• 1 Cité dans le Bulletin de l’œuvre des vocations du diocèse de Limoges, n^o 15, avril 1925.
• 2 Au Canada, l’œuvre des vocations apparaît à Québec en 1913 et à Montréal en 1943. En Italie, il ex (...)

1L’œuvre des vocations, ou « œuvre des œuvres » selon une expression parfois attribuée à Pie XI1, se développe dans la plupart des diocèses de France, ainsi que dans plusieurs autres pays2, du milieu du xix^e siècle jusqu’à la veille du concile Vatican II, en vue d’y soutenir le recrutement sacerdotal. Sa triple mission, financière, propagatrice – ou apostolique – et spirituelle, consiste à apporter une aide matérielle aux petits et grands séminaristes pauvres, à promouvoir les vocations et, enfin, à prier et faire prier pour elles. La création de ce type d’œuvre entend mobiliser largement le clergé et les fidèles face à la baisse tendancielle, malgré d’importantes fluctuations, du nombre des ordinations à partir des années 1870-1880.

• 3 IIᵉ Congrès national de recrutement sacerdotal, Marseille, 3-6 novembre 1926, 1927, Marseille, Pub (...)

2L’historiographie sur le sujet est assez limitée, en dehors des travaux du sociologue Charles Suaud (Suaud, 1974, 1975) qui évoquent ponctuellement ces œuvres. Celles-ci ayant des périmètres diocésains, leurs archives sont très dispersées, ce qui ne permet pas de dresser un tableau exhaustif. Néanmoins, des sondages et des échantillons sont possibles. Dans ce cadre, une attention particulière a été accordée aux diocèses septentrionaux, ceux de Lille, d’Arras, d’Amiens et de Beauvais, qui ont l’avantage de présenter des situations contrastées en matière de recrutement sacerdotal entre la fin du xix^e et le milieu du xx^e siècle. Le Nord et le Pas-de-Calais ont longtemps été des contrées riches en vocations, au contraire de la Picardie. Cette documentation régionale a été croisée avec la presse nationale spécialisée, notamment Le Recrutement sacerdotal – ainsi que les titres qui lui ont succédé –, et avec quelques semaines religieuses et bulletins épars de diverses régions, collationnés dans les fonds d’archives des diocèses étudiés. Enfin, les actes du II^e Congrès national de recrutement sacerdotal tenu à Marseille en 1926 présentent une rétrospective de toutes les œuvres existant à ce moment-là3. Les volumes suivants n’ont malheureusement pas mis à jour cette utile synthèse. L’ensemble de la documentation suffit néanmoins pour esquisser les principaux traits des œuvres des vocations à l’échelle nationale pendant plus d’un siècle.

• 4 Louis-Émile Bougaud (abbé), 1878, Le Grand péril de l’Église de France au xix^e siècle, Paris, Pous (...)

4Les œuvres diocésaines des vocations ne sont pas une nouveauté : au xvi^e siècle déjà, des fondations pieuses permettaient de financer les études de futurs prêtres (la Bourse cléricale instituée à Paris en 1644, celle des pauvres clercs à Annecy en 1675). Les œuvres des vocations se développent quelques décennies après la reconstitution des grands séminaires sous le Premier Empire. Dans quelle mesure leurs créations reflètent-elles l’état du recrutement sacerdotal dans les régions concernées ? Qu’en est-il par ailleurs de leur disparition ou de leur transformation ? Leurs dynamiques, de ce point de vue, peuvent être saisies à travers leur chronologie et leur géographie. Leur repérage, toutefois, est rendu compliqué par l’absence d’organe de centralisation : il ne s’agit pas d’une œuvre nationale, mais de structures diocésaines indépendantes. Cependant, en 1901, à Toulouse, le RP Joseph Delbrel (1856-1927), un jésuite, lance, avec l’abbé Georges Ardant (1866-1946) de Limoges, et l’abbé Emmanuel Coste (1873-1934) de Montpellier, futur archevêque d’Aix, une revue, Le Recrutement sacerdotal. Elle consacre une rubrique à ces œuvres jusque dans les années 1920. En lien avec cette publication et avec la récente Assemblée des cardinaux et archevêques fondée en 1919, des congrès nationaux annuels des vocations, organisés de 1925 à 1938, proposent une réunion des directeurs de ces œuvres. Une autre difficulté de repérage tient à ce que les structures portent des noms différents, comme « l’œuvre des séminaires », « des séminaristes » ou encore « des vocations ecclésiastiques » ou « sacerdotales ». Au demeurant, ces appellations ne recouvrent pas toujours le même périmètre. Les œuvres des séminaires servent plutôt à financer le développement et l’entretien des établissements, tandis que celles des vocations visent à aider leurs élèves les plus pauvres et à promouvoir le recrutement de futurs prêtres. En 1876, l’évêque de Mende, M^gr Costes, évoque la première, car il a besoin d’argent pour construire des séminaires – deux petits et un grand –, mais pas la seconde, qui n’est créée qu’en 1923 (Cabanel, 1997 : 100). À Saint-Brieuc, l’œuvre de la cléricature établie en 1884 à des fins financières fait place en 1929 à celle des vocations, davantage tournée vers le recrutement. Néanmoins, il peut s’agir aussi d’un même organisme. À Nantes, il n’existe par exemple qu’une œuvre des séminaires, fondée en 1894. En 1878, l’abbé Bougaud fait état de « différents noms » pour ces structures, mais il affirme que, « dans le peuple […], on s’est habitué à [les] appeler le sou des vocations4 ».

• 5 IIᵉ Congrès national de recrutement sacerdotal, Marseille, 3-6 novembre 1926, 1927, Marseille, Pub (...)
• 6 « Lettre pastorale de M^gr Sourrieu […] sur les sources du clergé », 10 février 1895, Semaine relig (...)
• 7 L’Appel pour la moisson, n^o 13, octobre-décembre 1936

5Le deuxième congrès du Recrutement sacerdotal, à Marseille en 1926, a présenté une synthèse des œuvres diocésaines de vocations et en a recensé cinquante-six pour la France métropolitaine5 Toutefois, quelques-unes, attestées par ailleurs, ne sont pas mentionnées, comme celles de Moulins (1852) (Moulinet, 1994 : 263-280), Rouen (1895)6 Bordeaux (1905) (Agostino, 2001 : 76) ou Rennes (1924). Ces omissions s’expliquent parfois par l’inaction relative de certaines d’entre elles lors de l’enquête menée en vue du congrès. À Rouen, « l’œuvre Saint-Romain reprend, après une période d’engourdissement, une grande activité » dans les années 1920 (Chaline, 1985 : 214). Quoiqu’incomplètes, les données récoltées en 1926 offrent à voir un panorama général. La première œuvre des vocations semble être celle de l’archidiocèse de Tours, constituée en 1858, suivie de celles de Marseille et de Lyon en 1862, puis de Cambrai en 1867. Le nombre de fondations augmente ainsi progressivement : de quatre dans les années 1870, il passe à vingt et un dans la première moitié des années 1920, avec une moyenne de près de six créations par décennie entre 1872 et 1919. Cette chronologie reflète les évolutions globales du recrutement sacerdotal, très abondant malgré des différences régionales jusqu’aux années 1875-1880, plus fluctuant ensuite. Il diminue surtout après 1900, marqué par un effondrement contemporain de la Séparation puis de la guerre (Boulard, 1950 : 110-111 et ht). Le nombre d’ordinations doit cependant être corrélé à celui des décès de prêtres en activité et à celui des paroisses vacantes. Celles-ci font particulièrement craindre à l’Église des discontinuités de son encadrement territorial, conçu comme un maillage. Ainsi, en 1936, « malgré des chiffres consolants », avec 150 grands séminaristes, les responsables de l’œuvre d’Arras se gardent bien « de (se) leurrer. Proportionnellement au nombre actuel de prêtres et des habitants du diocèse, nous sommes encore parmi les plus déshérités de France7 ».

• 8 Diocèse de Grenoble, 1922, Livre d’or du clergé pendant la guerre 1914-1918, Grenoble, Imprimerie (...)

6La forte augmentation du nombre de créations de ces œuvres à partir de 1920 reflète la préoccupation des diocèses de pallier la baisse des ordinations depuis la Séparation et, surtout, de compenser les pertes de la guerre. Dans la cathédrale de Grenoble, la plaque en l’honneur des prêtres tués pendant le conflit est bénie le 29 janvier 1922, jour de la fête patronale de l’œuvre. Celle-ci est par ailleurs chargée de la publication du Livre d’or du clergé diocésain8. En outre, les structures sont toutes actives dans l’entre-deux-guerres. L’abbé Brugerette souligne que, « dans tous les diocèses, l’Œuvre des vocations, enrichie d’offrandes de plus en plus abondantes, se développera en des proportions qu’elle n’avait jamais encore connues » (Brugerette, 1938 : 608).

• 10 Lettre de M^gr Guilbert, 3 janvier [1883], Annales de l’œuvre des vocations ecclésiastiques (1883), (...)
• 11 Adolphe Vachet (abbé), 1900, Lyon et ses œuvres, 1900, Lyon, Emmanuel Vitte, p. 254.

8Un discours analogue est tenu à Amiens en 1883 : Mgr Guilbert reconnaît que « la pénurie [de prêtres] ne fait que de commencer dans le diocèse, mais si elle venait à s’accentuer davantage, elle [aurait] des conséquences d’autant plus fâcheuses que nous avons été plus favorisés10 ». De même, « si [le] diocèse de Lyon souffre moins de cette pénurie de prêtres, ce n’est pas une raison pour ne pas venir en aide aux étudiants ecclésiastiques, pour ne pas chercher à combler les vides qui se produisent11 ». À Lille, Amiens et Lyon, cette crainte est avancée pour motiver la fondation d’une œuvre.

• 12 L’évêque de Nîmes au marquis de Valfons, député du Gard, 14 novembre 1876, cité dans Les Annales c (...)
• 13 Archives diocésaines de Lille, 5 H 2/I, Lettre circulaire de l’archevêque de Cambrai à « Monsieur (...)

9Les difficultés économiques et financières justifient également la création ou la relance d’œuvres afin de soutenir les séminaristes. Au début de la III^e République, notamment dans le contexte de la politique laïcisatrice, l’un des éléments déterminants est la suppression ou la diminution des bourses étatiques qui leur étaient attribuées. En 1876, l’évêque de Nîmes s’inquiète de leur réduction proposée par la commission du budget de la Chambre des députés12. À Cambrai, l’archevêque fait appel en 1881 à la charité de ses diocésains à la suite de « la suppression des bourses de notre séminaire ». Pour le ministre des Cultes, cité par le prélat, « l’importance des revenus de cet établissement » fait qu’il a « paru équitable de transporter à d’autres [séminaires] moins richement dotés [cette] subvention ». De fait, selon l’archevêque, outre les bourses, « les biens et rentes du séminaire […] pouvaient largement suppléer à l’insuffisance des pensions payées par les élèves ». Celles-ci sont alors augmentées, mais cela ne suffit pas à pallier l’absence de bourses13.

• 15 Louis Bassette, 1955, « Le recrutement du clergé dans le diocèse de Grenoble, de 1826 à 1839 », Re (...)
• 16 Les Annales catholiques, 12 janvier 1913. Le cardinal Guibert a fondé en 1883 l’Œuvre des Petits S (...)

10M^gr Henry, fondateur d’une œuvre des séminaires et des vocations sacerdotales à Grenoble en 1903, explique qu’elle fait suite à l’expulsion des Chartreux, qui ont dû « retirer les subsides qui aidaient nos séminaristes à vivre. Aussi restons-nous avec moins de soutien aux prises avec des charges plus lourdes15 ». En 1912, l’archevêque de Paris justifie entre autres l’élargissement de l’œuvre à toutes les paroisses de son diocèse « par les spoliations dont nos séminaires ont été victimes » à la suite de la Séparation16.

• 17 Sacrée Congrégation des séminaires et universités, Constitutions et activités des centres diocésai (...)
• 18 Vocations, n^o 79, 1979, p. 25 (œuvre des vocations sacerdotales, Metz). Ensuite, la mention de l’œ (...)
• 19 Église de Lille, n^o 3, 6 février 1976.
• 20 Église en Savoie, n^o 84, mai 2022, p. 6 (quête impérée pour l’œuvre des vocations).

13À Rome, Pie XII avait institué en 1941 par le motu proprio Cum nobis une Œuvre pontificale des vocations sacerdotales, rattachée à la Sacrée Congrégation des séminaires et universités et à laquelle pouvaient s’agréger, comme « filiales », des sociétés analogues. Elle devait notamment favoriser « le développement de l’Œuvre des vocations érigée dans chaque diocèse et [demander] qu’elle [fût] instituée là où elle n’exist[ait] pas encore ». En février 1960, la Commission des séminaires et universités lance une enquête sur les vocations auprès des évêques du monde entier, qui débouche l’année suivante sur la publication d’« instructions » du Saint-Siège17. Celles-ci s’ouvrent sur une lettre du cardinal Pizzardo, préfet de la Congrégation, faisant état « de sérieuses préoccupations au sujet de l’avenir de certaines nations catholiques ». Il préconise notamment la création et la généralisation de « centres diocésains des vocations », qui doivent avoir un rôle de coordination auprès des œuvres éponymes. Peu à peu, celles-ci deviennent des « services », attestant leur normalisation et leur plus grande intégration dans les curies diocésaines. Quelques œuvres se maintiennent, comme celle de Metz, qui perdure au moins jusqu’à la fin des années 197018 ou celle des XII Apôtres à Lille, bien que son activité se limite désormais à récolter des fonds, et qui coexiste avec le centre lillois des vocations à partir de 1956. Elle disparaît en février 1976 à la suite du décès, l’été précédent, de sa dernière responsable, qui était en fonctions depuis 1943. L’évêque considère qu’il n’est alors « plus opportun de relancer une nouvelle campagne » de quêtes19. À Paris, l’œuvre des vocations est conservée, avec un champ d’action étendu aux nouveaux diocèses créés en 1966 : elle existe toujours ; c’est aussi le cas de celle de Chambéry20.

• 21 Le Recrutement sacerdotal, mars 1908, p. 34.
• 22 « Lettre pastorale de M^gr Sourrieu… », op. cit., p. 183.

15L’évêque en est souvent le fondateur, parfois à la suite de la suggestion de l’un de ses collaborateurs, de membres du clergé ou même de fidèles. À Lille (diocèse de Cambrai), un vicaire de paroisse en formule l’idée en 1867. De même, à Béziers, une œuvre est instaurée localement par l’abbé Coste dès 1901, mais elle n’est instituée pour tout le diocèse de Montpellier qu’en 1923 par l’évêque, M^gr Mignen (Cholvy, 1961 : 63). À Aire, le congrès de l’Union des catholiques landais en 1907 émet le vœu que soit établie une telle œuvre21. Un effet d’émulation joue parfois entre les diocèses, notamment quand se multiplient les créations dans les années 1920. Des pratiques antérieures sont également mises à profit. M^gr Sourrieu explique ainsi aux Normands que « l’expérience que nous en avons déjà faite dans notre précédent diocèse [Châlons-sur-Marne, de 1882 à 1894] a été heureuse, et nous vous la recommandons22 ».

• 23 Le Recrutement sacerdotal, janvier 1937, p. 190-192.

16En 1936, parmi les œuvres des quatre-vingt-six diocèses, vingt et une sont dirigées par le vicaire général, comme à Agen, Versailles ou Limoges, dix-sept par le supérieur du grand séminaire, comme à Aix, Dijon ou Coutances, six par celui du petit séminaire, comme à Cambrai ou Digne ; douze directeurs sont des chanoines, dont au moins trois sont professeurs de séminaire ; rien n’est précisé quant à l’exercice éventuel d’autres fonctions pour onze directeurs23. Toutefois, ce rôle ne semble habituellement pas rempli par des aumôniers de mouvements de jeunesse ou des curés de paroisse. Ces profils de responsables issus de la hiérarchie diocésaine ou d’ecclésiastiques impliqués dans la formation des prêtres témoignent à la fois de l’importance et de la spécificité accordées à ces œuvres, qui semblent encore peu s’ouvrir aux évolutions pastorales contemporaines, comme l’Action catholique ou le scoutisme.

• 24 Archives diocésaines d’Arras, 5 H 1/1, Statuts de l’œuvre de Saint-Joseph établie dans le diocèse (...)

17La structure de l’œuvre est d’abord cléricale. À Beauvais, elle a à sa tête un conseil composé uniquement de prêtres, dont le vicaire général, les supérieurs des séminaires, le doyen du chapitre, les curés de la cathédrale et de l’importante paroisse de Saint-Étienne, ainsi que deux autres prêtres. Il lui est adjoint un comité de cinq « dames patronnesses », représentant chaque archiprêtré. À Arras coexistent un comité d’honneur, avec l’évêque, les vicaires généraux et le doyen du chapitre, et un comité d’action, dont font partie les supérieurs des séminaires et les trois directeurs de la Croisade eucharistique, des Œuvres eucharistiques et des pèlerinages. Ce dernier comprend en outre un archiprêtre, un doyen et un curé renouvelables tous les trois ans. Le rôle de ce conseil est de répartir les ressources entre les séminaristes « méritants et plus nécessiteux24 ». Les collaborateurs laïcs en revanche ne sont pas associés à ces décisions. À Amiens, l’œuvre comportait initialement au temps de M^gr Guilbert (1879-1883) une direction mêlant clercs et laïcs avec un conseil de vingt-deux membres laïques, avant que M^gr de La Villerabel constitue en 1915 un comité central avec une direction uniquement ecclésiastique et un bureau de vingt femmes. Ces changements sont-ils le reflet de cultures politiques différentes, M^gr Guilbert étant ouvert à la République, tandis que son lointain successeur est proche de l’Action française ?

• 25 Archives départementales de l’Oise, 53 J 193, Petit guide de la zélatrice cantonale (sans date, ap (...)
• 26 Le Recrutement sacerdotal, mars 1909, p. 12.
• 27 Diocèse d’Amiens, 1883-1938, Annales de l’œuvre des vocations ecclésiastiques, Amiens, Typographie (...)

18Même si l’œuvre est portée à l’échelle locale, tant paroissiale que cantonale ou décanale, par les laïcs, elle reste sous le contrôle étroit du clergé. Dans le diocèse de Beauvais, la « zélatrice » qui se trouve à la tête de chaque canton doit être en « entente absolue » avec le doyen. Elle s’entoure, dans le chef-lieu, de « dizainières », tandis que chaque paroisse a aussi sa zélatrice, désignée par le curé25. Ce sont presque toujours des femmes qui occupent ces fonctions. D’une part, le dimorphisme de genre de la pratique religieuse fait que celles-ci sont plus nombreuses. D’autre part, l’œuvre des vocations s’appuie sur des femmes qui ont déjà acquis une expérience apostolique ou militante, comme les catéchistes volontaires en Lozère ou les membres de la Ligue patriotique des Françaises à Beauvais (Dumons, Cova, 2012 : 7-15 ; Duriez, Rota, Vialle, 2019). Il y a également des filiations entre structures, comme à Marseille où l’œuvre des vocations est une reconstitution, « sur des bases plus larges [du] Comité central des Dames patronnesses de l’œuvre des séminaires26 ». Le profil social des zélatrices ressemble à celui qui se retrouve ailleurs, avec un poids important des notables. Dans le diocèse d’Amiens, la moitié des responsables cantonales ont un nom à particule – même si cette anthroponymie n’est pas toujours un signe d’appartenance à la noblesse, elle suggère néanmoins la notabilité. Quant aux Amiénoises, elles sont nombreuses à demeurer dans les quartiers résidentiels, selon les adresses qu’indiquent les Annales de l’œuvre27. Pour sensibiliser précocement aux vocations, des enfants sont parfois sollicités pour être zélateurs, comme à Toulouse et Arras ; à Quimper, ce sont les jeunes filles des Noëlistes qui sont impliquées dans l’œuvre.

• 28 Archives départementales de l’Oise, 53 J 193, Registre de l’œuvre pour la paroisse Saint-Pierre de (...)

19Des entités collectives, comme des congrégations, des associations voire des institutions, peuvent être membres de l’œuvre. À Beauvais dans les années 1920, celle-ci comprend entre autres les religieuses de la Compassion, qui tiennent une maison de retraite, celles de Saint-Joseph de Cluny, qui dirigent un pensionnat, les Enfants de Marie, l’association de la Jeunesse catholique et l’hôtel-Dieu28.

• 29 Diocèse d’Amiens, 1883-1938, Annales de l’œuvre des vocations ecclésiastiques, Amiens, Typographie (...)
• 30 Le Recrutement sacerdotal, mai 1921, p. 57 et 60.

20Selon une formule du Recrutement sacerdotal, ces œuvres ont un rôle de prière, d’apostolat et de charité. Leur mission initiale en effet, du moins telle qu’elle est indiquée en premier, est de prier et de faire prier pour les vocations. La « notice » de l’œuvre amiénoise, rappelée dans ses Annales29, indique que ses « ressources » reposent d’abord sur « la contribution de la prière », en faisant écho à celle que « Notre-Seigneur […] a enseigné [et] qui demande un plus grand nombre d’ouvriers évangéliques » : « Priez donc le Maître du champ d’envoyer des ouvriers. » Pour le supérieur du séminaire de Coutances, l’abbé Bouet, le premier objectif d’une œuvre est bien de « prier pour le recrutement, la formation et la sanctification du clergé ». En revanche, la « question d’argent […] ne devrait venir qu’en troisième lieu », après la « propagande30 ». Toutefois, peu de propositions concrètes viennent illustrer ces demandes : il n’est pas fait mention d’exercices individuels ou collectifs de piété par exemple. Néanmoins, la fête annuelle de l’œuvre, avec messe et sermon, est un moment important de ce point de vue : elle est célébrée à l’occasion de celle de son patron ou d’une solennité particulière, comme la Présentation de Jésus au Temple. À Paris, elle a lieu le premier dimanche du mois de mai. Plusieurs associations sont érigées en confréries, comme à Beauvais, Limoges ou Paris, conférant alors des indulgences à leurs membres. Les cérémonies religieuses se multiplient et se systématisent durant l’entre-deux-guerres pour soutenir le recrutement. Dans le diocèse d’Arras, l’œuvre incite et soutient les paroisses à organiser des journées des vocations, à l’occasion desquelles ses responsables ecclésiastiques interviennent, notamment pour des prédications.

• 31 Le Messager de l’Œuvre de Saint-Joseph, n^o 64, novembre-décembre 1910.
• 32 Le Recrutement sacerdotal, décembre 1908, p. 348.

21La mission matérielle de ces œuvres consiste à soutenir financièrement les séminaristes, parfois très nombreux, dont les familles sont trop pauvres pour prendre en charge leurs études. À Arras, treize des vingt-quatre prêtres ordonnés en 1910 ont bénéficié de l’aide de l’œuvre31. À Amiens, la moitié des séminaristes sont dans une situation analogue à la même époque. Pour assurer leur mission, les œuvres récoltent de l’argent par différents moyens. Les cotisations des membres constituent les premières ressources : elles varient selon le rang occupé, comme à Versailles où les « fondatrices » versent 500 francs, les « zélatrices » 50 francs, les « patronnesses » 10 francs et les simples membres un franc32. Les quêtes, faites à une date fixe ou lors d’une messe pour les vocations, restent néanmoins le moyen le plus répandu. Le reste des ressources provient notamment de ventes de charité, comme à Bordeaux, de troncs dédiés à l’œuvre dans certaines églises, d’honoraires de messes, voire de versements de rentes. Les chiffres des dons et les listes nominatives de donateurs sont régulièrement publiés pour montrer l’exemple et créer une émulation entre les paroisses ou les quêteuses.

• 33 La Semaine religieuse du diocèse de Verdun, 12 octobre 1927, p. 280-282.
• 34 Archives diocésaines de Lille, 5 H 1/I, Rapport de l’exercice 1923. 5 H 1/II, Réunion générale du (...)

22Les œuvres collectent de même des dons en nature. Dans le diocèse de Versailles, il est fait appel aux agriculteurs catholiques. Dans celui de Verdun, en 1925, le petit séminaire a « reçu en dons plus de la moitié de sa consommation en pommes de terre ». La Semaine religieuse demande aussi aux bienfaiteurs « des dictionnaires et des médicaments » pour les élèves, et publie la liste des produits offerts pour encourager les générosités33. Dans le Nord, où le modèle versaillais est cité en exemple, « la multiplicité des dons en nature » caractérise la Flandre pendant la Seconde Guerre mondiale. « Plus aisés à obtenir parfois », ils « sont d’un appoint […] considérable et allègent beaucoup le budget des séminaires ». Au-delà des agriculteurs, « beaucoup de paroissiens peuvent s’y intéresser » en offrant des « produits industriels ». La collecte se fait au moyen du camion dont dispose chaque petit séminaire34.

• 35 Diocèse d’Amiens, 1907, Annales de l’œuvre des vocations ecclésiastiques 25^e année (1906), Amiens, (...)
• 36 Ibid., 36^e année (1917), p. 4.
• 37 Le Recrutement sacerdotal, mars 1908, p. 36.
• 38 Archives diocésaines de Lille, 5 H 1/III, Lettre de l’évêque aux zélatrices, janvier 1976.

23La question se pose, après la Séparation, d’une concurrence ou d’une redondance possible entre les œuvres des vocations et celles du Denier du culte (appelé encore Denier du clergé), alors créées pour pallier la disparition du budget des cultes. Selon un responsable amiénois, les deux sont distinctes, mais complémentaires et tout aussi importantes l’une que l’autre. Le Denier est destiné à « empêcher vos prêtres de mourir de faim », tandis que la quête de l’œuvre des vocations « va à l’entretien et à la vie de nos séminaires ». « Refuser » d’y donner, « ce serait étouffer le sacerdoce à venir35 ». Néanmoins, dans les faits, les relations sont plus complexes. Une décennie plus tard, le diocèse d’Amiens puise « dans la Caisse du Denier du Culte ce qui manque à celle des séminaires36 ». À Besançon, « les sommes provenant de l’Œuvre des séminaires sont portées en recettes au Denier du clergé. C’est donc [celle-ci] qui fournit en réalité les subventions nécessaires à la vie de nos maisons d’éducation37 ». En 1976, l’évêque de Lille justifie la cessation de l’œuvre des XII Apôtres par son souhait que « les chrétiens portent en priorité leurs efforts sur le Denier du culte. Celui-ci devrait être le pourvoyeur de toutes les ressources nécessaires à la vie du diocèse. Ainsi est-il appelé à prendre en charge […] les Centres de formation au ministère presbytéral38 ».

• 39 Archives diocésaines d’Amiens, DA 205, « Historique de l’œuvre des vocations ecclésiastiques », da (...)
• 40 Union des associations ouvrières catholiques, Congrès de Grenoble. Compte-rendu de la 13^e assemblé (...)
• 41 Archives diocésaines de Lille, 5 H 2/I, Œuvre des vocations ecclésiastiques, tract de présentation (...)
• 42 Diocèse d’Amiens, 1909, Annales de l’œuvre des vocations ecclésiastiques, 27^e année (1908), Amiens (...)

24Le comité de l’œuvre ou sa seule direction ecclésiastique, comme à Arras, redistribue ensuite l’argent. Mais à Amiens, à partir de 1911, « à cause de la rigueur des temps, l’œuvre est rattachée directement à l’évêché », qui gère « les fonds [qu’elle a] recueillis et centralisés39 ». Au xix^e siècle, les premières œuvres des vocations aident celles « au moyen desquelles se recrute le clergé […], en particulier des écoles apostoliques, juvénats ou juniorats », également appelées « manécanteries » dans « bon nombre de paroisses » à Lyon. L’œuvre apostolique de Saint-Joseph à Tours ou les Clercs de Notre-Dame de Chartres élèvent ainsi « gratuitement les jeunes clercs pourvu qu’ils s’attachent [à leur] diocèse40 ». Certaines œuvres des vocations financent d’abord le clergé qui instruit les futurs séminaristes. À Lille, « le moyen le plus efficace de multiplier [les vocations], c’est de les préparer dans les presbytères. De temps immémorial […], les deux tiers au moins […] ont cette origine […]. Le Petit séminaire […] ne se recrute que par le soin de MM. les curés et les vicaires41 ». À Amiens, il s’agit également de « venir en aide aux prêtres qui donnent les premières leçons de latin », puis l’œuvre « eut bientôt assez de ressources pour fournir des subventions aux élèves du petit séminaire ». À partir de l’époque de la Séparation, elle « n’abandonne plus ses protégés au seuil du grand séminaire, elle les suit jusqu’à la prêtrise. Il faut donc que nos finances puissent faire face à cette exigence nouvelle42 ». La plupart des œuvres soutiennent à la fois de petits et de grands séminaristes.

• 43 Le Recrutement sacerdotal, décembre 1908, p. 348.

25Enfin, la « propagande » ou « l’apostolat » en faveur du recrutement sacerdotal se développe surtout dans l’entre-deux-guerres, d’abord en vue de sensibiliser les fidèles sur l’importance de cette question. Pour le chanoine Boulard, le « rôle essentiel » des œuvres « n’est sans doute pas de faire de vastes campagnes de recrutement […], mais de créer partout un climat de compréhension envers le sacerdoce […]. Il [leur] appartient de maintenir auprès de tous l’idée du sacerdoce », auprès des familles, des paroisses et des militants d’Action catholique (Boulard, 1950 : 426-427). Le clergé a surtout l’initiative en matière de propagande et plus encore de recrutement, tandis que les laïcs ont un rôle d’exécution, notamment la collecte des dons. À Versailles, comme ailleurs, « la recherche et la culture des vocations […] appartiennent en propre au clergé […], mais les pieux fidèles […] sont invités à [s’en] faire les auxiliaires43 ». Charles Suaud a également noté « un désintérêt des laïcs » pour le recrutement sacerdotal en Vendée, et une « dépossession des moyens de penser le problème », alors que le clergé dispose, par sa connaissance théorique et pratique, « des catégories de perception pour découvrir les “germes de vocation” […] et du discours pour les expliciter » (Suaud, 1974 : 79).

• 44 Archives diocésaines de Lille, 5 H 1/I, Exercice 1930 de l’œuvre des XII Apôtres, p. XI.
• 45 Archives diocésaines d’Arras, 5 H 1/1, Compte rendu rapide des réunions de 1935 du comité de l’œuv (...)

26Les prédications sont un vecteur traditionnel de propagande, mais les œuvres utilisent aussi des moyens modernes de communication. C’est l’époque où les catholiques utilisent largement la presse à des fins d’apostolat. Les zélatrices distribuent des images pieuses – 175 000 dans le diocèse de Lille en 193044 –, des calendriers, des tracts, des imprimés divers, etc. Dans cinquante-neuf diocèses sur quatre-vingt-six en 1936, les œuvres sont dotées d’un bulletin, souvent trimestriel (dans quarante et un cas), ou insèrent un feuillet dans la Semaine religieuse. Certains titres sont révélateurs de l’esprit de leurs initiateurs. À Dijon, il s’agit de La Moisson prochaine : le bulletin est commun à l’œuvre et au petit séminaire, premier lieu de recrutement sacerdotal ; à Perpignan, L’Écho du Sacré-Cœur est « l’organe des vocations et des œuvres » ; à Valence, le bulletin s’intitule Nazareth ; à Toulouse, Des Prêtres ! ; à La Rochelle, Les Semailles ; à Saint-Brieuc, L’Appel divin ; à Arras, Le Messager de l’œuvre de Saint-Joseph – recréé en 1922 avec pour sous-titre Bulletin de la croisade pour la France et le sacerdoce –, puis il devient L’Appel pour la moisson en 1933. La référence à la moisson renvoie à l’image évangélique du maître cherchant des ouvriers pour sa récolte. Elle suggère aussi que les vocations sont des graines qu’il faut faire germer. L’allusion à la croisade, une notion très utilisée pendant la Grande Guerre, fait écho à la création dans le Pas-de-Calais d’une branche de la Croisade eucharistique pour des jeunes, visant la conquête des âmes. Le bulletin de Vannes lancé en 1951, intitulé Pêcheurs d’hommes, renvoie à l’expression utilisée par Jésus pour appeler ses premiers disciples. Le fait que ce soit celui d’un diocèse littoral éclaire bien sûr aussi la référence. Quant aux tirages des bulletins, ils restent souvent modestes, 1 200 exemplaires pour celui d’Arras, mais 15 000 pour celui de Vendée en 1935 (Suaud, 1975 : 6)45. À partir des années 1960, Vocation pourvoit en articles de fond les bulletins diocésains restants.

• 46 Aloys Ave, 1933, Pour la moisson. Histoire d’une vocation. Roman d’après le film réalisé sous la d (...)
• 47 Henri Carrière, 1934, L’Appel, un hymne au Sacerdoce. Roman d’après le film réalisé sous la direct (...)

27Le clergé encadrant les œuvres recourt également au cinéma. L’œuvre des vocations de Paris sollicite en 1932 l’abbé Claude – dit Aloysius – Vachet, un vicaire de paroisse de banlieue qui a déjà réalisé un film muet sur le scoutisme, pour en réaliser un autre sur les vocations. Pour la moisson sort quelques mois plus tard, puis le réalisateur en tire un roman46 (Véronneau, 1979 : 48). L’abbé Vachet parcourt la France pour présenter au microphone et commenter son film, qui est ensuite sonorisé. À la même époque, l’œuvre des vocations d’Arras soutient une réalisation cinématographique analogue, L’Appel, un hymne au sacerdoce, en partie tournée dans le séminaire diocésain et dont l’abbé Henri Carrière (1896-1993) tire aussi un roman, illustré de photographies issues du film47 (Cassan, 2017 : 48).

• 48 Archives diocésaines d’Arras, 5 H 1/1, Statuts de l’œuvre de Saint-Joseph, op. cit.
• 49 L’Appel pour la moisson, n^o 22, janvier-mars 1939.

30À Coutances, Nîmes et Arras, l’œuvre porte le nom de saint Joseph, pour rappeler « sa glorieuse mission, qui fut d’entourer de soins assidus et généreux, l’enfance et la jeunesse du premier et du modèle de tous les prêtres : Notre-Seigneur Jésus-Christ48 ». Comme « père nourricier de Jésus [saint Joseph] n’oubliera pas de nous envoyer les ressources nécessaires aux continuateurs de l’Œuvre divine sur la terre49 ». Un lien explicite est donc établi avec la mission financière dévolue à l’œuvre.

• 50 Archives diocésaines de Lille, 5 H 1/III, Compte rendu de la réunion de l’œuvre du 11 avril 1956.

31Lille et Rennes ont une « Œuvre des XII Apôtres », tandis que celle de Lyon se place sous le double patronage de ces derniers et de l’Immaculée Conception. Le nom suggère la mission d’apostolat dévolue aux prêtres. À Lyon, il a aussi été choisi parce qu’à ses débuts l’œuvre aidait douze séminaristes, en référence au nombre des apôtres. Toutefois, à Lille, « on a quelques fois critiqué le nom50 », sans que soient invoqués des motifs précis à ce sujet.

• 51 « La vie plus féconde », L’Appel pour la moisson, n^o 22, janvier-mars 1939, p. 10.

35Près d’un demi-siècle plus tard, le ton apocalyptique demeure, mais avec un argumentaire plus religieux, révélateur de l’essor de la piété eucharistique à laquelle est associé le prêtre : « Sur le village que ne protègent plus la présence réelle et l’action vigilante du pasteur, une horde monstrueuse va s’abattre d’ennemis conjurés pour l’avilir51. » C’est pourquoi, devant les conséquences politiques, sociales, morales et religieuses supposées du manque possible de prêtres, les œuvres des vocations entendent mobiliser les fidèles.

• 52 Le Recrutement sacerdotal, mars 1909, p. 14 et 21.

36Ces derniers sont incités à soutenir les études des nombreux séminaristes pauvres. En effet, comme le précise M^gr Guibert dans sa lettre du 3 janvier 1883, « le clergé français ne se recrute, à de rares exceptions près, que dans les familles qui n’ont pas reçu en partage les richesses de ce monde ». L’évêque de La Rochelle lui fait écho en considérant les pauvres comme « les préférés de la vocation, et qui seront toujours les bienvenus ». Celui de Rennes affirme également que « c’est vers les classes laborieuses et populaires que devront se diriger nos recherches52 ». Les œuvres diocésaines ne remettent pas en cause ce schéma : plutôt que d’encourager les vocations parmi les catégories aisées – alors même que les zélatrices laïques en sont issues –, elles aident d’abord matériellement les élèves qui en ont besoin. En effet, les études ecclésiastiques restent longues, et donc onéreuses – comme au demeurant les études dans les établissements secondaires publics jusque dans les années 1930. De ce point de vue, il y a une sorte de partage des tâches et une mise en équivalence :

• 53 Archives diocésaines d’Amiens, DA 205, « Lettre de M^gr l’évêque d’Amiens sur les vocations ecclési (...)
• 54 L’Écho de Notre-Dame du sceptre, n^o 1, 1935, cité par Suaud, 1974 : 81.

37La pauvreté est même magnifiée dans des discours sur les vocations recourant à la rhétorique catholique habituelle qui la définit comme une vertu, tout en entretenant des stéréotypes sociaux. M^gr de La Villerabel insiste sur le fait que « les pauvres représentent la foule, le nombre, et, par conséquent, le champ le plus vaste du recrutement sacerdotal. Moins amollis par les jouissances que procure l’argent, ils ont à briser moins de liens quand ils entendent l’appel divin ». Mais l’évêque d’Amiens veut distinguer « entre la pauvreté et la misère ». Celle-ci procède parfois « de l’incurie et du désordre ». En revanche, « beaucoup de pauvres vivent strictement, mais dignement […]. Quand la foi divinise ces austérités pour leur donner un mérite surnaturel, les vocations grandissent53 ». Certaines œuvres ne préfèrent d’ailleurs pas compter sur « les familles d’un milieu trop bas où l’on ne verrait dans le prêt d’un fils au séminaire qu’un moyen de l’instruire à bon marché54 ». En même temps, il ne faut pas que les difficultés financières et matérielles entravent l’éclosion des vocations. Pour motiver les donateurs, sont cités en exemple des parcours de prêtres qui ont accédé aux sommets de la hiérarchie ecclésiastique après avoir bénéficié d’aides financières.

• 55 La Semaine religieuse du diocèse d’Arras, Boulogne et Saint-Omer, 13 septembre 1895, p. 435.
• 56 Le Recrutement sacerdotal, mars 1909, p. 39.
• 57 Le Recrutement sacerdotal, mai 1921, p. 61.
• 58 Diocèse d’Amiens, 1899, Annales de l’œuvre des vocations ecclésiastiques 17^e année (1898), Amiens, (...)

38Cependant, cette générosité ne s’exerce pas sans un contrôle strict et étendu. Soutenir un séminariste représente un investissement qu’il convient de ne pas dilapider, pour des raisons financières, mais aussi morales et religieuses. L’œuvre des vocations surveille donc attentivement ceux qu’elle aide. À Arras, elle n’accorde ses aumônes « que dans le cadre de besoin sérieux, réel, indiscutable […], avec réserve, et contre preuves bien justifiées de mérite55 ». Les statuts de l’œuvre de Laval confient à son président le soin de se renseigner sur les enfants paraissant avoir la vocation, et sur ceux déjà engagés dans des études religieuses. Charge à lui de constater les besoins et les ressources de leurs familles, « d’examiner lui-même l’enfant à l’école presbytérale », tant pour ses études que pour sa piété. Il doit également « recevoir le certificat de vacances de chaque petit séminariste », informer le chancelier sur les besoins et les progrès des étudiants ecclésiastiques, « ainsi que les espérances ou les inquiétudes qu’ils inspireraient56 ». Dans certains diocèses, comme le note le supérieur du séminaire de Coutances, l’abbé Bouet, « l’association se préoccupe aussi des enfants et des jeunes gens qui n’auraient pas où passer leurs vacances et dont la vocation pourrait être en danger dans leurs familles57 ». Le contrôle s’étend à la situation morale des familles, et donc à l’éducation que celles-ci sont susceptibles de donner. À Amiens ne sont adoptés des enfants « qu’autant que les parents sont honnêtes dans les affaires, appliqués au travail, rangés dans leur conduite et pénétrés d’esprit religieux58 ».

• 59 Le Recrutement sacerdotal, décembre 1909, p. 341-342.

39Il est par ailleurs demandé une reconnaissance, voire une contrepartie – une forme de contre-don – au séminariste bénéficiaire d’une aide. À Arras, il doit prier et communier à l’intention de ses bienfaiteurs anonymes. À Lyon, « il faut qu’un enfant sache comment, à défaut de ses parents, sa pension a été péniblement trouvée, par les sacrifices de qui, pour que sa reconnaissance ne se perde pas dans une gratuité anonyme […]. Ne favorisons pas l’oubli des bienfaits59 ». Aussi, jusque dans les années 1950, est-il mal vu du clergé et des fidèles que des prêtres ayant bénéficié d’aides au cours de leurs études mènent un train de vie pouvant passer pour ostentatoire, en acquérant par exemple une automobile (Lagrée, 1999 : 254).

• 60 Diocèse d’Amiens, 1911, Annales de l’œuvre des vocations ecclésiastiques, 29^e année (1910), Amiens (...)

41Comme beaucoup de séminaristes viennent de la campagne, le clergé s’inquiète de l’exode rural qui risque notamment d’accroître la diminution des vocations. En 1910, l’œuvre d’Amiens incite ainsi « le prêtre […] à s’appliquer à combattre l’émigration vers les villes en intéressant au travail agricole […]. Efforçons-nous de refaire des villages chrétiens […]. Quand nous aurons fait cela, nous n’aurons pas peu contribué au recrutement sacerdotal60 ». Néanmoins, la majorité des séminaristes de diocèses ruraux ne viennent pas toujours de familles de cultivateurs. Si ceux du Morbihan et des Côtes-du-Nord sont effectivement surtout issus de la paysannerie, ceux de Vendée ont plutôt des parents commerçants ou artisans, même s’ils sont ruraux. Au xix^e siècle, à l’échelle de la France, il y a une surreprésentation des séminaristes originaires des villes (Gicquel, 2008 : 24). Or, paradoxalement, le discours de nombreuses œuvres des vocations recourt à la métaphore agricole. Si celle-ci s’inspire de la référence évangélique à la moisson, elle exprime aussi une représentation en partie mythifiée du sacerdoce. L’image du prêtre, qui perdure parfois jusqu’au début des années 1950, est d’abord celle du curé de paroisse rurale, plus que celle de paroisse urbaine – associée parfois dans ce cas à « populeuse » – et très peu celle de l’aumônier d’œuvres, d’Action catholique ou de scoutisme. Sur les couvertures du bulletin arrageois figurent souvent des photographies d’églises rurales, tandis qu’en Vendée sont évoqués des « villages sans Dieu », car sans prêtre.