• 1 « Vocation » in Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette, 1873-1877, htt (...)

« Action d’appeler, qui ne se dit qu’au figuré et en parlant des appels que Dieu fait à l’homme », « ordre extérieur de l’Église par lequel les évêques appellent au ministère ecclésiastique ceux qu’ils en jugent dignes », « mouvement intérieur par lequel Dieu appelle une personne à quelque genre de vie », « inclination que l’on se sent pour un état »1

1Au début de sa notice du Dictionnaire de la langue française, Émile Littré souligne la dimension religieuse de la vocation, comme appel venant de Dieu – et de ses clercs –, qui se joue à l’échelle intime et individuelle mais prend forme au sein de l’institution ecclésiale. Il précise ensuite que le mot s’applique dans le monde profane pour désigner une « inclination » que l’on éprouve pour un genre de vie, voire même une « disposition » ou un « talent » pour une activité ou un état. De manière générale, la vocation est une notion permettant de rendre compte du rapport qu’un individu entretient à une activité, une fonction ou une mission, et qui est source de réalisation personnelle parce qu’il y est conduit par quelque chose « qui est plus fort que lui », indépendamment de sa volonté et en adéquation quasi totale avec la façon dont il se pense (Lahire, 2018). La définition proposée par Émile Littré souligne deux dimensions de la vocation : relevant de l’intime et du subjectif, elle est aussi institutionnelle. Nous pouvons en ajouter une troisième, plus implicite dans cet extrait : celle, processuelle, qui conduit de « l’appel » à sa réalisation.

2Indiscutablement, la vocation a une matrice religieuse et elle est un enjeu central pour l’institution ecclésiale, car elle est nécessaire à sa perpétuation. L’Église catholique discourt à son sujet, la définit et l’encadre, en mettant notamment en place des dispositifs pour la discerner, la construire et l’entretenir (Cabanel, 1997 ; Vantard, 2009). En outre, la vocation est un enjeu discuté et débattu dans l’Église – attrait individuel versus reconnaissance par l’institution –, ce qui entraîne dans le temps long une évolution de sa signification (Lefeuvre, 2009). Pour autant, les sciences sociales se sont saisies de cette notion pour la sortir du champ religieux, d’une part en objectivant et en analysant la vocation religieuse (Suaud, 1978) et, d’autre part, en employant cette notion dans d’autres domaines que l’univers religieux : ce sont ainsi des professions laïques autrefois exercées par des religieuses (Chevandier, 2009 ; Zappi, 2019), ainsi que les domaines artistiques et sportifs et les carrières scolaires qui ont fait l’objet d’études historiques ou sociologiques reprenant le concept de vocation (ARSS, 2007 ; ABPO, 2009 ; Sorignet, 2010 ; Verschueren, 2015 ; SSS, 2018 ; Laheyne, 2021). Devenue un concept, cette notion permet en effet de questionner les ressorts de l’engagement individuel, vécu et décrit comme un appel intérieur vers une activité valorisée, mais supposant un don de soi (Lahire, 2018). Utilisé pour qualifier ce qui apparaît comme inné, le mot de vocation masque a priori les processus de construction des désirs et des sentiments. En faire un outil d’analyse a permis d’examiner comment des individus intériorisent des incitations et des contraintes les conduisant vers un état ou une profession (Schotté, 2014) tout en mettant en récit leur parcours de manière à dissimuler ces dernières. Depuis les années 1970, outre des approches quantitatives (Faugeras, 1971 ; Périé, 1978 ; Chantepie, 1984 ; Pourcher, 1985), l’histoire religieuse n’a pas négligé l’étude des déterminants sociaux, culturels et familiaux de la vocation (Boutry, 1986 ; Bouchard, 1995 ; Cabanel, 1997 ; Brunet, Bideau, 2004) ou des discours portant sur elle (Foucault, Waché, 2009). La vocation apparaît ainsi à Charles Suaud comme un concept « nomade » (Suaud, 2018). En quoi les travaux issus de ce double nomadisme – transformation de la notion religieuse en concept sociologique, puis application du concept à différents objets non religieux – peuvent-ils permettre d’analyser à nouveaux frais la vocation proprement religieuse ? Ce nomadisme a un potentiel heuristique. En mettant en regard les usages du mot « vocation » dans et hors du champ religieux, il permet d’interroger les conditions de formation et d’intériorisation du discours vocationnel, et éclaire le processus même de construction de la « vocation ».

4En faisant varier les approches, les articles de ce dossier reviennent sur des moments emblématiques de l’histoire des vocations catholiques (la période postrévolutionnaire, la crise des vocations des années 1960-1970 et ses reconfigurations contemporaines) ainsi que sur de grandes questions que soulève ce phénomène (les institutions d’inculcation de la vocation, le rôle de la famille, le discours sur la vocation), dans un espace principalement centré sur la France. Ce dossier entend également ouvrir des pistes de recherche.

Sortir la vocation du religieux 

Des activités de la vocation aux métiers profanes

6En tant que concept, le modèle vocationnel est l’objet d’un transfert hors du religieux par les chercheurs et chercheuses de sciences sociales qui l’utilisent pour étudier les ressorts de l’engagement dans des « métiers à vocation » (Sapiro, 2007a). Conscient des limites de cette transposition, Charles Suaud identifie trois secteurs où elle est utilisée (Suaud, 2018) : d’abord celui des carrières artistiques, d’écrivains (Sapiro, 2007b) et de danseurs (Sorignet, 2010 ; Laillier, 2011), puis celui du sport, avec les recherches sur les athlètes de haut niveau (Forté, 2018), le volley-ball, le roller et la natation synchronisée (Papin, Viaud, 2018), ou encore l’athlétisme (Schotté, 2002). Le dernier domaine identifié par Charles Suaud est celui de la culture et de certaines professions spécifiques, à travers le cas des autodidactes (Poliak, 1992), des viticulteurs (Bessière, 2010), ou encore des normaliens en sciences (Verschueren, 2015). Ces quelques exemples témoignent du succès du modèle vocationnel en dehors du champ religieux et donc de sa dimension heuristique. Le recours au concept de vocation permet d’étudier le rapport, parfois fluctuant, que des individus entretiennent à des activités valorisées mais souvent peu rémunérées, ou en tout cas non motivées par la recherche du profit. Celles-ci sont aussi le lieu d’expression d’un don et/ou le support d’une réalisation personnelle, ce qui permet in fine l’intériorisation d’une contrainte extérieure (Sapiro, 2007a ; Lahire, 2018). Qu’il soit appliqué au monde religieux ou profane, le modèle vocationnel offre d’abord des outils pour comprendre comment des individus en viennent à s’engager dans un état de vie ou une carrière, en intégrant la question de leur choix et de leur désir dans un ensemble de contingences et/ou conditionnements sociaux, économiques et culturels.

La vocation religieuse : un objet des sciences sociales

7Avant de l’utiliser comme concept, l’histoire comme la sociologie ont pourtant bien fait de la vocation un objet d’études. La grille d’analyse visant à déconstruire le caractère inné de la vocation a d’abord été mobilisée sur des terrains religieux, en premier lieu les prêtres (Suaud, 1978). Cela a permis de critiquer le discours des individus et de l’institution religieuse qui met en avant l’évidence d’un engagement, en analysant le système de croyances qui y concourt et le rôle des institutions qui contribuent à l’incorporation des vocations (Cabanel, 1997).

8En outre, l’histoire religieuse a mis au jour les facteurs démographiques, sociaux, économiques et religieux, moraux et psychologiques, ainsi que les logiques familiales et institutionnelles qui participent à la formation des vocations. La vocation peut être abordée par des données quantitatives, une sociologie des membres et une analyse des étapes de l’entrée en religion et des facteurs qui y contribuent ou les entravent (Boutry, 1986 ; Launay, 1986 ; Boudon, 1996 ; Hours, 2001 ; Gicquel, 2008 ; Brejon de Lavergnée, 2011). En terrain français, l’ampleur du phénomène congréganiste au xix^e siècle, étudié par Claude Langlois, a permis de souligner l’extension de l’offre pour les aspirantes à la vie religieuse, qui se démocratise et encourage ainsi l’éclosion des vocations (Langlois, 1981 et 1984). Dans le sillage de ces recherches pionnières, plusieurs travaux ont exploré la manière dont l’entrée en religion propose des opportunités sociales et professionnelles aux femmes, une alternative au mariage ou au célibat domestique dédié au soin des parents, un lieu d’action relativement autonome dans une institution patriarcale et une société qui ne l’est pas moins (Rogers, 1998 et 2007 ; Mangion, 2008 ; Suenens, 2020 ; Anrich, 2022a ; Jusseaume, 2023), avec des variations selon la classe sociale. La vie consacrée constitue une voie d’ascension sociale ou, à défaut d’instruction, un cadre de sécurité professionnelle et relationnelle, matérielle et sanitaire pour les classes populaires : ainsi en est-il des milliers de jeunes ruraux qui deviennent les clercs du xix^e et du premier xx^e siècle (Boutry, 1986 ; Launay, 1986 et 2003). La vocation ne fait pourtant pas disparaître la classe sociale et les hiérarchies internes au personnel religieux, dont témoigne le maintien de convers et converses jusqu’aux années 1960.

Les mécanismes de la vocation

9Ces travaux sur des objets profanes et religieux ont mis l’accent sur les dispositions à la vocation et les conditions de réalisation de celle-ci. Certains traits saillants permettent de comparer les trajectoires et les effets performatifs des discours qui portent sur elle.

10En retraçant les conditions de l’éclosion de la vocation, les recherches soulignent en premier lieu l’importance de la jeunesse et de la socialisation primaire et secondaire, à commencer par les déterminants familiaux (Bouchard, 1995). À cet égard, le rôle de la mère est central, tant pour les futurs prêtres que pour les danseuses étoiles (Delumeau, 1992 ; Valentin, 2011), quand ce sont au contraire les hommes de la famille, et en particulier le père, qui influencent la carrière cycliste des jeunes garçons et s’y investissent le plus (Lefèvre, 2010). Les formes d’encadrement et de sélection de la jeunesse peuvent contribuer à l’inculcation de la vocation mais distinguent aussi ceux promis à la carrière. Si cela est manifeste dans les séminaires qui forment à l’habitus sacerdotal (Launay, 2003), cela vaut aussi pour les institutions quasi closes qui encadrent les jeunes gens se destinant à une carrière de sportif de haut niveau (Papin, Viaud, 2018).

11Le modèle vocationnel met l’accent sur l’attrait et le rayonnement de l’état religieux comme de certaines professions. Au xix^e siècle, le fait que le Carmel soit considéré comme le nec plus ultra de la vie religieuse féminine explique en partie son succès (Dauzet, 2004). La popularité de Thérèse de Lisieux est aussi un bon exemple de la diffusion de l’imaginaire social de la vocation : l’Histoire d’une âme et l’iconographie qui la représente ont orienté la vocation de jeunes hollandaises pour le Carmel dans la première moitié du xx^e siècle (Heffernan, 2024). Dans le monde profane, Nicolas Lefèvre montre comment la valorisation des performances corporelles et sportives par l’entourage et la compétition, en parallèle de parcours scolaires chaotiques et donc négativement connotés, construit la vocation pour le cyclisme de haut niveau (Lefèvre, 2010).

12Le modèle vocationnel permet d’analyser comment des dispositions pour une activité, un état ou un métier résultent d’une construction investie symboliquement par les individus qui surmontent les difficultés inhérentes à sa réalisation, qu’elles soient masquées ou surexposées. Le registre de la vocation habille les incitations ou permet de surmonter les contraintes familiales, scolaires et institutionnelles en les transformant en des qualités innées relevant de la passion, de la prédestination (« j’étais fait pour ça »), du talent et du don de soi (Lefèvre, 2010 ; Lahire, 2018). Cette mise en récit d’un parcours individuel comme le résultat d’une vocation devient un élément clé de sa compréhension, car elle construit la trajectoire et lui donne un sens. Dans le monde sportif comme dans la vie religieuse, le dépassement de la souffrance vient renforcer la vocation, croyance elle-même mobilisée comme une ressource pour surmonter l’épreuve. Les oppositions familiales, voire les ruptures affectives auxquelles font face les jeunes aspirantes viennent en retour magnifier leur vocation (Dauzet, 2004 ; Anrich, 2022a et 2022b ; Jusseaume, 2023). L’analyse des épreuves surmontées permet d’identifier les « coûts de la vocation » (Schotté, 2014) et les formes de violence qu’ils comportent. Dans le cas de la viticulture, l’enfant désigné comme repreneur du domaine paye sa vocation au prix d’une aliénation de soi face au projet parental (Bessière, 2010).

13Si le discours vocationnel constitue une ressource puissante pour donner sens à des trajectoires individuelles, il n’empêche pas certains individus d’avoir le sentiment de perdre leur vocation. Il n’est donc pas incompatible avec un abandon de l’état ou de l’activité concernée, vécu bien souvent sur le mode de la rupture (Giraud, Moraldo, 2018 ; Lahire, 2018 ; Guillemard, 2020). Certaines vocations s’érodent ou se brisent face aux épreuves. La blessure et l’expérience du déclassement chez les sportifs peuvent déstabiliser la croyance en leur disposition et provoquer des sorties de carrière, en particulier quand les espaces de socialisation ne produisent plus l’enfermement symbolique autour de la vocation (Forté, 2018). Les sorties de la vie religieuse constituent un phénomène central dans l’interrogation sur les vocations, par l’ampleur qu’elles ont pu prendre à des époques de « crise » concomitantes de leur déclin massif (Julia, 1967 ; Sevegrand, 2004 ; Rousseau, 2009). Ce moment permet aussi de relire et de réinterroger le parcours de l’individu, ce qui produit de nouveaux discours sur la vocation en la redéfinissant. L’analyse, séparée ou conjointe, de ces deux moments (entrée et sortie) est à cet égard un axe fécond de recherche, que ce soit sur le plan religieux (Burkardt, Roger, 2022 ; Anrich, 2024) ou pour d’autres formes d’engagements vocationnels tels que le sport, où la question de la reconversion s’avère centrale (Sorignet, 2004 ; Forté, 2018 ; Papin, Viaud, 2018).

14Toutes les temporalités et les variations du rapport à la vocation peuvent se donner à voir et à étudier au cours d’une carrière religieuse ou profane. La « vocation » n’est pas fixée ou immobile, elle se « travaille » au long cours. Le modèle vocationnel permet de penser le discours sur la conformité entre corps et âme, entre ce que l’on est et ce que l’on fait, dans cet engagement qui ne peut être que « total » (Giraud, Moraldo, 2018). Il questionne aussi le processus de formation qui permet d’atteindre cet idéal, tant pour les sportifs que pour les religieux et religieuses dont la vocation doit s’incarner corporellement (Jusseaume, 2022a et b). En outre, si la volonté d’enseigner, de soigner ou de vie contemplative oriente les jeunes femmes parmi les communautés, la vocation peut prendre de multiples formes alors que diverses tâches apostoliques, domestiques, administratives ou de commandement sont à remplir. L’institution éloigne parfois les individus de l’idéal originel de leur vocation, voire contrarie leurs projets, obligeant dès lors à un travail sur soi.

Retour au catholicisme : d’autres terrains, disciplines et outils

15À l’appui de nouveaux questionnements, d’apports d’autres disciplines et de terrains peu explorés, les travaux présentés dans ce dossier ouvrent des perspectives pour mieux connaître et comprendre le phénomène vocationnel catholique, mais aussi enrichir le concept de vocation et la manière de l’étudier.

De nouvelles archives et de nouveaux terrains

16Disons-le d’emblée, les nouvelles recherches en histoire sociale et en sociologie bénéficient de l’accès à des archives ou des terrains jusque-là inaccessibles ou peu exploités.

17Portant sur des questions relatives au for interne ou à des données privées et à l’exercice du pouvoir, les archives de la pratique de l’entrée en religion restent peu accessibles, et de façon diverse selon les institutions religieuses. Pour les historiens et historiennes, les fonds des diocèses et des communautés demeurent difficiles d’accès, par manque de moyens et d’outils (inventaires par exemple) ou par volonté de les en tenir à distance. En outre, le vieillissement, la fermeture et la restructuration de nombreux instituts posent de manière cruciale la question de la conservation et de l’accessibilité de leurs fonds. Malgré ces obstacles, des communautés ouvrent de plus en plus leurs archives depuis une vingtaine d’années, dans un mouvement de fond porté par l’Association des archivistes de l’Église de France et dont témoigne aussi la décision pontificale de rebaptiser les Archives Secrètes Vaticanes en « Archives Apostoliques Vaticanes ». Ces gisements documentaires peuvent offrir des sources inédites sur la vocation, telles que les liasses et registres sur les aspirantes et postulantes chez les Filles de la Charité qui fournissent des données sociologiques et relationnelles sur les prétendantes à la vie religieuse, mais permettent aussi de saisir celles qui finalement ne concrétisent pas ce projet lorsqu’on les croise avec d’autres sources (Jusseaume, 2016 et 2023). Comme pour les carrières sportives (Papin, Viaud, 2018), interroger l’ensemble de celles et ceux qui commencent la formation sans pour autant la réaliser pleinement permet d’affiner l’analyse sur les conditions de possibilité et de réussite d’un engagement au long cours.

18En outre, les interactions entre les communautés, les diocèses et l’État peuvent produire des documents complémentaires, conservés aux archives diocésaines ou publiques. Les articles de François Hou et de Rémy Hême de Lacotte s’appuient tous deux sur les fonds des Archives nationales et, pour le second, du Service historique de la Défense. On y trouve les dossiers personnels des clercs ayant accédé au canonicat ou œuvré au sein de l’aumônerie militaire ainsi que des correspondances avec les autorités diocésaines, qui permettent de retracer avec précision les étapes et les logiques de ces carrières sacerdotales spécifiques. Rafael Ruiz Andrés s’appuie lui aussi sur les archives nationales espagnoles afin d’établir des statistiques sur les rythmes du recrutement et des sorties de séminaires et de noviciats dans l’Espagne franquiste.

19Les écrits personnels, quand ils existent, peuvent permettre de décortiquer les chemins parfois sinueux d’un engagement religieux. L’œuvre de Madeleine Delbrêl, qui vient d’être éditée, a ainsi permis à Claude Langlois d’analyser sa « vocation », en croisant les dimensions professionnelles, spirituelles et institutionnelles de ses engagements et prises de plume, tout en interrogeant leur dimension féminine (Langlois, 2022). Rémy Hême de Lacotte compare quant à lui les carrières des aumôniers militaires avec leurs mises en récit par ces prêtres eux-mêmes, afin d’étudier la signification que revêt cette fonction à leurs yeux. Il montre qu’il n’existe pas de vocation pour l’aumônerie militaire, mais que le registre vocationnel permet aux clercs d’exprimer leur attrait pour un apostolat auprès des soldats.

20Dans les enquêtes de terrain au sein des communautés religieuses, la question de la vocation peut être abordée alors même qu’elle n’est pas au cœur du questionnement originel. C’est ainsi lors de son enquête ethnographique menée avec Annick Anchisi dans des communautés monastiques en Suisse et en Bourgogne, et consacrée au vieillissement de leurs membres, que Laurent Amiotte-Suchet a vu surgir le rôle des vocations tardives dans l’évolution des règles de la vie monastique. Isabelle Jonveaux a croisé des données extérieures aux communautés qu’elle a étudiées (les catalogues de monastères de bénédictines françaises et autrichiennes qui donnent la liste annuelle de leurs membres) avec des entretiens, ainsi qu’un questionnaire passé sur Internet. Cette enquête qualitative lui permet de proposer une approche compréhensive du phénomène vocationnel, centrée sur les motivations des aspirants et aspirantes.

22Ce dossier invite ainsi à des élargissements disciplinaires. En effet, le renouveau peut venir de la relecture d’archives et de terrains connus, mais examinés avec de nouveaux outils. Les travaux de Jacques Maître ont montré, en croisant l’histoire, la sociologie bourdieusienne et la psychanalyse, que les individus investissent leurs désirs dans la vocation face à une institution ecclésiale qui trie les candidats (Maître, 1994 et 1995 ; Béraud, 2020). Ces terrains et ces archives peuvent également être analysés en mobilisant la sociologie interactionniste (Goffman, 1968 et 1973), dont le concept de « stigmate » nourrit aussi la sociologie de la vocation (Sapiro, 2007b). Ces approches permettent de rendre compte des normes et pratiques de sélection par l’institution, en portant attention non seulement aux présentations de soi et aux négociations à l’entrée au couvent, mais aussi à ce qui est dissimulé puis dévoilé dans la vie collective (Jusseaume, 2023). Il devient ainsi possible d’écrire l’histoire des vocations comme celle de rencontres, en portant attention aux interactions quotidiennes pendant le postulat et le noviciat, lorsque se construit l’habitus des sœurs et que sont évalués les critères religieux et profanes de la « vocation ». En amont de l’entrée, les rencontres avec des personnes qui incarnent des modèles de vocation sont à même d’en susciter ou de les encourager ; c’est le rôle que jouent dans les années 1960 les aumôniers du Centre Richelieu étudiés par Aymeri Duport. L’analyse filmique et l’anthropologie visuelle ouvrent aussi de nouvelles pistes de recherche.

Croiser les critères d’analyses

23Ce dossier rappelle l’importance du critère de l’âge pour comprendre les entrées en religion et souligne une évolution notoire, celle de son recul à l’époque contemporaine, non sans liens avec l’allongement des études et le recul plus général de l’âge lors des engagements de vie. Deux articles portent ainsi sur les vocations dites tardives. Laurent Amiotte-Suchet montre que ces dernières sont non seulement proportionnellement plus nombreuses mais surtout encouragées. Elles s’accompagnent d’une transformation des motifs de la vocation, de son discernement et du sens qu’elle prend par rapport à la société alors que les entrées en religion se raréfient. Si les communautés encadrent ces vocations plus tardives à travers un long noviciat, celles-ci obligent aussi les supérieurs à s’adapter à de nouveaux profils, revendicateurs d’accommodements individualisés de la vie monastique. Isabelle Jonveaux rejoint cette constatation en montrant que ces vocations tardives représentent un défi pour les ordres actuels, qui doivent consentir à des aménagements pour s’assurer du recrutement. Ces observations contemporaines gagneraient à être étendues à des époques antérieures où les vocations sont plus nombreuses, en particulier lorsque les mutations générationnelles changent la socialisation antérieure et l’univers symbolique des novices, et donc préparent moins, ou autrement, à la vie religieuse.

24Mobiliser la notion de génération, un groupe de jeunes qui partagent une expérience historique (Bourdieu, 2016), permet de questionner des vagues d’entrées en religion. C’est ce que suggère Aymeri Duport en interrogeant le Centre Richelieu comme « pépinière » de vocations sous la houlette de son aumônier des années 1950-1960, Jean-Marie Lustiger. Sans chercher à recruter, mais en plaçant la foi et l’engagement religieux au cœur de l’expérience militante et de la sociabilité estudiantine, le Centre Richelieu a pu être à même de susciter des vocations au sein d’une génération du baby-boom pourtant hésitante à entrer dans les ordres. La formation intellectuelle et spirituelle outille les étudiants et fait de la vie religieuse une alternative crédible face à un autre modèle vocationnel à même de les attirer, celui de l’intellectuel engagé. À cet égard, la génération de l’entre-deux-guerres mériterait une attention spécifique, au regard des nouvelles perspectives scolaires, universitaires et professionnelles, militantes et religieuses qui s’ouvrent aux femmes dans le laïcat comme dans la vie consacrée.

25Les différentes contributions du numéro s’inscrivent également dans les renouvellements qui, depuis près de trente ans et dans le sillage d’une histoire des femmes, ont fait du genre une « catégorie utile d’analyse » (Scott, 1988) en histoire religieuse (Buerman, Van Osselaer, 2008 ; Cova, Dumons, 2012 ; Brejon de Lavergnée, Della Sudda, 2014). Comme le souligne Xavier Boniface, le rôle classiquement attribué aux femmes, et en particulier aux mères, dans la transmission de la foi et l’éveil des vocations des prêtres, est mobilisé pour justifier l’engagement des femmes dans le fonctionnement de l’œuvre des vocations, orientée principalement vers le clergé diocésain. Les sexualités sont un autre prisme pertinent, comme le suggère la fonction de « placard ecclésial » que peut revêtir l’entrée dans la prêtrise dans la seconde moitié du xx^e siècle : protéger des hommes homosexuels et leur offrir une alternative à la conjugalité (Tricou, 2021).

26Les représentations et discours relatifs à l’entrée en religion permettent de dégager des modèles de féminité et de masculinité, reprenant des valeurs codées comme telles dans la société, mais brouillant les frontières du genre lorsqu’elles sont réinterprétées dans une grille de lecture religieuse. Les femmes sont souvent associées au service du prochain et/ou au sacrifice, bien que l’idéologie sacrificielle soit aussi mobilisée dans la vocation sacerdotale, notamment par les prêtres de la génération Jean-Paul II, après sa délégitimation dans les années 1960 et 1970 (Béraud, 2006). L’idéal de pauvreté évangélique, réactivé comme vertu au xix^e siècle pour les congrégations consacrées au service des pauvres, est également mis en avant par les œuvres des vocations, et donc pour les femmes comme pour les hommes se destinant au sacerdoce. Rémy Hême de Lacotte insiste quant à lui sur la dimension martiale de l’attrait de certains clercs pour l’aumônerie militaire, exprimée sur un registre vocationnel, ce qui rejoint un modèle de masculinité dominant au xix^e siècle. Avec le tarissement des vocations féminines pour les congrégations soignantes ou enseignantes dans le dernier tiers du xx^e siècle, les entrées en religion s’orientent davantage vers la vie contemplative. Observant ce phénomène, mais sans pouvoir mener d’analyse comparée, Laurent Amiotte-Suchet laisse ouverte la question du rôle du genre dans les vocations tardives contemporaines.

27La classe, les facteurs socio-économiques et la conjoncture politique – ou tout au moins sa perception par l’Église – comptent aussi dans l’entrée en religion et les stratégies de recrutement de la part de l’institution. François Hou montre que le contexte postrévolutionnaire entraîne, en France, une inflexion notable dans le recrutement, puisque les fils de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie se détournent du sacerdoce pour investir d’autres carrières. L’Église réagit en tentant de revaloriser le canonicat et, surtout, en le rendant accessible à des prêtres n’ayant pas nécessairement reçu les ordres majeurs. Il s’agit de faire miroiter à ces jeunes gens la possibilité d’un magistère effectué auprès des élites urbaines. Xavier Boniface met en lumière le coût financier de l’entrée et l’apprentissage de la vie sacerdotale ou religieuse. C’est une charge pour les familles, parfois trop pauvres pour y subvenir, pour l’institution ecclésiale, mais aussi pour la charité des catholiques, sollicités au moment où la politique laïcisatrice de la Troisième République supprime les bourses des séminaristes. La sécurité matérielle offerte par la vie religieuse participe sans doute de son attrait chez des hommes et des femmes de classes populaires, pour lesquelles la dot n’est pas toujours obligatoire (Marcélis, 2012). L’Église se méfie de ces entrées en religion pour des raisons économiques et financières ; en témoigne le contrôle exercé par les œuvres des vocations sur les séminaristes qu’elles aident matériellement. Enfin, Rafael Ruiz Andrés montre bien comment la conjonction entre un contexte politique favorable au recrutement sacerdotal et religieux (la promotion du national-catholicisme par le régime franquiste) et le poids démographique d’un monde rural encore massivement marqué par la pauvreté confère un prestige social au prêtre. Au contraire, à partir des années 1960, l’exode rural massif est un des facteurs expliquant la chute des vocations ainsi que l’augmentation des sorties du séminaire.

Relire les vocations catholiques

Rendre compte de la diversité du monde religieux

28Bien que les travaux de Claude Langlois aient permis d’identifier, au sein du « maillage congréganiste », une forme de concurrence entre congrégations pour attirer les vocations parmi une offre foisonnante (Langlois, 1984), la question du marché vocationnel gagnerait à être creusée, piste pour éclairer la diversité du catholicisme. L’ouverture des formes de vie religieuse, en particulier à partir de l’entre-deux-guerres avec les instituts de vie séculiers, accentue les possibilités de vocations hors de la clôture, permettant notamment aux aspirantes de faire leur choix parmi un marché religieux concurrentiel. Isabelle Jonveaux étudie les stratégies des communautés religieuses pour se faire connaître et se rendre attractives. Leur présence sur Internet est essentielle, car les sites constituent souvent la porte d’entrée vers la vie religieuse. Elle est toutefois l’objet d’un discours ambivalent de la part des religieux et religieuses, puisqu’ils continuent d’affirmer que les vocations sont le résultat d’une volonté divine et qu’il n’est nullement question de les susciter.

29Le xx^e siècle reste sur ce sujet un angle mort, d’autant plus surprenant que des sources existent pour étudier le marché vocationnel à cette période, notamment les cinquante-quatre titres de la collection « Les grands ordres religieux » parue entre 1922 et 1932 chez Letouzey et Ané ou les plaquettes, riches en photographies, de la maison Lescuyer dans les années 1950 et 1960 (Langlois, 1984). Ouvrages de vulgarisation qui visent à faire connaître ce monde au grand public, ils cherchent aussi à attirer des vocations et constituent une sorte de catalogue des différentes communautés permettant aux postulants et postulantes de s’orienter dans la vie religieuse. Évoqués par Xavier Boniface, réalisés par Caroline Lardy, les films commandés ou soutenus par les institutions religieuses pour présenter et susciter des vocations devraient être recensés, tout comme leurs posts sur les réseaux sociaux. L’enquête pourrait être élargie aux productions culturelles qui mettent en scène des religieuses, afin d’étudier l’évolution des représentations de la vocation et de la vie religieuse et des stratégies mises en place par les communautés. Des recherches ont ainsi été menées sur l’adaptation du discours « promotionnel » sur la vocation à destination de la jeune fille moderne (« The Modern Girl ») dans le monde anglophone des décennies 1940-1960 (Mangion, 2020).

30Si l’histoire et la sociologie religieuse se bornent généralement à l’étude des vocations religieuses et sacerdotales, qu’en est-il des vocations secondaires pour un état ou magistère précis, enchâssées dans ces vocations primaires ? L’article de François Hou comme celui de Rémy Hême de Lacotte interrogent la pertinence du modèle vocationnel pour les prêtres destinés au canonicat et à l’aumônerie militaire. Ce dernier montre ainsi comment l’attrait pour l’aumônerie militaire altère en partie la vocation sacerdotale en la teintant de patriotisme. Ces observations, qui rappellent les vocations missionnaires chez les jésuites à l’époque moderne (Vantard, 2009), gagneraient à être étendues en dehors de la prêtrise. Par exemple, dans quelle mesure existe-t-il des vocations spécifiques à certains postes au sein des congrégations et des communautés religieuses ? François Hou montre que le canonicat n’est pas tant l’objet d’une vocation qu’une étape dans une trajectoire sacerdotale.

31Les articles de Rémy Hême de Lacotte et de François Hou soulignent dès lors les limites du modèle vocationnel pour penser l’ensemble des engagements religieux : tous ces parcours ne sont pas nécessairement décrits sous l’angle de la vocation, ce qui rejoint l’analyse de Charles Suaud soulignant que la vocation « code » des engagements, mais n’est pas toujours opératoire (Suaud, 2018). Dans le cas de l’aumônerie militaire, Rémy Hême de Lacotte montre notamment que le registre vocationnel est utilisé pour justifier a posteriori cet engagement religieux et patriotique : il est d’abord une modalité de mise en récit de trajectoires. Enfin, et c’est ce que souligne l’article de Laurent Amiotte-Suchet, la vocation comme « appel » ne suffit pas aujourd’hui et doit s’accompagner d’une réflexion et d’un choix mûri par l’individu, parfois pendant de longues années. Si cela s’inscrit dans une tradition d’examen des vocations de la part de l’institution qui se méfie des motifs profanes entremêlés aux motifs religieux, il faudrait multiplier les études sur un long xx^e siècle pour cerner les évolutions de la place accordée au choix dans l’entrée en religion et les dispositifs du discernement.

Les imaginaires, un outil pour revisiter l’histoire des crises ?

32L’histoire et la sociologie des vocations se sont développées à un moment identifié comme celui de la « crise des vocations », et les travaux ont donc porté à la fois sur ce moment et ses prémices (les années 1950 à 1970) et, par contrecoup, sur le « monde plein » des clercs au xix^e siècle voire au premier xx^e siècle. Manifestée par la baisse drastique des entrées et la hausse massive des sorties, cette « crise des vocations » concerne aussi bien les hommes que les femmes (Rousseau, 2009). L’étude de Rafael Ruiz Andrés sur l’Espagne franquiste met en lumière la singularité et la brutalité de la crise espagnole. Elle intervient à la fin des années 1960, après une période caractérisée par le renforcement de l’encadrement religieux et la forte hausse des vocations, qui coïncide avec leur effondrement dans le reste de l’Europe catholique. Pourtant, l’enquête de Xavier Boniface sur l’œuvre des vocations invite à déplacer la chronologie. Les inquiétudes des autorités ecclésiastiques sur les difficultés à recruter s’expriment en effet dès le milieu du xix^e siècle. L’investissement des œuvres se renforce surtout dans l’entre-deux-guerres, comme le confirment d’autres études pointant ces décennies, en particulier les années 1930 (Marcélis, 2012). Les dynamiques du recrutement se réorientent et s’infléchissent. Apparaît alors la nécessité, pour l’Église catholique, de promouvoir plus explicitement les vocations dans l’espace public. Déplacer la chronologie permet de creuser les ressorts sous-jacents aux « crises » des vocations. Rafael Ruiz Andrés met en évidence un basculement de « structure de plausibilité » intervenant à la fin des années 1950 qui transforme radicalement la place du prêtre dans la société espagnole : cette figure perd la centralité qu’elle y occupait, ainsi qu’une bonne partie de sa légitimité.

33En examinant les vocations religieuses sur le temps long, le dossier met enfin en lumière les fluctuations de leur signification et des représentations qui leur sont associées. L’imaginaire lié aux entrées en religion constitue bien un miroir déformant des pratiques sociales. Depuis la Révolution, l’Église est hantée par le spectre de la crise et d’un effondrement des entrées en religion, qu’il ne concerne que les élites comme l’explique François Hou, ou qu’il affecte l’ensemble des effectifs. L’examen des stratégies déployées sur le temps long pour recruter est donc indissociable d’une étude des imaginaires qui leur donnent sens et permet de comprendre les décalages avec l’évolution sociologique des entrées en religion.

34La coexistence entre un imaginaire de la crise et des représentations mélioratives de l’entrée en religion soulève finalement la question de l’intériorisation de la vocation par les individus, rejoignant en cela une question centrale de l’analyse sociologique en l’inscrivant dans l’histoire. Les différentes stratégies d’encouragement des vocations réussissent-elles à convaincre des individus d’entrer en religion ? A contrario, les discours alarmistes sur la baisse des effectifs dissuadent-ils certains ou certaines de rejoindre une institution perçue comme en crise ou suscitent-ils des vocations plus affirmées et combatives ? Plus généralement, la vocation est perçue dans son rapport avec la société, ce rapport fût-il de rupture, traditionnellement mis en récit sous le registre de la « mort au monde » dans la vie religieuse et formulé sur le mode de la « radicalité » par les jeunes prêtres de la génération Jean-Paul II (Béraud, 2006). Ne pourrait-on voir, dans l’attractivité actuelle de la vie contemplative, un moyen d’investir dans un lieu et une forme de vie « utopiques » une quête de sens et des enjeux très contemporains, en particulier écologiques (Hervieu-Léger, 2017) ? Mêlant des éléments profanes et religieux, l’imaginaire de la vocation peut être, à l’instar de celui de la vie religieuse, réinterprété pour répondre à des besoins présents et à l’exigence moderne de réalisation individuelle. Outre les imaginaires positifs ou dépréciatifs de la vocation, qui participent à la construction sociale de ce phénomène, d’autres facteurs – déjà évoqués – conduisent des individus vers l’état religieux : croyances, socialisation primaire ou secondaire, conditionnements institutionnels, opportunités de formation ou de professionnalisation, etc. Si les articles réunis dans ce dossier n’épuisent pas toutes les questions soulevées ici, ils suggèrent également que la vocation peut être une grille de lecture pour comprendre d’autres phénomènes. La vocation n’est pas seulement un objet et un concept, mais aussi un lieu singulier où observer l’entremêlement de logiques religieuses et profanes qui permettent à des individus de s’approprier leur existence et de lui donner sens. Elle est aussi un point d’entrée pour saisir les mutations et la diversité interne de l’Église catholique et de ses rapports au monde.