• 1 L’ensemble des données relatives aux aumôniers militaires de l’Empire et de la Restauration sont e (...)

2En l’absence d’une filière propre de formation de son personnel, l’aumônerie militaire n’a pas moins été confrontée au défi permanent d’un recrutement qui ne pouvait se faire qu’en puisant dans le vivier plus ou moins fourni des diocèses, avec la contrainte supplémentaire de devoir répondre aux attentes des autorités publiques et militaires dont ses emplois relevaient également. Comme dans tout schéma vocationnel, le passage d’un clerc à l’ombre des drapeaux peut être décrit comme une double élection, à l’intersection des aspirations d’un individu singulier et des besoins et exigences de l’institution qui l’accueille (ou non) en son sein. Ce sont les logiques qui président à cette rencontre qu’on voudrait éclairer, à partir du cas des prêtres catholiques au service des armées françaises, du début du xix^e siècle à la guerre franco-allemande – parce qu’elle introduit d’autres problématiques, sur fond d’affirmation du nouveau régime, l’aumônerie militaire de la Troisième République (Seigan, 2010 ; Boniface, 2012) ne sera pas traitée ici. La centralisation de la gestion des carrières des aumôniers au niveau national, à compter du Premier Empire, permet en effet d’en dresser, sur la base des dossiers conservés tant aux Archives nationales qu’au Service historique de la Défense, un portrait détaillé dont se nourrissent les analyses qui suivent1. Mais ont également été mises à profit, lorsqu’elles ont été conservées dans ces mêmes dossiers, leurs correspondances avec leurs supérieurs ecclésiastiques, ainsi que les ouvrages publiés par ou sur ces clercs (un peu plus d’une cinquantaine au total).

• 2 Sur l’aumônerie anté-révolutionnaire, voir également Poinard, 2012.
• 3 Le nombre inclut sept chapelains de l’hôtel des Invalides, considéré depuis 1815, sur le plan reli (...)

4Même si elle tranchait avec sa devancière d’Ancien Régime, pratiquement laissée entre les mains des chefs de corps et, partant, « peu lisible » (Meyer, 2016 : 51)2 l’aumônerie de l’armée de terre et de la marine ne désignait pas, au xix^e siècle, une réalité unique, alors même qu’elle a regroupé, sur la période retenue, un contingent d’ecclésiastiques non négligeable, quoique fort inégalement réparti dans le temps. L’Empire et (surtout) la Restauration en ont totalisé 688, relevant, pour la quasi-totalité d’entre eux3, de la Grande Aumônerie de France, le département de la Maison de l’empereur ou du roi chargé de pourvoir aux besoins cultuels du souverain et, par extension, des hommes à son service. Attachés à des établissements militaires (ports, forteresses, écoles et hôpitaux), à des vaisseaux et, à compter de 1816, à chaque régiment, ils constituèrent pour la première fois en France, malgré la diversité de leurs emplois, une aumônerie militaire structurée sous la direction d’un unique supérieur ecclésiastique.

• 4 Sur l’organisation de l’aumônerie militaire sous le Second Empire, voir Boudon, 1997 : 178-218.

5À cette organisation nationale, basée sur une logique personnelle, fut opposé, après la suppression de la Grande Aumônerie par le régime de Juillet, un modèle territorial. Une ordonnance du 10 novembre 1830 ne conserva que les aumôniers sédentaires, uniquement là où le clergé paroissial était insuffisant pour pourvoir aux besoins cultuels et sacramentels de la troupe. Elle réduisit, concrètement, l’aumônerie aux établissements militaires et à un personnel d’extraction locale, hormis une poignée de prêtres accompagnant l’armée d’Afrique et d’aumôniers embarqués. Le Second Empire intervint pour régulariser ces deux derniers cas de figure. Un décret du 31 mars 1852 créa un corps des aumôniers de la flotte, fort d’une soixantaine de membres placés sous la direction d’un aumônier en chef. Dans l’armée de terre, 45 prêtres reçurent, le temps de la campagne, une commission d’aumônier dans les corps d’armée et divisions de l’armée d’Orient (1854-1856), une trentaine en Italie (1859-1860) et une dizaine au Mexique (1862-1867). Plusieurs, parmi eux, cumulèrent deux ou trois campagnes. Mais ni la renaissance de la Grande Aumônerie en 1857, pourtant pourvue d’un bref pontifical établissant sa juridiction spirituelle sur les troupes françaises en dehors du territoire national, ni la nomination en 1866 de son vicaire général, l’abbé Lainé, comme aumônier en chef de l’armée, ne débouchèrent sur une organisation pérenne et efficace, faute de moyens4. Et les 46 aumôniers nommés au début de la guerre avec la Prusse furent pour ainsi dire livrés à eux-mêmes dès les premières défaites. Ils purent compter, en revanche, sur l’engagement de centaines de prêtres volontaires, formellement reconnus ou non par les autorités militaires, qui portent à plus de 500 le nombre des prêtres au service des combattants français pendant toute la durée du conflit (Belin, 1972). Même si on s’intéressera ici prioritairement aux aumôniers régulièrement nommés, il importait d’avoir à l’esprit la diversité des expériences et situations que recouvre, dans la France du xix^e siècle, l’appellation d’« aumôniers militaires », puisqu’elle a nécessairement pesé, entre autres facteurs, sur le recrutement du clergé appelé à remplir ces fonctions.

• 5 À l’exclusion des régiments suisses et des compagnies de la Maison militaire du roi, dont les plac (...)

7Une première conséquence, au regard du passé de l’institution, fut la quasi-disparition de la mainmise des laïcs sur la composition de ce personnel. Jusqu’en 1830, soixante-quinze aumôniers (de régiment5 d’écoles militaires ou de la marine) furent nommés à la requête, directe ou indirecte, de leur futur supérieur laïc, soit environ 11 % de l’effectif total. Deux tiers d’entre eux le furent entre 1817 et 1819, lorsque l’obligation de pourvoir les nouvelles places dans un délai raisonnable rendait plus utile le concours des chefs de corps. Autour de 20 % des nominations annuelles durant ces trois années, la proportion déclina jusqu’à devenir nulle à la fin de la décennie suivante. Cette politique, également observée pour les transferts d’un poste à un autre, aboutit en 1830 à ce que rares fussent les aumôniers préalablement choisis par leur colonel. Sans doute les recommandations et sollicitations de personnalités laïques – civiles et militaires – n’ont-elles jamais cessé d’accompagner les dossiers de candidature, et furent même, pour certaines, prises en considération, mais pas, sauf exception, pour des places déterminées. La lutte contre les patronages laïcs, sous ce rapport, doit davantage être entendue comme le refus d’une « privatisation » des fonctions d’aumônier que comme le rejet systématique des sujets qui en étaient les potentiels bénéficiaires.

• 6 Archives nationales [désormais AN], O³ 5, le grand aumônier à l’évêque de Valence (minute), 18 mar (...)
• 7 AN, O³ 4, le grand aumônier à un évêque (minute), 16 juillet 1824.

8L’affirmation par le grand aumônier de son autorité en matière de recrutement était plus délicate à l’égard des ordinaires diocésains, dans la mesure où il n’était revêtu d’aucun pouvoir canonique. Ce défaut de reconnaissance était objectivement un handicap, mais il fournissait, dans le même temps, un argument pour justifier le prélèvement d’ecclésiastiques diocésains, dans la mesure où celui-ci était, en théorie du moins, sans incidence sur leur appartenance à leur diocèse d’origine. Le recrutement d’un aumônier échappait ainsi aux formalités canoniques régissant le passage d’un diocèse à un autre : il n’exigeait « ni excorporation, ni même exeat », mais un « simple permis d’absence pendant un temps déterminé6 ». Le grand aumônier s’abritait commodément derrière l’alternative de savoir « si le Roi a le droit de nommer aux places ecclésiastiques qui concernent son service, sans attendre le consentement préalable de l’évêque auquel appartient le sujet qu’il nomme, ou bien si l’évêque a le droit de refuser un ecclésiastique nommé par S. M. pour son service7 ».

• 8 AN, O³ 5, le grand aumônier à l’évêque de Digne (minute), 29 août 1825.

10Si le « service du monarque » l’a emporté dans la majorité des cas, on relève tout de même la démission de 15 aumôniers avant ou peu de temps après leur entrée en fonctions, faute d’avoir l’agrément de l’ordinaire, et plus d’une trentaine de cas ayant généré des tensions. Ainsi fallut-il menacer en 1825 le vénérable évêque de Digne, M^gr de Miollis, de « suites fâcheuses » pour qu’il cédât un de ses prêtres nommé deux mois plus tôt8. Nul doute que les évêques ont subi cette politique de recrutement bien plus qu’ils n’y ont contribué volontairement, nonobstant l’exception notable des aumôneries de places fixes, en particulier celles des hôpitaux militaires, généralement attribuées aux candidats proposés par les ordinaires, au moins pour les plus modestes d’entre elles, souvent confiées à des vicaires et à temps partiel.

• 9 AN, F¹⁹ 3107, dossier Bordeaux, le ministre de la Guerre au ministre de l’Instruction publique et (...)

13La suppression de la Grande Aumônerie, guère pleurée de l’épiscopat, remit le processus de nomination des aumôniers aux seules mains du ministère de la Guerre, sans affecter, en pratique, le caractère hybride de leur recrutement. Étant donné la nature des places à pourvoir, presque exclusivement sédentaires, les choix respectèrent, dans la plupart des cas, les candidats désignés par les évêques locaux, non sans que l’enquête diligentée par le département des Cultes auprès de l’administration préfectorale ait, il est vrai, préalablement certifié leur conformité politique et morale. Le ministère de la Guerre ne reconnaissait pas moins, en 1862, que ces clercs étaient en quelque sorte « prêtés à [son] administration […] pour un service temporaire par les autorités ecclésiastiques diocésaines qui [pouvaient] en disposer de toute autre manière9 ».

• 10 AN, F¹⁹ 3096.

14Une même coopération caractérisa la sélection des candidatures pour l’armée d’Orient (1854-1856), dont l’examen et le classement à l’intention du ministère de la Guerre furent l’œuvre de celui des Cultes, en lien avec les préfets comme avec les évêques, priés d’apprécier l’aptitude des postulants à réussir dans ce ministère. Il en résulta que les 45 sujets finalement choisis le furent quasiment tous avec l’agrément de leur ordinaire ou, pour les religieux, de leur supérieur10. Forte de sa reconnaissance canonique par le Saint-Siège, la Grande Aumônerie reconstituée s’empara, à la faveur de la campagne d’Italie (1859-1860), de la désignation des sujets nommés, sans que cela crée d’opposition irréductible dans l’épiscopat, vu le nombre somme toute limité des postes à pourvoir, mais sans qu’elle parvienne non plus à imposer ce droit pour les places sédentaires. L’aumônerie militaire demeurait, au terme du Second Empire, une réalité institutionnelle éclatée et modeste, parent pauvre d’un système concordataire triomphant.

• 11 Abbé Faivre, Portefeuille d’un aumônier militaire, Lyon, Au bureau de L’Écho de Fourvière, 1872, p (...)
• 12 Archives historiques de l’archevêché de Paris [désormais AHAP], 5B2, 9, notes anonymes.

15Renversons la perspective, en passant de la question du recrutement à celle des carrières, puisqu’il existait, chez les autorités tant militaires qu’ecclésiastiques, un consensus pour écarter du ministère dans les armées des candidats ne justifiant pas de plusieurs années d’exercice du sacerdoce. De l’étude de leurs itinéraires antérieurs, peut-on dégager des déterminants, qui faciliteraient, chez un prêtre français du xix^e siècle, la sortie de l’horizon familier de son diocèse, avec ses cursus relativement balisés, vers la situation moins stable qu’offrait apparemment l’aumônerie militaire ? Celle-ci a-t-elle servi de refuge à des sujets inadaptés aux fonctions paroissiales ou, pire, à des ecclésiastiques en rupture de ban ? Le lieu commun d’une aumônerie militaire composée du rebut des diocèses trouve pour partie sa source dans l’Ancien Régime, où les effectifs se partageaient, comme on l’a vu, entre les membres de congrégations missionnaires et des prêtres séculiers réputés peu estimés – mais sur lesquels on dispose, somme toute, de peu d’informations. En 1872, l’abbé Faivre, aumônier de l’hôpital militaire de Lyon, fustigeait, à propos de ses prédécesseurs de la Restauration, « un choix pitoyable et bien légèrement établi : quand un prêtre embarrassait un diocèse, il allait à Paris, intriguait, et finissait par obtenir un brevet qui le classait et le désignait pour un corps11 ». Les traitements versés aux aumôniers, généralement alignés, dans les régiments et les divisions, sur ceux des capitaines, alimentaient eux aussi les soupçons : « Nous avons ici une foule de vicaires de Paris qui mouraient de faim », aurait affirmé l’aumônier jésuite Amédée de Damas, à propos de ses collègues de Crimée12. Sans nier qu’aient figuré dans le lot des profils médiocres et intéressés, les données tendent à démontrer que le personnel de l’aumônerie ne différait pas essentiellement de celui des diocèses, même si certaines catégories se sont révélées plus sensibles que d’autres à ces emplois.

• 13 AN, F¹⁹ 3096, « Bordereau des demandes faites par des ecclésiastiques dans le but d’obtenir un emp (...)

18Le recrutement des aumôniers de l’armée d’Orient confirme, quelques décennies plus tard, cette impression d’ensemble. Des 36 prêtres séculiers ayant reçu une commission, 14 étaient desservants de paroisses rurales, quatre étaient vicaires et quatre autres prêtres habitués. Les hôpitaux militaires ont fourni quatre sujets, mais l’enseignement un seul, alors que cette catégorie et celle des prêtres missionnaires étaient bien représentées parmi les 85 candidatures enregistrées en 185413 Seuls cinq ecclésiastiques étaient sans position stable, dont deux desservants et un ancien vicaire momentanément retirés du ministère paroissial pour raisons personnelles. Voilà qui ne ressemble pas tout à fait à la foule de vicaires faméliques dépeinte plus haut. L’association des évêques à l’examen des candidatures a visiblement eu pour effet d’écarter les éléments les plus « irréguliers », moins à même d’obtenir de bons renseignements, ou même des renseignements tout court.

• 14 Actes du gouvernement français concernant la congrégation de la Mission dite de Saint-Lazare, fond (...)
• 15 AN, F¹⁹ 3096, le ministre de l’Instruction publique et des Cultes au ministre de la Guerre (minute (...)
• 16 AHAP, 5B2, 9, le maréchal Vaillant à l’intendant de l’armée d’Italie, Milan, 4 septembre 1859.

19Plus original était le recours à des religieux : neuf jésuites, dont l’aumônier supérieur Parabère, ainsi que des lazaristes auxquels un décret impérial du 4 août 1855 confia la desserte des hôpitaux tenus par la congrégation-sœur des Filles de la charité14. Il semble que le ministère de la Guerre ait caressé, à cette époque, le projet de privilégier à l’avenir des aumôniers issus de ces deux instituts et d’autres congrégations missionnaires, à titre purement individuel toutefois, au moins pour celles ne possédant pas de statut légal15. Il n’y fut pas donné suite, vraisemblablement devant l’hostilité de la Grande Aumônerie (Rédier, 1940 : 162). Parabère fut délibérément cantonné à un rôle subalterne en Italie (Boudon, 1997 : 190), où les lazaristes rendirent des services appréciés, aux mêmes conditions qu’en Crimée, sans intégrer néanmoins formellement l’aumônerie militaire16. Il en alla de même pendant la guerre franco-allemande, où se distinguèrent 139 religieux aumôniers, mais seulement à titre d’auxiliaires (Belin, 1971).

• 17 Nonobstant les redécoupages postrévolutionnaires.
• 18 Émigration révolutionnaire exclue.

20Si les aumôniers militaires du xix^e siècle avaient une expérience du ministère sacerdotal relativement proche de celle de l’ensemble du clergé contemporain, leurs mobilités nous disent quelque chose des aspirations et des frustrations de celui-ci. Sur les 478 aumôniers de l’Empire et de la Restauration dont le passé est suffisamment connu pour tirer des conclusions (70 % du corpus), seuls 45 % étaient encore, au moment de leur nomination, au service du diocèse de leur naissance17. Autrement dit, en tenant compte des cas mal renseignés, un minimum de 35,8 % avait déjà connu une autre autorité que celle de son évêque naturel18, selon divers cas de figure, d’ailleurs non exclusifs les uns des autres. La Révolution a été, dans 39 cas, l’élément déclencheur d’une rupture avec le diocèse d’origine, au demeurant pas toujours définitive : rapporté aux 190 prêtres séculiers ayant traversé cet épisode, le phénomène demeure mesuré. Il est même plus important (76 cas sur 254) dans le clergé ordonné après le Concordat. Cette mobilité s’est exercée de différentes manières : par le passage d’un diocèse dans un autre, avec ou sans incorporation à celui-ci, mais aussi par le choix de carrières extra-diocésaines, comme celles de l’enseignement public ou, antérieurement à la Révolution, l’entrée en religion. Ne sont pas si nombreux, au total, ceux dont le ministère a été exclusivement paroissial. Des 254 prêtres ordonnés après 1802, 114 (45 %) ont eu une carrière de ce genre, contre 55 qui ont suivi une carrière mixte ou alternative (et 95 qui ne sont pas assez connus), alors même que tous les besoins étaient loin d’être couverts durant les premières décennies du Concordat.

• 19 AN, F¹⁹ 3096, « Anciens aumôniers de l’armée d’Orient en 1854, 1855 et 1856 » (ca 1857).
• 20 AHAP, 5B2, 1, mémoire de Hamot, avocat au Conseil d’État, pour l’abbé Guiraud, [1861].
• 21 Fondée en 1806 par Napoléon, cette structure rattachée à la Grande Aumônerie accueillait des prêtr (...)

22À la différence de ces dernières cependant, l’aumônerie offrait rarement un débouché définitif, plus encore après la réduction de ses effectifs en 1830. Pour ce qu’on peut en saisir, un nombre important d’aumôniers a réintégré à terme un cadre diocésain, sans préjudice majeur de carrière, la situation variant évidemment en fonction de leur profil et de la démographie du diocèse considéré. Reste que le passage par l’aumônerie militaire comportait une part de risque, y compris dans des fonctions temporaires. Au début de l’année 1857, des 18 aumôniers séculiers revenus de Crimée, le tiers n’avait pas été replacé et plusieurs autres avaient été mutés dans une autre paroisse, pas forcément à leur avantage19, mésaventure également survenue en 1859 à l’abbé Lanusse à son retour d’Italie, pour avoir quitté sa succursale du Lot-et-Garonne sans attendre l’accord de son évêque. Selon un mémoire au Conseil d’État, l’aumônier de l’armée de terre, « devenu soldat aux yeux du clergé, et renvoyé comme tel par son évêque au service de l’Empereur […] en est réduit […] à solliciter, pour subsister, une position exceptionnelle20 ». C’est ce qu’ont d’ailleurs fini par obtenir une dizaine d’entre eux, dans le chapitre de Saint-Denis21, dans les hôpitaux militaires parisiens ou à l’Université. Il n’est pas anodin, dans ces circonstances, qu’une proportion non négligeable de vétérans des campagnes du Second Empire ait repris du service : 14 en Italie, quatre au Mexique, 10 en 1870, certainement par inclination mais aussi parce que leur itinéraire passé, en quelque sorte, les y destinait.

• 22 Abbé Sève, Souvenirs d’un aumônier militaire 1826-1850. Étude du soldat, Lyon, Girard et Josserand (...)
• 23 [Hippolyte Barbier,] Biographie du clergé contemporain par un solitaire, Paris, Appert, 1841-1851, (...)

23L’exemple de ces ecclésiastiques mettant leur carrière en péril pour le salut des hommes d’armes témoignait-il de leur part d’une authentique vocation ? « J’ai, dans ma jeunesse, toujours souhaité deux choses : être prêtre, être aumônier dans un régiment » écrivait en 1851 l’abbé Sève, vétéran de l’expédition d’Alger, en tête de ses Souvenirs22. Sous la Restauration, la mention d’une motivation explicite pour l’exercice du sacerdoce dans un cadre militaire ne se retrouve pourtant que chez une trentaine d’aumôniers, et plutôt vers la fin de la période – de manière significative, les candidatures des premières années du régime mettaient davantage en avant le service du roi. Plus nombreux (au moins une centaine) étaient ceux qui présentaient une familiarité avec l’armée, soit qu’ils aient eu une expérience passée des fonctions d’aumônier, soit qu’eux-mêmes ou des proches (père, frères, oncles) aient servi sous les drapeaux. On ne saurait minorer, enfin, chez une partie non quantifiable d’entre eux, un penchant plus ou moins avoué pour la chose militaire, qui perçait à l’occasion, même lorsque leurs candidatures n’établissaient avec lui aucun rapport. L’abbé Deguerry, aumônier du 6^e régiment d’infanterie de la garde royale de 1827 à 1830, aurait eu ainsi du « goût pour l’état militaire » ou encore « l’instinct militaire23 ». Ce tropisme, lorsqu’il prenait chez un aumônier une allure trop voyante (éléments de tenue rappelant l’uniforme, pratique de l’équitation, excès de langage, comportement familier vis-à-vis des soldats), compromettait cependant sa position vis-à-vis de ses supérieurs tant ecclésiastiques que militaires, en ce qu’il brouillait les frontières entre ces deux modèles divergents et potentiellement conflictuels de virilité qu’étaient celui du soldat et celui du clerc, en un xix^e siècle qui a porté à son achèvement la norme tridentine de la séparation du prêtre d’avec le monde (Airiau, 2011).

• 24 AN, F¹⁹ 998, l’abbé de Sucy d’Auteuil à l’abbé Martin de Noirlieu, Épinal, 25 juillet 1829.
• 25 AN, F¹⁹ 999, dossier Vacher, l’abbé Vacher au grand aumônier, Embrun, 27 mars 1824.
• 26 AN, F¹⁹ 996, dossier Raynaud, l’abbé Raynaud à l’abbé de Fumel, Blaye, 25 mai 1822.

24Dans ce contexte, la mention d’anciens états de service ou de liens avec l’armée n’était pas nécessairement un titre ; elle ne se donnait à lire en tant que vocation, en tout cas, que lorsqu’elle s’articulait à un dessein spirituel. Parmi la trentaine de candidatures indiquées plus haut, beaucoup reprenaient sous différentes formes les codes de la littérature sulpicienne qui valorisait l’inclination ou l’attraitcomme point de départ du discernement vocationnel (Gilbert, 2018). Ancien officier, le jeune abbé de Sucy d’Auteuil aspirait par exemple à se dévouer au salut de ses anciens frères d’armes, « cette portion souvent abandonnée du troupeau du Seigneur24 ». Un autre signe étaient les fruits retirés de l’exercice occasionnel du ministère auprès de militaires, qui faisaient éprouver à l’abbé Vacher un « je-ne-sais-quoi qui sembl[ait] [lui] dire qu[’il] pourr[ait] faire quelque bien auprès des militaires25 », quand l’expérience s’était imposée, pour l’abbé Raynaud, comme un substitut à un appel antérieur aux missions étrangères26. Autant de mises par écrit qui faisaient écho aux canons des récits de vocation sacerdotale ou religieuse (Foucault, Waché, 2009) : un attrait persistant, des signes providentiels, la persévérance (l’abbé Sève affirmait au grand aumônier avoir mûri son projet pendant trois ans ; l’abbé Vacher pendant huit ans) ou encore la droiture d’intention.

• 27 AN, F¹⁹ 999, dossier Verdun, le grand aumônier à l’abbé Verdun (minute), 2 septembre 1826.
• 28 AN, O³ 1, le grand aumônier aux vicaires généraux d’Aix-en-Provence (minute), 9 mai 1818.
• 29 Abbé Sève, Souvenirs, op. cit., p. 125.

25Destinataires de ces récits, les autorités de l’aumônerie militaire y ont répondu sur le même registre. « L’attrait que vous vous sentez pour les militaires, et le succès que la divine providence a daigné accorder à vos travaux sont à mes yeux une marque trop certaine de vocation pour que vous ne vous y rendiez pas27 », assurait le grand aumônier à un prêtre hésitant. Un propos identique était opposé à l’obstruction de l’épiscopat, prié à diverses reprises, dans une formule quelque peu convenue, de ne pas « détourner de ces postes les ecclésiastiques qui en éprouvent la vocation28 ». Il y avait loin toutefois de ces arguments, qui ne dépassaient pas le cadre de la correspondance, à l’élaboration d’un discours vocationnel spécifique. Les circulaires ou instructions – au demeurant peu nombreuses – produites à l’intention des aumôniers de régiment, tout en valorisant l’utilité de la fonction, insistaient sur les précautions et ménagements qu’imposait l’exercice du sacerdoce dans ce milieu à part qu’était l’armée, comme sur la stricte observance des règles de vie appropriées à la sainteté de cet état. La relation de l’aumônier avec la troupe, sous ce rapport, ne différait pas fondamentalement de celle « d’un curé avec ses paroissiens29 », avec tout ce que celle-ci suggérait, à cette époque, de proximité et de distance. On s’explique, dans ces conditions, la place secondaire réservée dans les critères de sélection à l’intérêt porté aux militaires, au profit de la conformité du candidat à l’ethos sacerdotal.

• 30 Amédée de Damas, Souvenirs religieux et militaires de la Crimée, Paris, J. Lecoffre, 1857, p. 76.
• 31 Louis Veuillot, La Guerre et l’homme de guerre, Paris, L. Vivès, 1855 (commande d’aumôniers présen (...)
• 32 Dont témoigne l’essai significatif du jésuite belge Jean-Baptiste Boone, La Bravoure militaire all (...)

26Les décennies postérieures à 1830 enregistrèrent, de ce point de vue, une évolution, il est vrai favorisée par l’assimilation plus étroite du ministère des aumôniers avec l’armée en campagne. Elle passa d’abord par une valorisation de l’état militaire dans le discours catholique. La plupart des candidats pour la Crimée exprimaient le désir, volontiers relayé par leurs évêques, de s’associer au sort de la « brave armée » française. La mention de liens personnels ou familiaux avec le milieu militaire fut également mieux appréciée, comme un titre à partager les périls des soldats. Lui-même fils d’un ancien ministre de la Guerre, le père de Damas synthétisait cet état d’esprit quand il affirmait n’être venu en Orient que dans le but « d’offrir des consolations religieuses au courage héroïque, de soutenir et de fortifier la vertu des braves30 ». Dans cette optique, l’aumônier ne se concevait plus seulement – et sans doute de moins en moins – comme un missionnaire chargé de moraliser ou de discipliner la soldatesque ou comme un simple pourvoyeur de sacrements, agent du conformisme religieux de la troupe, mais comme un homme de Dieu dévoué au bien-être moral et spirituel de ceux qui, au moins idéalement, risquaient leur vie pour la défense ou la gloire de la patrie. Ce discours, dans lequel le soldat se voyait investi d’une mission quasi mystique31 consonnait avec l’imprégnation croissante des valeurs patriotiques dans la société et singulièrement dans l’Église32 ; la grande poussée de ferveur de l’été 1870 (Blenner-Michel, 2012), avec le départ de plusieurs dizaines d’aumôniers volontaires pour le front, le traduisit éloquemment. Le phénomène n’était du reste pas exclusif au catholicisme : la naissance de l’aumônerie militaire des cultes protestants, sous forme spontanée lors de la guerre de Crimée, puis régularisée à compter de la campagne d’Italie, en portait tout autant la trace (Boisset, 1890).

• 33 Voir par exemple ces Faits religieux de l’armée d’Orient, recueillis par un membre de la Société d (...)
• 34 Le décompte n’inclut pas les ouvrages d’aumôniers ayant exercé après 1871.
• 35 François Bournand, Nos aumôniers militaires, Paris, A. Taffin-Lefort, 1893 ; commandant Grandin, A (...)
• 36 Avec ses titres spécialisés, tel La France militaire et religieuse. Bulletin de l’aumônerie et de (...)
• 37 Abbé Testory, L’Aumônier militaire, Paris, Jules Bonaventure, 1867, p. 46.
• 38 Abbé de Meissas, Journal d’un aumônier militaire, Paris, Charles Douniol, 1872, p. 365.

27L’époque fut également marquée par la promotion de la figure de l’aumônier dans la production culturelle. La médiatisation du ministère des aumôniers, sous la Restauration, avait surtout porté sur leurs succès dans l’administration des sacrements (Hême de Lacotte, 2016). Celle qui se développa à partir de la guerre de Crimée33 les représenta en action auprès des mourants et jusque sur le champ de bataille. L’anecdote du père Parabère, troquant à la bataille de l’Alma son cheval mort pour un affût de canon afin de ne pas abandonner ses hommes, fit le tour de la presse française. Que onze de ses confrères (le quart de l’effectif envoyé sur place) aient succombé aux épidémies fut mis au crédit de leur héroïsme. Cette littérature fut enrichie par les aumôniers eux-mêmes. Les Souvenirs de l’abbé Sève furent, en 1851, les premiers d’une longue série de près d’une trentaine d’ouvrages similaires (mémoires, journaux, correspondances, etc.) jusqu’en 191434, la plupart publiés au lendemain de la guerre franco-allemande et consacrés à ce dernier conflit, ce qui les inscrivait dans la grande vague mémorielle ayant immédiatement suivi l’événement (Allorant, Badier, Garrigues, 2019). Des biographies individuelles ou collectives35, des discours imprimés ou les articles de la presse confessionnelle36 contribuèrent encore à célébrer cette geste, non sans dessein militant. Les vicissitudes politico-religieuses des premières décennies de la Troisième République y aidaient, qu’il se soit agi de défendre le patriotisme des catholiques ou bien de peser dans les débats à propos de l’organisation de l’aumônerie militaire (lois de 1874 et de 1880 : Seigan, 2010 ; Boniface, 2012 : 23-51). Cette dernière intention n’allait pas chez certains aumôniers, au nom de l’expérience gagnée sur le terrain, sans la revendication d’une position d’autorité, pour partie construite contre leur hiérarchie. En froid avec la Grande Aumônerie depuis son rappel du Mexique en 1865, l’ancien aumônier en chef Testory opposait ses privations partagées avec les soldats aux récompenses prodiguées aux « aumôniers à l’eau de rose et aux gants couleur beurre frais » bien en cour37. L’abbé de Meissas, de son côté, se félicitait d’avoir enfreint en 1870 les consignes qui lui prescrivaient de rester dans les ambulances en paraissant sur le théâtre des combats, et distinguait la mission des aumôniers d’hôpital militaire qui n’appelait aucune disposition particulière de celles des authentiques aumôniers militaires parmi lesquels ne devaient plus être admis que des « hommes qui n’aient pas peur du feu38 ».

• 39 Abbé Lanusse, Allocution de l’aumônier de Saint-Cyr à l’occasion de ses noces de diamant, Tonneins (...)
• 40 Louis-Ernest Dubois, M. l’abbé Charles Morancé, aumônier du 33^e Mobiles et du IV^e corps d’Armée, L (...)
• 41 Abbé Coulomb, Oraison funèbre de M. l’abbé Baron, ancien Aumônier militaire, Lille, Desclée de Bro (...)
• 42 Service historique de la Défense, GR 9 M 599, « Lanusse Jean-Ephrem ».

28Dans cette abondante littérature, le thème de la vocation, quand il était abordé, s’épanouissait franchement. Tous ne la faisaient certes pas remonter à un attrait irrépressible pour la chose militaire, tel l’abbé Lanusse qui voyait naître « cette noble et belle vocation » des récits entendus enfant de la bouche de son père et de ses camarades vétérans de la Grande Armée39 Mais pour la plupart, l’accès à ce ministère était vécu comme un accomplissement, à l’instar de l’abbé Morancé, ancien aumônier de l’armée de la Loire, qui y avait, selon son biographe, « trouvé sa voie. Tout, dans cette vie d’activité, de sacrifice, de changement même, répondait à ses vœux, à sa nature40 ». « La Providence l’avait admirablement préparé à cette noble mission », se proposait de démontrer de son côté l’oraison funèbre de l’abbé Baron, ancien aumônier de l’armée du Rhin et de l’École militaire, relisant chaque étape de sa vie, y compris sacerdotale, comme une propédeutique à ces fonctions41. Un nouvel idéal se dessinait, d’un prêtre alliant dignité de son état et proximité avec les militaires, incarné par exemple par le populaire abbé Lanusse, inamovible aumônier de Saint-Cyr de 1871 à son décès en 1905 et « type parfait de l’aumônier militaire » selon ses rapports d’inspection42.