2Cette nouvelle vague de sécularisation, qui a débuté dans les années 1960, est contemporaine d’un changement radical. D’une part, la société espagnole, après les décennies d’après-guerre, a embrassé la société de consommation et a été plongée dans une profonde modernisation socio-économique. D’autre part, la transition politique qui a suivi 1975 a coïncidé avec un changement dans l’Église catholique après le concile Vatican II et l’ouverture de la période postconciliaire. Le contexte chronologique de la crise analysée dans cet article couvre la période allant de la clôture du concile (1965) à la fin de l’Assemblée conjointe des évêques et des prêtres en Espagne (1971), un événement à travers lequel l’Église espagnole a voulu se mettre « au diapason » de la période postconciliaire.

3Les différentes transformations intervenues à partir des années 1960 ont affecté une partie des dynamiques et des structures qui caractérisaient jusqu’alors le catholicisme : la pratique religieuse, le cadre paroissial, la confession, la figure du prêtre et, de manière très particulière, les séminaires et les noviciats, lieux de recrutement des futurs prêtres pour les premiers, des religieux et religieuses, frères et moniales pour les seconds. La baisse du recrutement de nouveaux candidats à la vie cléricale et religieuse, ainsi que l’abandon d’une partie des aspirants au cours des années 1960 (Ruiz Andrés, 2021), sont devenus les premiers signes évidents d’une crise qui, loin de se limiter à ce moment historique particulier, a fini par devenir une crise structurelle du modèle sacerdotal et religieux en Espagne et dans d’autres pays, notamment occidentaux (Todd, 2015 ; Cuchet, 2018). La particularité de l’Espagne est que ce processus a eu lieu après une explosion théorique de la religiosité au cours des années 1940 et 1950, protégée (et dans une certaine mesure gonflée) par un régime dictatorial qui non seulement s’est déclaré catholique, mais a également imposé cette religion à l’ensemble de la société.

La vocation religieuse à l’épreuve des « structures de plausibilité » (Berger) du catholicisme espagnol

4Cet article vise principalement à décrire, analyser et comprendre les différentes dynamiques qui ont conduit à cette situation de crise dans les séminaires et les noviciats espagnols. Bien que l’accélération du processus de sécularisation et la crise du clergé et de la vie religieuse soient des phénomènes qui ont touché différents pays occidentaux, le cas de l’Espagne est particulièrement intéressant pour deux raisons. Tout d’abord, cette crise a provoqué une profonde rupture avec l’histoire de l’Espagne immédiatement antérieure, caractérisée par la tentative du régime franquiste de façonner le pays selon les prémisses de l’idéologie nationale-catholique (Díaz-Salazar, 2006). En outre, le processus espagnol de sécularisation s’est distingué par son accélération particulière – il a été l’un des plus rapides observés en Europe (Pew Research Center, 2018) – et par son intensité. Les notes prises par le chanoine Boulard montrent ainsi que l’Espagne est le pays d’Europe occidentale dont le clergé compte le pourcentage le plus élevé de prêtres ayant renoncé à la vie sacerdotale entre 1962 et 1968.

Tableau 1. Nombre de prêtres diocésains sécularisés en Europe (1962-1968).

Pays	1962	1968	1962-1968	Pourcentage par rapport au total du clergé dans le pays
France	10	116	553	1,35 %
Espagne	5	125	400	1,54 %
Italie	21	63	375	0,85 %
Belgique	1	23	58	0,56 %

Source : Boulard, s. d.

5Si plusieurs auteurs ont analysé la sécularisation en Espagne depuis les années 1960 (Pérez-Agote, 2012 ; De la Cueva, 2018), la bibliographie concernant son impact sur la vie cléricale et religieuse de l’époque est plus limitée, bien qu’elle ait fait l’objet d’études pastorales ou théologiques (González de Cardedal, 1967), de reconstitutions d’ensemble sur l’évolution du nombre de prêtres (Domínguez Rojas, 2001) ou d’études de cas particulièrement pertinents de cette période, qu’il s’agisse de profils de prêtres remarquables ou de prêtres-ouvriers ayant fait l’objet de monographies (Berzal de la Rosa, 2007). En revanche, le cas particulièrement notable des séminaires et des noviciats n’a guère attiré l’attention. En concentrant notre étude sur ces derniers, nous souhaitons apporter une contribution originale qui permette d’enrichir notre compréhension des profonds changements religieux vécus dans les années 1960 (Montero, 2009) et, plus largement, celle du processus accéléré de sécularisation en Espagne, où s’entremêlent transformations sociales et ecclésiastiques (Ruiz Andrés, 2022).

6Dans les pages qui suivent, nous nous concentrerons sur deux périodes : d’une part, la période comprise entre la fin de la guerre civile et la victoire de Franco (1939) en amont, le concile Vatican II (1962-1965) en aval, caractérisée par une explosion du nombre de séminaristes ; d’autre part, la période 1965-1971, où les profonds changements sociaux et le moment postconciliaire coïncident avec une crise accélérée du modèle des séminaristes et des noviciats.

7Afin d’expliquer cette transition abrupte entre les deux périodes, nous utiliserons le concept de « structure de plausibilité », forgé par le sociologue Peter Berger (2016 : 67), et auquel ont aussi eu recours des auteurs tels que Danièle Hervieu-Léger (2005 : 207-208), Charles Taylor (2015 : 736) ou José Casanova (2012 : 61-62) dans leur analyse sociohistorique de la sécularisation. Berger définit la notion de structure de plausibilité comme « le contexte social dans lequel toute définition cognitive ou normative de la réalité est plausible ». La pertinence de cette notion tient ici au fait que le changement qui s’est produit en Espagne au cours des années 1960 n’a pas seulement affecté la religiosité, mais qu’il a plus intensément transformé les conditions historiques et sociales de possibilité qui soutenaient ces formes religieuses. La crise des séminaires et des noviciats est ainsi tributaire d’une série de changements qui affectent la sphère socio-économique au cours des années 1960 et gagnent la sphère culturelle et politique en 1970. L’hypothèse principale de cet article est que cette crise ne peut être comprise qu’à partir du changement radical de contexte opéré pendant les années 1960 en Espagne et dans d’autres pays d’Europe occidentale, ce qui signifie que « la définition normative » de la réalité qui favorisait auparavant le soutien des vocations religieuses et sacerdotales – et, dans le cas de l’Espagne, leur augmentation – a été mise à mal par un processus accéléré de réduction de l’attractivité du modèle clérical qui soutenait les séminaires et les noviciats. Ainsi, dans la dernière partie de l’article, on inclura une brève réflexion montrant que la crise des séminaires et des noviciats dans les années 1960 n’est pas une crise conjoncturelle : elle est désormais structurelle, étroitement liée au changement de la structure de plausibilité.

8La recherche qui sous-tend cet article s’insère dans une analyse plus large de la sécularisation en Espagne depuis 1960 (Ruiz Andrés, 2022), dans laquelle une attention particulière a été accordée non seulement à la dynamique macrosociologique du processus de sécularisation, mais aussi aux institutions religieuses et de la société civile, ainsi qu’à la dimension individuelle de ce phénomène historique (Dobbelaere, 1999). Dans cette enquête, nous nous appuyons sur quatre types de sources.

9La littérature secondaire sur la période, en particulier dans les disciplines historiques et sociologiques (Abella, 1985 ; Hermet, 1985 ; Mainer, Juliá, 2000 ; Gracia, Ruiz Carnicer, 2004 ; Díaz-Salazar, 2006 ; De la Cueva, 2018), constitue un premier ensemble. À cet égard, nous avons tenté de compléter les références qui examinent les changements survenus, aussi bien sociaux (Gracia, Ruiz Carnicer, 2004) qu’ecclésiastiques (Montero, 2007), au cours des années 1960, par des études plus larges du processus de sécularisation en Espagne (Pérez-Agote, 2012), qui nous permettent également de situer l’étude de cas dans une perspective plus globale.

10Diverses sources historiques, notamment les déclarations, rapports et études publiés au cours de la période et qui abordaient explicitement la question des séminaires et des noviciats (Díaz Mozaz, 1965 ; González de Cardedal, 1967 ; Miret Magdalena, 1968 ; Sopeña Ibáñez, 1970 ; Andreu et al., 1971 ; Moreno, 1971), forment un second corpus. Les sources primaires comprennent également les documents d’archives, issus en particulier des Archives générales de l’administration espagnole (AGA, Alcalá de Henares, Madrid) et du Centre national des archives de l’Église de France (Paris).

11Conscient qu’une grande partie de la documentation disponible sur la période provenait d’archives institutionnelles et de sources imprimées, souvent publiées, nous avons conduit entre 2015 et 2019 une enquête qualitative de terrain, afin d’avoir accès à une dimension plus individuelle et personnelle du processus de changement religieux. Nourris par les sources sociohistoriques, une série d’idéaux-types ont été identifiés en vue d’entretiens. À partir de ce premier échantillon, qui a servi de base à notre enquête générale sur la sécularisation espagnole, la méthode dite « en boule de neige » a permis de conduire un total de cinquante-trois entretiens selon la méthode semi-directive et celle des récits de vie. Ainsi avons-nous eu des entretiens approfondis avec un prêtre de l’Opus Dei, le président de l’Union des athées d’Espagne, les présidents des deux plus importantes associations laïques du pays (Europa Laica et Cives), des prêtres-ouvriers, des prêtres mariés, un cardinal de l’Église catholique, des religieuses et des moines, d’anciens ministres du gouvernement espagnol – l’un de centre gauche (Ramón Jauregui), l’autre de centre droit (Marcelino Oreja) – et des théologiens. Dans cet article, nous accorderons une attention particulière aux témoignages de neuf prêtres, religieux et religieuses ayant fréquenté le séminaire pendant les années 1960.

12Enfin, nous avons consulté non seulement les reconstitutions statistiques effectuées par des études bibliographiques secondaires, mais aussi les statistiques originales réalisées à l’époque. Il convient notamment de souligner l’importance de l’enquête sur les séminaristes réalisée au cours de l’année universitaire 1968-1969, dont les résultats ont été analysés par Fernando Sebastián (1970), les données fournies par la Confédération espagnole des religieux (CONFER) (1966 ; 1972 ; 1980), le plus haut organe de coordination et de représentation des congrégations et des instituts de vie religieuse en Espagne, ainsi que les enquêtes réalisées par la Fondation FOESSA, qui offrent des informations d’un grand intérêt sur la dynamique socioreligieuse de l’époque. Ces données quantitatives complètent les informations apportées par les documents de l’époque et les témoignages qualitatifs mentionnés dans cet article, tout en nous permettant de mieux comprendre l’ampleur des transformations ici décrites.

Le boom des séminaristes et des novices dans l’Espagne nationale-catholique (1939-1965)

13Entre le xix^e siècle, marqué par l’industrialisation du pays et les différentes révolutions libérales puis prolétariennes, et le déclenchement de la guerre civile en 1936, l’Espagne a connu ce que Pérez-Agote (2012) décrit comme une première vague de sécularisation ou « sécularisation conflictuelle » (De la Cueva, Montero, 2007). Celle-ci comportait une dimension de sécularisation politique, avec les différentes mesures qui, particulièrement pendant la Seconde République espagnole, entre 1931 et 1939, ont visé à limiter le pouvoir de la religion, et une dimension socioculturelle d’abord nourrie par l’anticléricalisme avant de conduire à ce que le prêtre et sociologue Maximiliano Arboleya Martínez définit en 1934 comme une « apostasie des masses » (Arboleya Martínez, 1934). La question religieuse est alors au cœur de la division de l’Espagne en deux camps qui s’affrontent entre 1936 et 1939. Plus de six mille prêtres et religieux sont assassinés dans l’Espagne républicaine (Pérez-Díaz, 2008 : 32-33), point culminant, dans une certaine mesure, de l’anticléricalisme de la première vague de sécularisation. L’Église, de son côté, qualifie de « croisade » le soulèvement armé antirépublicain conduit par Franco.

14La victoire de ce dernier dans la guerre civile a été décrite comme la fin de la première vague de sécularisation. L’affirmation est certes problématique, car ni le silence imposé, ni la répression de toute forme de dissidence religieuse, n’en ont supprimé les effets (Ruiz Andrés, 2022). Mais le régime franquiste constitue en effet une tentative de transformation de la structure sociale, politique et culturelle du pays, au nom de l’adhésion de l’Espagne aux principes du catholicisme, par opposition à la tentative de laïcisation qui a marqué la Seconde République. En nous en tenant à la terminologie adoptée par cette analyse, nous pouvons souligner que la combinaison de la situation socio-économique de l’après-guerre et de la protection – même par des mesures légales – que le régime franquiste a offerte au catholicisme a conduit à un raffermissement des structures de plausibilité qui ont soutenu les vocations religieuses et cléricales. Ce renforcement de la structure de plausibilité mérite d’être approfondi sur plusieurs points.

15Le premier concerne le terme de « national-catholicisme » par lequel on a défini le lien étroit qui se noue alors entre politique et religion et vient justifier et imprégner les actions du régime. Comme le souligne Margenat (2005 : 62), on peut parler de national-catholicisme lorsque deux conditions sont réunies : l’identification entre nation et catholicisme et la mise en place d’un pouvoir politique au service de la christianisation de la société. Dès le début de la guerre et dans les premières années qui suivirent la victoire de Franco, on constate que le camp profranquiste a pris une série de décisions dont l’objectif était non seulement de renverser les politiques de la Seconde République, mais aussi d’accorder à l’Église catholique une position institutionnelle, sociale et culturelle sans précédent dans l’histoire de l’Espagne immédiatement antérieure. Ainsi, après la victoire de Franco, l’éducation a-t-elle été mise au service des religieux et du clergé, ce qui a structurellement favorisé le recrutement de nouvelles recrues pour la vie cléricale et religieuse. Au milieu des années 1950, plus de la moitié des écoles secondaires étaient gérées par des institutions catholiques, et si le nombre d’élèves fréquentant les écoles publiques était de 70 000, le nombre d’élèves inscrits dans les écoles catholiques s’élevait à 170 000 (Gracia, Ruiz Carnicer, 2004 : 122).

16Ensuite, pour comprendre les caractéristiques de cette structure de plausibilité particulièrement favorable à l’émergence de vocations religieuses dans l’après-guerre, il faut souligner le prestige social dont jouit la figure du prêtre et dont témoigne la documentation. Malgré la première vague de sécularisation, il est impossible d’oublier que dans de vastes régions d’Espagne, où l’ampleur de la modernisation avait été timide, une structure sociale profondément cléricale avait survécu tout au long du xix^e siècle et pendant une bonne partie du xx^e siècle. C’est ce que reflète le témoignage d’un prêtre, Ricardo García Villoslada, dans une étude datant des années 1960 :

Né dans l’une des provinces [Navarre] les plus profondément religieuses d’Espagne et dans un petit village à la vie agricole et non industrielle qui, à l’ombre de sa svelte tour paroissiale, vivait dans la paix et la tranquillité, malgré les derniers soubresauts du libéralisme du xix^e siècle, j’ai appris dès mon enfance à voir dans le prêtre le représentant de Dieu et le communicateur des mystères divins (témoignage recueilli dans Sans Vila, 1965 : 104).

17La victoire franquiste a permis d’étendre à l’ensemble du pays ce prestige du prêtre et des figures religieuses. Dans l’Espagne de Franco, la paroisse était le centre symbolique de la communauté (Pellistrandi, 2006). La quasi-totalité des habitants devaient s’y rendre pour participer à différents rites « étant donné l’obligation de célébrer le baptême, le mariage et l’enterrement dans le cadre du rituel catholique » (De Riquer, 2010 : 291 ; voir aussi Abella, 1985 : 164-165).

19Il n’est pas surprenant, dans cet environnement cléricalisé, que « le prestige et un statut social élevé soient accordés à ces vocations » (Ducastella, 1971 : 131). Cette question a été abordée dans un livre de témoignages compilés par les prêtres Jorge et Ramón Sans Vila (1965). Comme le souligne le prêtre Jaime Flores dans cet ouvrage : « Le plus grand honneur d’une famille est d’obtenir de Dieu une vocation par la prière, l’exemple et l’encouragement. L’adieu d’un parent au cloître, au couvent ou au séminaire est une célébration très sincère » (Sans Vila, 1965 : 178). C’est ce dont témoigne également José María Díaz Mozaz dans son article « Les vocations en Espagne », paru dans Social Compass en 1965, lorsqu’il affirme que « la famille espagnole est la pépinière des vocations ecclésiastiques » (Díaz Mozaz, 1965 : 305).

20Enfin, cette structure de plausibilité a été fortement influencée par les conditions socio-économiques de l’après-guerre, caractérisées par le pourcentage élevé de population rurale en Espagne – 35 % de la population en 1950 vivait dans des villes de moins de 10 000 habitants – et par les ravages de la période : il aura fallu dix-sept ans à l’Espagne pour retrouver son niveau de richesse d’avant-guerre (Medina, 2020).

21Tout au long de mon enquête, j’ai entendu à plusieurs reprises le même récit, dans cette Espagne rurale et pauvre : des familles nombreuses, sans possibilité de travail pour tous les enfants, rencontrent un jour un religieux chargé de la « promotion des vocations ». À cette occasion, comme l’écrira en 1977 le prêtre Antonio Aradillas (1977 : 60), « les enfants et leurs parents ont été informés des avantages de recevoir une éducation orientée vers le sacerdoce ou le cloître ». Commune et banale, cette histoire nous aide à comprendre comment, en 1962, 70,8 % des séminaristes étaient entrés au séminaire entre les âges de dix et douze ans (Acebal, 1969 : 172).

22Ainsi se dessine, dans l’Espagne de l’après-guerre, le contexte d’un « appel collectif à une foule d’enfants » (Sopeña Ibáñez, 1970 : 24-25) qui a produit la structure de plausibilité des vocations religieuses et sacerdotales. De 1945 aux années 1960, le nombre de séminaristes n’a cessé d’augmenter (Gracia, Ruiz Carnicer, 2004 : 122), retrouvant à partir 1952 le niveau qu’il avait connu avant la crise des années 1930.

Tableau 2. Nombre de séminaristes en Espagne (1943-1953).

Année	Nombre de séminaristes
1943	2 935
1945	2 857
1946	4 440
1947	5 851
1948	–
1949	7 253
1950	7 344
1951	–
1952	7 684
1953	7 998

Source : Oficina General de Información y Estadística de la Iglesia en España, 1954 : 284-294.

L’effondrement des séminaires et des noviciats dans l’Espagne postconciliaire (1965-1972)

23Comment expliquer que, quelques années seulement après cette explosion des vocations sacerdotales et religieuses, une crise profonde ait frappé séminaires et noviciats ? Dans l’Espagne des premières décennies de l’après-guerre, une série de transformations progressives s’étaient amorcées, que l’on peut commencer à identifier à travers les sources et les études réalisées sur l’Espagne des années 1950. Dès 1955, Julián Marías (1955 : 50) observait ainsi les premières traces de passage à la société de consommation.

24Dans les séminaires et les noviciats, comme dans les groupes de l’Action catholique spécialisée, on commençait à envisager d’autres manières de vivre la vocation religieuse ou la religiosité chrétienne, qui entraient parfois aussi en conflit avec une partie des prémisses du national-catholicisme officiel. Cette critique croissante de l’intérieur du catholicisme (Montero, 2007 ; López-Chaves, 2016), qui se nourrit des informations provenant des prêtres-ouvriers et de la Mission de France ou des philosophes personnalistes, forme une ligne de changement ascendante (bottom-up), qui sera renforcée dans les années 1960 par la dynamique de transformation descendante (top-down) engagée par le concile Vatican II, comme l’étudie Pelletier (2002) pour le cas français.

25Au cours de ces mêmes années, la société espagnole et l’Église entrèrent dans une période de grande transformation, qui entraîna un changement important de la structure de plausibilité antérieure. Dans nombre d’écrits contemporains, on retrouve de manière récurrente l’idée selon laquelle « le monde dans son ensemble » – c’est-à-dire, dans notre perspective, les structures de plausibilité – changeait à un rythme accéléré. Le christianisme s’effondre et, avec lui, « toute la configuration du prêtre selon ces moules » (Andreu et al., 1971 : 199). Ces changements « ébranlaient tout l’édifice construit sur de si pauvres fondations, comme une maison construite sur du vieux bois pourri » (Martínez, Duocastella, Almerich, 1971 : 21). Et comme le soulignait José María Pemán en 1970 dans un intéressant commentaire paru dans le journal ABC et intitulé « Que l’Espagne gagne » : « La nouvelle maison, l’appartement électrifié, l’appartement chauffé, ne peut être construit sans démolir complètement la maison précédente » (Pemán, 1970 : 3).

26Parmi les multiples variables qui ont conditionné ce changement de structure, il convient d’en souligner trois qui, dans une certaine mesure, interagissent avec les dynamiques observées précédemment. Sur le plan socio-économique, d’une part, l’Espagne a connu dans les années 1960 une modernisation croissante, marquée par l’essor de la société de consommation, l’accélération des flux migratoires de la campagne vers les villes et l’industrialisation. D’autre part, le concile Vatican II (1962-1965) a ouvert une période de profond débat à l’intérieur même du catholicisme, tout en contribuant à la visibilité et à l’expansion des propositions plus réformistes et novatrices qui avaient déjà fait leur apparition au cours de la décennie précédente et entraient en conflit avec la théologie nationale-catholique. Enfin, comme d’autres études l’ont souligné tant pour l’Espagne (Requena, 1994) que pour l’Europe occidentale (McLeod, 2007), les changements ont une dimension générationnelle évidente. Une nouvelle jeune génération, née après la guerre civile et qui voulait rompre avec les liens du passé, a fait irruption dans la société en proposant de nouvelles valeurs dans différents domaines de l’existence (Marías, 1984 : 331-332).

27Dans cet éventail de causalités, l’exode rural, qui s’est accéléré au cours des années 1960, occupe une place essentielle. Les habitants des foyers ruraux sont venus gonfler les centres urbains, la population totale des villes de plus de 10 000 habitants passant de 17,3 à 22,5 millions d’habitants en seulement dix ans (Mainer, Juliá, 2000 : 21-22), cependant que certaines zones, comme les villages du sous-plateau nord de Castille et León, une des régions qui présente le plus grand apport de vocations religieuses, se vidaient progressivement, enregistrant un solde migratoire négatif de 466 000 personnes entre 1961 et 1974 (Fundación FOESSA, 1966 : 58). En 1975, un Espagnol sur quatre avait émigré au cours de sa vie.

28Or, comme on l’a vu plus haut, l’Espagne des villages était auparavant le principal « bassin de recrutement » des vocations sacerdotales. Dans les années 1960, en dépit de l’exode rural, les vocations ont continué à se concentrer dans les villes moins peuplées. En d’autres termes, alors que le pays se transformait et s’urbanisait, villages et zones rurales continuèrent à fournir la majorité du contingent des vocations religieuses espagnoles, comme le montre le tableau 3. Entre 1961 et 1965, les villes de moins de 10 000 habitants, qui représentaient encore plus de 70 % des vocations, ont perdu 662 802 habitants au profit des villes de 10 000 habitants (Fundación FOESSA, 1966 : 58).

Tableau 3. Origine des séminaristes espagnols (en pourcentage) en 1958-1959, 1964 et 1967.

Année(s)	Localités de moins de 2 000 habitants	Localités entre 2001 et 10 000 habitants	Localités de plus de 10 000 habitants
1958-1959	49,3	25,2	25,5
1964	49,2	25,3	25,5
1967	50,1	24,8	25,1

Source : Hermet, 1985 : 37.

29La transformation socio-économique et la société de consommation naissante ont également changé l’habitus au sens où l’entend le sociologue Pierre Bourdieu (1980), c’est-à-dire les logiques quotidiennes dans lesquelles la population était immergée et qui structuraient son existence. Et contrairement à cette société dans laquelle le prêtre et le religieux étaient au sommet du prestige social, l’émergence de nouveaux modèles et les premiers changements dans la manière de vivre la sexualité, qui se sont accélérés à partir des années 1970, ont fait perdre à la vocation religieuse son aura et sa crédibilité. Archevêque de Tolède (1969-1971), puis de Madrid (1971-1983), Vicente Enrique y Tarancón illustre la perception par les autorités religieuses de ces changements lorsqu’il reconnaît en 1971 qu’« il y a beaucoup de prêtres et de religieux qui ont un complexe, qui se sentent presque coupables pour le caractère sacré que leur statut a eu jusqu’à présent et qui voudraient cacher, au moins, leur consécration, en évitant soigneusement tout ce qui pourrait les singulariser ou les distinguer » (cité dans Moreno, 1971 : 46).

31Davantage accentuée chez les plus jeunes membres du clergé comme chez les séminaristes et les novices (Sopeña Ibáñez, 1970), cette remise en question des modèles de vie sacerdotale et religieuse comporte donc aussi une dimension générationnelle. L’enquête menée auprès des séminaristes espagnols au cours de l’année académique 1968-1969 révélait ainsi une réalité très préoccupante aux yeux de Fernando Sebastián, alors professeur à l’Université pontificale de Salamanque : le rejet général du modèle théorique de la prêtrise observé chez les séminaristes et, en particulier, la critique de la performance des prêtres au sein même de leur environnement, puisque 90,68 % d’entre eux se disaient insatisfaits de l’image de la vie sacerdotale renvoyée par leurs diocèses (Sebastián, 1970). Parmi les raisons données par les séminaristes à ce rejet figurait en première place le fait que « la forme de vie (du prêtre) n’est pas celle exigée par l’Évangile, mais provient d’une simple tradition historique qui n’est plus adaptée au temps présent (34,81 % des réponses) » (Oficina General de Información y Estadística de la Iglesia en España, 1973 : 109). Seuls 24 % des séminaristes de 1968-1969 étaient prêts à se consacrer aux « fonctions traditionnellement sacerdotales », 84 % d’entre eux aspirant à un diplôme universitaire non théologique et 79 % souhaitant exercer une profession civile (Sebastián, 1970). À la question « Quelle serait votre attitude face à l’exemple d’un prêtre qui, travaillant professionnellement, célibataire ou marié, consacrerait quelques heures par jour au ministère de la parole et du culte ? », plus des deux tiers des séminaristes apportaient alors une réponse positive (tout à fait d’accord 21,44 % ; d’accord 28,86 % ; plutôt d’accord 19,05 %), contre seulement 28 % de réponses négatives (plutôt en désaccord 8,48 % ; en désaccord 13,11 % ; tout à fait en désaccord 6,39 %) (Oficina General de Información y Estadística de la Iglesia en España, 1973 : 109), chiffres qui semblaient indiquer que la remise en question des fonctions sacerdotales « classiques » continuerait à marquer l’avenir immédiat de l’Église (Núñez Mosteo, 2008 ; Ruiz Andrés, 2021).

Évidemment, lorsque vous entrez dans une vie religieuse fermée, comme celle que nous avions, les relations avec l’extérieur ne vous touchent presque pas. Mais je dois vous dire la vérité, j’étais déjà assez bouleversée quand j’ai commencé. Après mes premiers vœux, j’ai commencé à penser qu’une clôture aussi stricte n’avait aucun sens.

33L’enquête montre ainsi comment le contexte de l’Espagne d’après-guerre, marqué par l’hégémonie du national-catholicisme, le prestige social de la prêtrise et les difficiles conditions socio-économiques des premières années de la dictature de Franco, a profondément changé dans les années 1960, notamment à travers des transformations sociales et ecclésiastiques, dynamiques de changement qui, en outre, ont été accompagnées d’une importante variable générationnelle. On peut donc affirmer que ce changement de contexte a provoqué une transformation de la structure de plausibilité qui soutenait les vocations sacerdotales et religieuses, comme le confirment les données statistiques.

34Dans le contexte des années 1960, on observe d’une part une diminution progressive du nombre d’entrées au séminaire et au noviciat. D’autre part, les sources indiquent également que les séminaristes et les religieux abandonnent de plus en plus leur formation avant la fin de leurs études. Il ne faut pas oublier que beaucoup de ceux qui étaient entrés au séminaire ou au noviciat dans les années précédentes l’avaient fait à l’âge de « douze, quinze ou dix-huit ans, alors qu’ils venaient à peine d’acquérir leur propre identité existentielle [et qu’ils] commençaient à se demander tardivement pourquoi et comment [ils en étaient venus à faire ce choix] » (Urbina, 1981 : 16-17). Dans l’enquête menée auprès des séminaristes, les réponses à la question « Comment jugez-vous votre décision d’entrer au séminaire ? » ont montré que pour 28 % d’entre eux, il s’agissait d’une « décision inconsciente » (Oficina General de Información y Estadística de la Iglesia en España, 1973 : 108).

35Ces étudiants se situaient à mi-chemin entre une entrée qui, dans de nombreux cas, reflétait encore des motivations et des contextes étroitement liés à la structuration antérieure du catholicisme, et une formation développée au sein d’une Église et d’une société en profonde transformation. Comme l’observe Miret Magdalena, entre 1965 et 1966, le nombre d’ordinations passe de 970 à 616, et le nombre de séminaristes quittant le séminaire de 2 800 à 3 857 (Miret Magdalena, 1968 : 183). Le tableau suivant montre la chute rapide du nombre de séminaristes entre 1960 et 1972.

Tableau 4. Évolution du nombre de séminaristes diocésains en Espagne (1960-1972).

Année	Nombre de séminaristes
1961	8 037
1962	7 972
1963	7 934
1964	8 233
1965	8 079
1966	8 079
1967	7 535
1968	7 106
1969	6 605
1970	4 978
1971	4 822
1972	3 413

Source : Domínguez Rojas, 2001 : 40-41.

36La somme de ces facteurs fait que la crise des vocations devient particulièrement aiguë dans la seconde moitié de la décennie, lorsque le nombre de séminaristes commence à diminuer drastiquement après avoir atteint, paradoxalement, son chiffre le plus élevé en 1964 : un contraste qui amène l’archevêque de Séville, José María Bueno Monreal (1970 : 76), à déclarer en 1970 que la crise a été « une surprise inattendue ».

37Dans le cas des religieux, le déclin est encore plus marqué (cf. tableau 5). En sept ans seulement, le nombre total de novices en Espagne a diminué de plus de 50 %. Les chiffres et les informations concernant la vie religieuse féminine (cf. tableau 6), tant active que contemplative, sont beaucoup plus rares et fragmentaires, les difficultés de la vocation des religieuses attirant moins l’attention en raison de leur position plus périphérique au sein de l’Église catholique. On peut cependant affirmer que le nombre de religieuses a lui aussi considérablement diminué, ce que confirment notamment le nombre élevé de dispenses de vie religieuse féminine demandées en une seule année : 494 demandes de dispense en 1972.

Tableau 5. Évolution du nombre de novices en Espagne, selon les principales institutions religieuses (1965-1972).

Institutions religieuses	1965	1972
Frères maristes	222	76
Franciscains	82	41
Augustins	88	74
Dominicains	111	43
Écoles chrétiennes (La Salle)	221	51
Salésiens	269	113
Jésuites	191	32
Clarétains	91	19
Nombre total de novices en Espagne	2 333	1 053

Source : Confederación Española de Religiosos, 1966a ; 1972.

Tableau 6. Évolution du nombre de religieuses actives, de novices et de professes en Espagne (1965-1972).

1965			1972
Novices	Professes	Total	Novices et professes temporaires	Professes perpétuelles	Total
6 595	74 395	80 990	7 048	58 044	65 092

Source : pour 1965 (Confederación Española de Religiosos, 1966b), pour 1972 dans l’annexe de la FOESSA (Vázquez, 1976 : 629). Le tableau présente des problèmes de comparabilité entre les catégories, car les chiffres de 1965 ne différencient pas les religieuses à vœux temporaires de celles à vœux perpétuels.

Épilogue : vers une crise structurelle

38Dans le présent article, nous avons exploré la crise des séminaires et des noviciats dans l’Espagne des années 1960, un contexte dans lequel les profondes transformations socio-économiques ont coïncidé avec la période postconciliaire. À cette fin, nous avons opté, sur le plan terminologique, pour le concept de « structure de plausibilité », qui nous a permis d’expliquer cette crise comme une modification des contextes entre l’Espagne de l’après-guerre et celle des années 1960. Ces changements importants ont entraîné à leur suite une diminution drastique de la « plausibilité » des vocations sacerdotales et religieuses.

39Comme Danièle Hervieu-Léger (2003) l’a observé pour le cas français, les données analysées dans cet article montrent que la sécularisation, plutôt que la fin de la religion, comme le soutenait la théorisation classique de la sécularisation (Tschannen, 2004 : 355-357), peut être expliquée par la « fin d’un monde », ou d’une structure de plausibilité, qui avait soutenu certaines formes religieuses. Dans le cas de l’Espagne, les conditions relatives à une structure de plausibilité, qu’elles soient liées à une tradition ou à une imposition politique, expliquent l’explosion des inscriptions dans les séminaires et les noviciats au milieu du xx^e siècle, puis leur déclin au cours des années 1960 et 1970. Elles éclairent la crise des vocations survenue au cours de la période postconciliaire.

40Cela n’a certainement pas signifié la fin du catholicisme ou de la vie cléricale et religieuse dans l’Espagne contemporaine. Au cours de la période de crise que nous avons analysée, de nouvelles formes de catholicisme sont apparues. Certaines tentaient de modifier en profondeur le catholicisme, tandis que d’autres prônaient paradoxalement la reprise de modèles plus traditionnels. Toutefois, dans l’ensemble, elles soulignaient toutes l’importance des fidèles laïcs dans la structure ecclésiale. Cela nous montre que le catholicisme en Espagne n’a pas seulement subi des processus de déclin, mais a aussi connu des transformations tout au long du xx^e et du premier xxi^e siècle.

Lorsque nous étions en formation à ce stade précoce, dans les années 1980, nous vivions dans un appartement avec un prêtre. Plusieurs compagnons vivaient dans un appartement. Je pense qu’il y a eu une autre descente – si vous voulez et pour le visualiser d’une certaine manière – dans l’enfer du conservatisme, comme un repli, et une grande belligérance contre le monde, contre la société, comme [réponse à] cette attaque que l’institution religieuse a ressentie très belliqueuse.

42D’autre part, si dans les années 1960 les jeunes séminaristes et les prêtres constituaient l’avant-garde du réformisme ecclésial, à partir de cette époque, on constate chez les jeunes prêtres une tendance à se rattacher à des positions plus traditionnelles : de futurs prêtres issus plus clairement d’une « idéologie traditionnelle très marquée » et qui étaient également favorisés par l’institution ecclésiastique (Pereda, Urbina de la Quintana, De Prada, 1983 : 94).

43Cependant, le changement des directives du Vatican et, par transposition, des directives épiscopales en Espagne, n’a pas entraîné un renversement de la dynamique générale observée dans notre enquête. Bien qu’il soit vrai qu’au cours des années 1970 et au début des années 1980 la chute des admissions dans les séminaires s’est ralentie, le nombre de séminaristes s’est stabilisé à un niveau nettement plus bas que lors de la décennie précédente.

Tableau 7. Évolution du nombre de séminaristes diocésains en Espagne (1976-1980).

Année universitaire	Nombre de séminaristes	Solde par rapport à l’année précédente
1976-1977	1 746	+ 133
1977-1978	1 649	- 97
1978-1979	1 505	- 144
1979-1980	1 583	+ 78

Source : Domínguez Rojas, 2001 : 40-41.

44Parallèlement à cette stabilisation du nombre de séminaristes diocésains (qui n’a pas empêché la diminution du clergé en raison d’un bilan démographique négatif), le nombre total de novices en Espagne a continué à diminuer. Dans les années 1980, les conséquences de la sécularisation de la vie religieuse s’avéraient particulièrement problématiques pour les congrégations davantage impliquées dans la vie quotidienne (et dont les fonctions sont de plus en plus exercées par des laïcs), que pour les congrégations contemplatives (Estrada, 2008 : 96).

Tableau 8. Évolution du nombre de novices en Espagne, selon les principales institutions religieuses (1965-1972).

Institutions religieuses	1980	1993
Frères maristes	63	19
Franciscains	37	6
Augustins	37	3
Dominicains	77	7
Écoles chrétiennes (La Salle)	39	24
Salésiens	70	31
Jésuites	44	33
Clarétains	27	8
Nombre total de novices en Espagne	764	365

Source : Confederación Española de Religiosos, 1980 ; 1993.

45Au cours des dernières années enfin, la stabilisation du nombre de séminaristes a laissé place à une nouvelle diminution, au moment où s’éteint la génération de ces prêtres, religieux et religieuses qui ont vécu leur formation dans la transition entre les deux modèles (l’explosion des vocations et la crise des années 1960). En 1965, il y avait 8 079 séminaristes dans un pays de 32 millions d’habitants. Aujourd’hui, il n’y en a guère plus de 1 000 dans une Espagne qui compte 48 millions d’habitants. Au-delà des facteurs conjoncturels souvent mis en avant dans les médias, notre enquête montre que la profondeur du bouleversement est telle que celui-ci ne peut s’expliquer que par une transformation fondamentale des structures de plausibilité, c’est-à-dire par la métamorphose des différentes conceptions du monde, qui, à leur tour, favorisent ou érodent les articulations sociales et historiques.