l’épiscopat ne cesse de se plaindre de cette sous-représentation des élites sociales au sein de leur clergé. « Les ecclésiastiques, du moins en général, ne sont point nés dans la classe aisée de la société », remarque ainsi l’évêque de Grenoble en 18396. Dès le début de l’époque concordataire, plusieurs évêques sont donc déjà conscients des transformations sociales qui affectent leur clergé : sans doute ont-ils une perception très vive du fossé social et culturel qui les sépare souvent des candidats auxquels ils imposent les mains.

• 7 A.D. 38, 2V6, Lettre de l’évêque de Grenoble au préfet de l’Isère, 17 juillet 1839.
• 8 A.N., F¹⁹910, Lettre de l’évêque de Versailles, 8 février 1818.

8Il faut noter néanmoins que le traitement des chanoines – 1 000 francs sous l’Empire, 1 500 francs à partir de la Restauration – reste relativement peu élevé, ce qui situe les chanoines dans la frange basse de la catégorie des fonctionnaires intermédiaires telle que l’a définie Jean-Paul Jourdan (1991 : 235-236). Cela contribue à expliquer les plaintes régulières des évêques sur l’insuffisance du traitement de leurs chanoines : contrairement aux curés de première classe, qui perçoivent de l’État le même traitement, les chanoines doivent se loger par leurs propres moyens et ne touchent pas le casuel. « Avec le traitement du canonicat, il n’est guère possible de vivre », si l’on en croit l’évêque de Grenoble, qui affirme avoir essuyé de nombreux refus de la part d’ecclésiastiques auxquels il a proposé une place de chanoine7. Pour que le canonicat puisse être véritablement un « état analogue » à la bourgeoisie, il faudrait donc revaloriser significativement le traitement qui y est attaché. Il reste toutefois attractif : malgré les plaintes récurrentes des évêques, le nombre des aspirants au canonicat semble avoir généralement dépassé celui des places disponibles, et les évêques réussissent presque toujours à pourvoir rapidement d’un nouveau titulaire une stalle vacante. « Vous me demandez un canonicat. Je n’en ai pas, je ne puis que vous assurer de ma bonne volonté, elle est tout entière pour vous. Quand on n’a que 8 canonicats on n’a pas souvent l’occasion d’en donner. Vous êtes le 10^e qui m’en demandez et je n’en promets point », écrit ainsi l’évêque de Versailles à l’un des prêtres de son diocèse sous la Restauration8.

• 9 Nous nous sommes appuyés pour cette enquête sur l’échantillon de douze diocèses concordataires à p (...)
• 10 A.N., F¹⁹826-832.

9Pour évaluer la place qu’occupe le canonicat comme moyen de faciliter l’éclosion de vocations dans les classes aisées, il est nécessaire d’examiner l’itinéraire des ecclésiastiques qui accèdent à une stalle de la cathédrale à l’époque concordataire9 : c’est dans la mesure où cet itinéraire s’écarte de celui des simples prêtres, c’est-à-dire de la masse des desservants issus de la paysannerie, qu’il sera possible de mettre en évidence le pouvoir d’attraction du canonicat pour les fils de la bourgeoisie. Malheureusement, les conditions précises dans lesquelles se manifeste la vocation des chanoines du xix^e siècle sont généralement mal connues. Il faut donc se reporter aux quelques biographies de chanoines, qui présentent des récits très stéréotypés, dans lesquels il serait impensable de mentionner explicitement les déterminations sociales de la vocation. « La grâce de Dieu parla […] à l’oreille de son cœur et l’appela au sacerdoce en l’inclinant doucement vers les choses saintes », écrit ainsi le biographe de Charles-Florimond Tavernier, chanoine de Soissons (Poindron, 1866 : 3). Le futur chanoine typique est né dans une famille chrétienne fervente ; à cet égard l’abbé Tavernier, dont le père ne pratique pas et n’est pas favorable à sa vocation, est une exception (Poindron, 1866 : 8). La vocation est souvent précoce : les états des élèves ecclésiastiques dressés sous l’Empire montrent qu’elle se déclare généralement entre douze et dix-huit ans10. Le chanoine s’est engagé dans la carrière ecclésiastique après avoir étudié au petit séminaire, « berceau [des] vertus cléricales » (Poindron, 1866 : 4), ou auprès d’un curé. Le biographe de Léon-Joseph Armand Descordes souligne ainsi l’influence sur le jeune garçon d’un prêtre qui a ouvert à Angoulême un pensionnat destiné aux enfants des « meilleures familles du pays », puis le rôle du petit séminaire de Saint-Jean-d’Angély, où l’un de ses professeurs lui inspire le « goût du travail, mais surtout l’amour du bon Dieu et la dévotion envers la [S]ainte Vierge » (Blanchet, 1896 : 26). La vocation étant, conformément à la culture sulpicienne, envisagée essentiellement comme un appel surnaturel validé par l’institution ecclésiale (Gicquel, 2008 : 37), ses déterminations sociales, si l’on excepte l’importance d’un cadre familial solidement religieux, ne sont jamais évoquées même si, comme on le voit dans le cas du chanoine Descordes, il est possible de deviner les efforts déployés par certains prêtres pour encourager les enfants de familles aisées à s’engager dans la carrière ecclésiastique.

• 11 A.N., F¹⁹3045, Lettre du préfet de la Haute-Garonne, 25 janvier 1835.
• 12 A.N., F¹⁹2851, Lettre du préfet de l’Aisne, 2 avril 1838.
• 13 A.N., F¹⁹2851, Nomination à un canonicat vacant du 20 février 1838.
• 14 A.N., F¹⁹2836, Nominations aux titres ecclésiastiques, 18 février 1835.
• 15 A.N., F¹⁹2800, Lettre de l’évêque de Grenoble, 24 juillet 1840.
• 16 A.N., F¹⁹907², Nomination de chanoine, 19 juin 1821.
• 17 A.N., F¹⁹907², Lettre de l’évêque de Metz au ministre des Cultes, 19 juin 1821.
• 18 A.N., F¹⁹2818, Lettre de l’évêque d’Angoulême au ministre des Cultes, 24 septembre 1832.

10En l’absence d’affirmations explicites, l’âge auquel les chanoines issus de l’élite sociale sont nommés au canonicat fournit sur ce point quelques indications : en effet, la promotion rapide à une stalle de la cathédrale peut laisser penser que le canonicat reste l’horizon naturel de la vocation de ces ecclésiastiques. Très peu nombreux dans le clergé concordataire, les prêtres d’extraction noble restent surreprésentés dans les cathédrales : sous la monarchie de Juillet, ils représentent encore 6,5 % des nominations canoniales alors que leur proportion est devenue infime à l’échelle de l’ensemble du clergé. Ils semblent ainsi bénéficier d’un avantage notable dans l’obtention du canonicat, comme le suggère leur relative jeunesse à l’admission dans le chapitre. Issu d’une famille noble et fortunée, Adolphe de Juillac devient à 36 ans chanoine de la métropole de Toulouse après avoir exercé dans la même église en tant que vicaire11. Le chapitre de Soissons accueille quant à lui deux ecclésiastiques nobles : Frédéric-Gabriel de Marguerye, ancien chanoine de Besançon, nommé titulaire en 1834 à 33 ans12, et Armand-Paul de Garsignies, ancien vicaire de la cathédrale et chanoine honoraire d’Amiens, chanoine titulaire de Soissons en 1838 à 35 ans13, âge d’autant plus bas que l’abbé de Garsignies s’est tardivement engagé dans la carrière cléricale. Aux quelques prêtres nobles s’ajoute un groupe plus consistant de chanoines issus d’une bourgeoisie parfois très fortunée, qui représentent environ le cinquième des chanoines de formation concordataire : Georges-Claude Chalandon, fils d’un riche négociant lyonnais, accède au canonicat de Metz en 1835 à 31 ans14. À Grenoble, Melchior Périer, issu d’une « honorable famille15 » peut-être liée à celle du banquier et ministre Casimir Perier, obtient le canonicat en 1834 à 35 ans alors qu’il réside depuis plusieurs années à l’évêché, ce qui suggère qu’il bénéficie très tôt de la faveur de son évêque. Quant à Gustave Jauffret, issu d’une famille de notables provençaux, il obtient le canonicat de Metz à 23 ans, deux semaines seulement après son ordination sacerdotale conférée en vertu d’une dispense d’âge16. Il est possible de supposer que le jeune ecclésiastique, neveu de l’évêque, qui désire le fixer auprès de lui17, avait à l’esprit en entrant dans le clergé les perspectives de promotion que lui offrait sa situation familiale. On pourrait en dire autant du jeune abbé Guigou, nommé une décennie plus tard au canonicat à 26 ans par son oncle évêque d’Angoulême18.

• 19 A.N., F¹⁹2818, Nomination de chanoine, 12 avril 1830.
• 20 A.N., F¹⁹826, État des jeunes gens qui se destinent à l’état ecclésiastique, diocèse d’Arras, 1811 (...)

13Les abbés Parenty et Proyart évitent ainsi la carrière la plus ordinaire chez les chanoines formés après le Concordat : en France, environ 60 % des chanoines promus à l’époque où Proyart obtient le canonicat sont passés par la direction d’une paroisse. Tout se passe comme si le canonicat était la place naturelle des deux ecclésiastiques issus de la bonne bourgeoisie de l’Artois, employés à l’évêché et rapidement agrégés au chapitre comme chanoines honoraires. Leur itinéraire pourrait ainsi laisser penser que M^gr de La Tour d’Auvergne s’est efforcé de mettre en œuvre sa vision du canonicat comme moyen d’encourager les vocations dans les couches supérieures de la société. Bruno Dissaux, fils d’un médecin, obtient quant à lui le canonicat à 46 ans après être passé directement du vicariat de la cathédrale à une importante cure inamovible (Parenty, 1854 : 272), sans avoir vécu par la condition de desservant amovible. Issu d’un milieu bourgeois, mais moins aisé et considéré que celui de Proyart ou de Parenty, l’abbé Dissaux est promu un peu plus tardivement et a connu l’univers de la paroisse, tout en suivant un itinéraire peu ordinaire : la majorité des curés inamovibles ont d’abord exercé comme desservants. Cet élément d’originalité pourrait donc s’expliquer par l’extraction du chanoine. Néanmoins, ce modèle ne se vérifie pas dans le cas de Louis-Joseph Ansel, nommé chanoine d’Arras en 1830 à 43 ans après avoir accompli l’essentiel de sa carrière comme professeur de théologie au grand séminaire19 : né d’un père journalier, il n’a pu mener à bien ses études qu’avec l’aide de la bourse accordée par l’État20, ce qui ne l’empêche pas d’obtenir assez précocement le canonicat sans n’avoir jamais exercé le ministère paroissial.

• 21 A.N., F¹⁹2802, Lettre du préfet de la Moselle au ministre des Cultes, 9 mai 1833.
• 22 A.N., F¹⁹2836, Lettre de l’évêque de Metz au ministre des Cultes, 6 décembre 1831.

15Des ecclésiastiques nés de parents pauvres, tel Louis-François Masson21, chanoine de Metz à 36 ans, « recommandable par les services qu’il a rendus jusqu’ici à l’administration » diocésaine22 peuvent ainsi mener une carrière très comparable à celle de leurs confrères socialement plus favorisés. Si les évêques, souvent issus de la bonne bourgeoisie, voire de la noblesse, cherchent souvent à s’entourer de collaborateurs originaires du même milieu, ils peuvent toutefois accorder leur faveur à des ecclésiastiques d’extraction modeste, comme l’illustre le cas extrême de Jean-Baptiste Dengihoul-Olivier : fils de concierges, Dengihoul obtient la faveur de l’évêque de Chartres avant même son entrée au séminaire ; secrétaire du prélat alors qu’il est encore simple clerc minoré, il est chanoine honoraire le jour de son ordination et chanoine titulaire à 31 ans (Sevrin, 1955 : 70-71). La vocation de l’abbé Dengihoul, très probablement encouragée par les perspectives de promotion, montre que le régime de faveur qui préside à l’attribution des canonicats (Boutry, 1986 : 266) ne profite pas seulement aux fils de la bourgeoisie, mais plus généralement aux jeunes ecclésiastiques qui parviennent à s’introduire dans l’entourage du prélat.

• 23 A.N., F¹⁹2828, Note sur M. Jonche, s. d. (vers 1835).
• 24 A.N., F¹⁹2828, Lettre du préfet de la Côte-d’Or au ministre des Cultes, 30 novembre 1835.
• 25 A.N., F¹⁹5728, Lettre anonyme contre M. Jonche, s. d. (vers 1835).

16Certes, pour s’attirer les faveurs épiscopales, l’appartenance à une classe sociale favorisée et instruite est un atout incontestable, mais un évêque peut également chercher à s’entourer d’ecclésiastiques d’origines obscures pour mieux se les attacher. Le cas de la politique de nomination de M^gr Rey, évêque de Dijon de 1832 à 1838, le montre bien. Du fait de l’hostilité du clergé local et des élites urbaines légitimistes, le prélat choisit des collaborateurs peu considérés qu’il tente de placer dans son chapitre : ainsi l’évêque présente-t-il en 1835 au canonicat son secrétaire particulier l’abbé Jonche, âgé de vingt-sept ans, renvoyé à perpétuité du séminaire d’Aix pour immoralité. « Il s’attacha à M. Rey, commente le préfet de la Côte-d’Or, lorsque ce dernier éprouvait des difficultés pour son sacre, et sur sa présentation il reçut en six semaines tous les ordres mineurs et majeurs23. » Si l’extraction du candidat n’est pas précisée, sa promotion ne semble guère liée à la position qu’occupe sa famille, qui n’intervient pas dans les démêlés que sa nomination cause avec le clergé dijonnais comme avec l’administration civile. Loin de posséder l’éducation et l’urbanité requise, l’abbé Jonche se signale dans ses relations avec les laïcs par la « rudesse de ses formes24 » et est perçu comme un « intrigant venu d’Aix25 » et non comme un ecclésiastique susceptible d’être promu à raison de ses origines familiales.

• 26 A.N., F¹⁹2818, Lettre de l’évêque d’Angoulême au ministre des Cultes, 16 novembre 1844.
• 27 A.N., F¹⁹2847, Lettre de l’évêque de Saint-Brieuc au ministre des Cultes, 12 septembre 1832.
• 28 A.N., F¹⁹2827, Lettre du préfet du Puy-de-Dôme, 12 octobre 1838.
• 29 Archives de l’évêché de Toulouse, Archives de M^gr Claude-François Primat, Mémoire sur les moyens d (...)

18De plus, la volonté d’attribuer prioritairement les places de chanoines aux enfants de l’élite entre en conflit avec les conceptions méritocratiques du canonicat qui s’affirment de plus en plus nettement au fil de l’époque concordataire (Boutry, 1986 : 266) : le canonicat doit être une « juste récompense26 ». Si les services rendus au diocèse ou, plus particulièrement, à l’évêque, sont fréquemment mentionnés, ces conceptions accordent une importance décisive à l’ancienneté : au début de la monarchie de Juillet, l’évêque de Saint-Brieuc, qui déclare avoir hésité entre deux candidats, affirme avoir finalement attribué le canonicat au plus âgé27. L’ancienneté compense parfois l’absence d’aptitudes saillantes28. « Les chapitres sont destinés à servir de retraite à ces vieux combattants dont les cheveux ont blanchi sous les drapeaux de leur divin ma[î]tre, ou à couronner les efforts de ces héros courageux qui se sont distingués dans la glorieuse carrière des travaux apostoliques », énonce ainsi dès 1810 un mémoire rédigé pour l’archevêque de Toulouse M^gr Primat29 qui insiste pourtant à la même époque sur la nécessité de pouvoir fournir aux fils de la bourgeoisie un état analogue à celui qu’ils tiennent dans le monde. Dans cette conception méritocratique, certes très partiellement mise en œuvre, mais relayée notamment par les préfets après 1830, le canonicat est le couronnement de la carrière paroissiale et suppose de longues années de labeur dans une succursale, puis dans une cure de canton : en moyenne, les chanoines issus d’une cure l’ont obtenue à 48 ans et sont nommés à une stalle de la cathédrale à 62 ans.

• 30 A.N., F¹⁹2847, Nomination de chanoine, 3 juin 1836.
• 31 A.N., F¹⁹2818, Lettre de l’évêque d’Angoulême au ministre des Cultes, 24 janvier 1845.
• 32 A.N., F¹⁹2821, Lettre du préfet au ministre des Cultes, 23 septembre 1835.
• 33 A.N., F¹⁹2818, Lettre de l’évêque d’Arras au ministre des Cultes, 11 mai 1844.

19Ainsi les ecclésiastiques issus de familles de notables promus au canonicat sous le régime de Juillet ont-ils souvent dû passer eux-mêmes par le ministère pastoral. C’est le cas par exemple de Jean-Baptiste Souchet : frère du maire de Merdrignac et signalé pour sa fortune personnelle, l’abbé Souchet, après des années d’enseignement, passe par la suite treize ans dans la cure de Merdrignac avant d’être nommé à 50 ans chanoine de Saint-Brieuc en 183630. À Angoulême, Léon-Joseph Armand Descordes, fils d’un député au Conseil des Cinq-Cents du Directoire devenu sous la Restauration premier président de la cour d’appel de Poitiers, passe par le vicariat de la cathédrale, l’aumônerie d’un couvent de religieuses et deux cures de canton avant d’être promu au canonicat en 1845, à l’âge de 44 ans (Blanchet, 1896). À sa nomination, l’évêque insiste particulièrement non sur la considération dont jouit sa famille, mais sur ses mérites de prédicateur et le zèle qu’il a montré pour rétablir le petit séminaire31. Chanoine de Bayonne à 41 ans, Jacques Saupiquet, fils d’un « vieillard respectable qui jouit d’une honnête aisance » et siège pendant quarante ans au conseil municipal de sa commune d’Arudy, a occupé la succursale de Louvie, puis le doyenné-cure de Morlaàs ; encore sa nomination au chapitre de la cathédrale a-t-elle été hâtée par sa surdité, qui l’empêche d’exercer ses fonctions de curé, et par la démission du premier candidat pressenti par l’évêque32. Quoiqu’il arrive qu’un évêque promette verbalement une stalle à un ecclésiastique plusieurs mois avant sa nomination effective, une telle promesse demeure toujours « subordonnée à l’exigence des circonstances33 », par exemple à la nécessité où peut se trouver l’évêque d’attribuer un canonicat à un vieux curé infirme devenu incapable de supporter la charge d’une paroisse ou à l’un de ses collaborateurs qu’il veut pourvoir d’un traitement. Il paraît donc hautement invraisemblable de supposer que des ecclésiastiques comme les chanoines Souchet ou Descordes ont répondu à leur vocation du fait de l’assurance d’occuper un jour un canonicat qu’ils n’obtiennent qu’assez tard et après avoir rempli diverses fonctions.

• 34 A.N., F¹⁹2836, Lettre de l’évêque de Metz au ministre des Cultes, 13 novembre 1847.
• 35 A.N., F¹⁹2818, Lettre de l’évêque d’Angoulême au ministre des Cultes, 6 septembre 1832.

20La valorisation d’un mérite étroitement associé à l’ancienneté dans le ministère bénéficie non seulement aux curés-doyens, mais aussi à des ecclésiastiques employés à des fonctions beaucoup moins importantes et prestigieuses. C’est ce que montre la nomination en 1847 de Valentin Schmidt à un canonicat de la cathédrale de Metz. Schmidt est promu en tant que « l’un des desservants les plus anciens et les plus méritants ». « Je suis bien aise, commente l’évêque, de donner par ce choix à la classe si respectable de nos desservants un témoignage de mon souvenir reconnaissant pour leur dévouement et leurs services dans les paroisses rurales34. » Il s’agit donc ici de complaire non aux ambitions que la bourgeoisie peut nourrir pour ses enfants engagés dans la carrière cléricale, mais de valoriser les petits desservants des succursales rurales et peut-être d’encourager parmi eux l’émulation. À mesure que les vestiges de l’Ancien Régime s’effacent, les évêques sont conduits à prendre en compte les attentes de leur clergé, qui accepte de plus en plus difficilement les promotions exclusivement liées à la naissance du sujet qu’elles distinguent et tend de plus en plus à considérer qu’il convient qu’un évêque dispose des places de chanoines avant tout « en faveur d’anciens prêtres appartenant au pays35 » : dès l’époque de la Restauration, l’abbé Le Sage, chanoine de Saint-Brieuc, se plaint du « projet d’anoblir le chapitre » que semble avoir formé son évêque M^gr de La Romagère (Le Sage, 2012 : 225). Dans de telles conditions, il semble impossible de garantir le canonicat à un jeune homme entrant dans les études cléricales.