Un formidable instrument de décloisonnement des savoirs
Frédéric Gabriel, Dominique Iogna-Prat et Alain Rauwel (dir.), Dictionnaire critique de l’Église. Notions et débats de sciences sociales, Paris, Presses universitaires de France, 2023, 1425 p.
Texte intégral
1On ne lit pas un Dictionnaire comme un essai, et moins encore comme un roman. Trois maîtres d’œuvre, un comité éditorial de quatorze membres et un comité scientifique de cinquante-sept membres, quatre-vingt-deux auteurs ayant collaboré, de manière très inégale, à quatre-vingt-trois entrées à plusieurs voix, renvoyant à leur tour à près de 500 thèmes distincts : cette pluralité d’approches, cette diversité d’auteurs défient les simplifications abusives et interdisent les considérations réductrices. Un Dictionnaire est un trésor collectif ouvert à tous, un outil de travail mobilisable sans exclusive ni restriction, une ressource, de connaissances, de définitions, d’interprétations et de réflexions, offerts généreusement à l’intelligence de chaque lecteur. Toutefois, ce Dictionnaire critique de l’Église ne constitue en aucun cas une juxtaposition alphabétique de notices. Il procède d’une intention, d’un objectif explicite et assumé, d’une visée globale. La remarquable introduction d’Alain Rauwel qui ouvre l’ouvrage est à cet égard une clef. Elle s’attarde sur les trois mots qui composent le titre et s’efforce d’en dégager le sens et la portée.
2Dictionnaire, tout d’abord. Ils ne manquent pas, sur l’Église ou les Églises ; et le présent ouvrage s’est en grande partie construit sur leur héritage, sur le mode du « droit d’inventaire » : Dictionnaire de théologie catholique, en trente volumes publiés entre 1899 et 1950, c’est-à-dire avant le second concile du Vatican, dont les notices sont très fréquemment citées, mais servent aussi souvent de repoussoirs, voire de punching-ball, si l’on nous passe l’expression, à la démarche critique ; Catholicisme. Hier, aujourd’hui, demain, en quinze volumes parus de part et d’autre du concile, entre 1947 et 2009 ; grandes entreprises éditoriales étrangères, au premier rang desquelles le Lexikon für Theologie und Kirche des éditions Herder de Fribourg-en-Brisgau, dans ses trois versions successives (1930-1938, 1957-1968 et 1993-2001) ; et la Catholic Encyclopedia (1907-1914) suivie de la New Catholic Encyclopedia (dans ses deux éditions de 1967 et de 2002), publiée par la Catholic University of America – étrangement, la très romaine Enciclopedia cattolica (1948-1954), publiée sous l’autorité du pape Pie XII à la Cité du Vatican, est rarement mentionnée. Nombreuses sont enfin les références à des entreprises plus récentes comme le Dictionnaire critique de théologie (2002), dirigé par Jean-Yves Lacoste, ou le Dictionnaire des faits religieux (2019), sous la direction de Régine Azria, Danièle Hervieu-Léger et Dominique Iogna-Prat. Un dictionnaire est une entreprise de récapitulation des savoirs : et le Dictionnaire critique de l’Église remplit en ce sens parfaitement sa tâche, sans compter l’admirable Bibliographie raisonnée de cent pages et de près de 1500 titres, actualisée et internationalisée, que Frédéric Gabriel offre au lecteur en fin d’ouvrage.
3Qui dit Dictionnaire dit « entrées » ; et le choix des entrées fait une grande partie de la nouveauté et de l’originalité du Dictionnaire critique de l’Église. Alain Rauwel s’en explique nettement : « les articles portent uniquement sur les notions directement liées à l’ecclésialité comme fait social » ; et les concepteurs du dictionnaire « ont délibérément refusé de choisir […] entre les notions propres au lexique théologique et celles propres au vocabulaire usuel des sciences sociales » (p. XI). La liste des quatre-vingt-trois entrées retenues vérifie son propos. Du côté des catégories « indigènes », forgées par deux millénaires de réflexion chrétienne, on retiendra les plus évidentes : Église ; Apostolicité, Catholicité, Invisibilité (Visibilité aurait mieux convenu, à moins de faire d’H.G. Wells un théologien), Papauté, Peuple (où l’on aurait plutôt attendu : Peuple de Dieu), Synodalité ; ou encore Charisme, Clergé, Communauté et Communion, Discipline, Doctrine, Dogme, Écritures (au pluriel), Foi, Hétérodoxie et Orthodoxie, Monachisme, Prière, Prosélytisme, Réforme, Ritualité, Sacrement, Sainteté, Temporel, Tradition, Vérité, sans oublier (c’était le moins) Israël et Christ. Du côté des sciences sociales, la moisson n’est pas moins riche et introduit un regard nouveau et des interrogations inédites et bienvenues sur l’ecclésiologie « classique » : un étonnant et très stimulant article Absence, qui ouvre, non sans humour, le dictionnaire (au sens où Michel de Certeau écrit que l’absent est « la forme présente de l’origine ») ; Administration et Bureaucratie, Affiliation et Appartenance, Autorité, Centre et Périphérie, Dissidence, Droit, Économie, Émotions, Exclusion et Inclusion, Genre, Gouvernement, Hiérarchie, Institution, Loi, Minorité, Modernité, Personne, Politique, Public (là où l’on attendait plutôt : Publicité, au sens de Jürgen Habermas), Secte, Sexualité, Société, Territoire, Utopie, Violence… L’équilibre entre les deux catégories conceptuelles – on notera au passage combien les catégories de la théologie ont été essentielles à la formation du vocabulaire des sciences sociales – est respecté et permet de nombreux et fructueux allers-retours entre ecclésiologie et sciences sociales. Quant aux regrets qu’un critique sourcilleux pourrait entretenir sur l’absence de quelques entrées attendues, le précieux Index thématique qui conclut l’ouvrage y répond amplement.
4Le second mot que s’efforce d’expliciter l’introduction est Église. Alain Rauwel prend soin, afin d’éviter toute accusation d’apologétique (« on ne saurait assimiler le choix du mot Église à une démarche rétrograde » ! [p. XIII]), d’écarter d’emblée le sens chrétien du terme (horresco referens) : « Pour lever toute hypothèque », écrit-il, « un point de départ durkheimien s’impose. Il dira à quel point notre entreprise s’inscrit dans une perspective de sciences sociales critiques, à des années-lumière de toute bannière confessionnelle » (p. XII). Dont acte : il n’existe aucune propension apologétique ni confessionnelle dans le Dictionnaire critique de l’Église ! Mais Umberto Eco (entre autres) nous a appris, dans un petit livre qu’on ne méditera jamais assez (Interpretation and Overinterpretation, 1992), qu’il faut se garder de croire un auteur sur parole, et que l’intentio auctoris et l’intentio lectoris (l’interprétation de l’auteur et celle du lecteur) comptent moins en définitive que l’intentio operis, c’est-à-dire que l’interprétation qui découle de l’œuvre elle-même. Or il est évident que la notion d’Église et que la réflexion ecclésiologique précèdent de deux millénaires les formulations laïcisées de la sociologie durkheimienne ; que l’immense majorité des entrées du dictionnaire renvoie à l’histoire de l’Église catholique ; que Durkheim lui-même, parce qu’il est français et parce qu’il élabore sa sociologie religieuse dans un contexte intellectuel et confessionnel dominé par le catholicisme, lui emprunte principalement (au contraire de Weber) sa conception de la communauté religieuse ; qu’enfin, deux des trois directeurs du Dictionnaire et nombre des auteurs étant médiévistes, il serait inattendu que leur connaissance approfondie de l’Église médiévale n’ait pas nourri leur approche critique de l’ecclésialité : le christianisme médiéval constitue l’une des références majeures de la grande majorité des articles, dans la ligne intellectuelle du maître-livre de Dominique Iogna-Prat, La Maison-Dieu (2006). En d’autres termes, comme le reconnaît Alain Rauwel à propos des auteurs, « ceux-ci sont Français, comme la majorité des collaborateurs, ce qui implique qu’ils sont marqués culturellement par une modalité particulière d’Église qu’est le catholicisme latin, et c’est précisément lui qui a le plus formalisé l’ecclésiologie » (p. XV-XVI). Dont acte également : sans être ni apologétique ni confessionnel, le Dictionnaire critique de l’Église entretient un rapport essentiel avec le christianisme, et plus particulièrement avec le catholicisme.
5Enfin, comme l’énonce avec force Alain Rauwel, « nous n’étonnerons personne en affirmant qu’à nos yeux, le mot le plus important du titre est l’adjectif critique » (p. XIII). Et d’ajouter : « Nous cherchons à offrir un outil d’herméneutique historicisée de l’Église ». Écartée, « l’ecclésiologie des Facultés canoniques […] descriptive, normative et prescriptive », à la manière d’Yves Congar, dont le travail « force le respect par son ampleur, son intelligence, son honnêteté », mais qui demeure, hélas ! « entièrement ordonnée à un projet de réforme qu’elle nourrit » (p. XIII-XIV)… C’est pourquoi on a fait toute leur place à « des collègues de tradition réformée [qui] ont, tout au long de l’entreprise exprimé leurs réticences devant le singulier d’Église » ; c’est pourquoi aussi on s’est appuyé sur « la forte médecine durkheimienne pour écarter la tentation de la reductio ad Vaticanum [et] la visibilité massive du catholicisme » (p. XII). Que l’on consulte l’Index des noms : après saint Paul (82 références) et saint Pierre (45), saint Thomas d’Aquin (68) et saint Augustin (67), Aristote (25) et Gratien (22), qui relèvent des fondations, les auteurs les plus cités sont d’une part Luther (45), Calvin (35) et Zwingli (14) et d’autre part Weber (51), Congar quand même (36), Durkheim (27), Foucault (21) dont on ignorait jusqu’ici les compétences en ecclésiologie, Troeltsch (18) et Certeau (18) ex aequo, Harnack (17), Barth (14), Schmitt (13), Sohm (13), Peterson (13), Lubac (12) et Danièle Hervieu-Léger (11), seule femme dans cet aréopage très masculin. Parmi les papes, Léon XIII (22) précède Pie IX (21), François (19), Pie XII (18), Jean-Paul II (18), Grégoire le Grand (17), Innocent III (17), Pie XI (17), Paul VI (17) et Grégoire VII (15). Parmi les « perdants », notons la place minime accordée à Maritain (9), Loisy (8), Moltmann (8), Rahner (8), Chenu (7), Schleiermacher (6), Bultmann (6), Lamennais (5), Bossuet (5), Tillich (3), Bergier (1), Cullmann (cité p. 1099, mais oublié à l’Index) ou Teilhard de Chardin, ignoré. Ce palmarès sommaire dit assez l’importance et la qualité de la référence aux sources (scripturaires, patristiques, théologiques et canoniques) ; le caractère focal de la critique protestante, présente au tournant de presque tous les articles (plus que la critique orthodoxe) ; le primat enfin de la sociologie sur la théologie et sur l’histoire.
6Reste à pénétrer dans le vif du sujet. Considérons quatre entrées, deux issues de l’ecclésiologie classique (Droit et Tradition) et deux issues du lexique des sciences sociales (Centre/Périphérie et Savoirs). « Le choix d’une entrée Centre/Périphérie n’a aucune justification théologique » (p. 106), précise l’article, qui procède en quatre temps : une analyse de l’émergence du binôme Centre/Périphérie dans le champ des sciences sociales, de Boukharine à Wallerstein ; un passage audacieux de l’horizontalité à la verticalité, saisi à travers l’histoire de l’Église médiévale (articulation des territoires, « spatialisation ecclésiale », établissement de « l’ordre administratif romain ») ; une réflexion sur les chrétiens d’Orient, en tension constante entre « primauté romaine », résistances à la « latinisation » et rappel identitaire aux origines de l’Église ; enfin l’examen d’une Papauté contemporaine, fragilisée par l’absence d’un État temporel, mais confortée dans l’unité autour de la chaire de Pierre, ouverte à ses périphéries par l’émergence des Églises locales, tentée enfin par des formes de « décentralisation », de Vatican II au pape François. L’article se conclut sur la pertinence de l’entrée : « les marges ou les périphéries sont des opérateurs du changement religieux » (p. 117).
7L’entrée Droit aurait pu s’intituler Droit canon, car c’est de lui qu’il est question. L’article part de la thèse radicale du luthérien Rudolph Sohm dans son Kirchenrecht (1892), auquel Max Weber empruntera sa théorie du charisme : le christianisme primitif aurait ignoré le droit, et la première communauté chrétienne n’aurait pas été une « société collégiale à la romaine » (Raymond Saleilles), mais « une sociabilité régie par la diffusion illimitée des dons de la grâce par l’opération du Saint-Esprit » (p. 291). Au rebours de cette fiction, l’article retrace et nuance les étapes de la formation d’un droit canon, des Pères aux premiers conciles, à Justinien, aux Carolingiens, jusqu’à la publication du décret de Gratien et des décrétales du pape Grégoire IX ; il dessine une autonomie relative du droit par rapport à la théologie tout en rappelant que « le droit s’inscrit dans la Révélation en ce qu’il permet précisément d’articuler la parole sacrée et la société des hommes » (p. 294) ; il distingue enfin droit positif et droit naturel, for judiciaire et for pénitentiel comme fondements d’une exigence de justice et d’équité et d’une différenciation de la faute et du péché. Le tournant de la Réforme n’abolit nullement la tradition canonique, tant du côté de Luther, avec « le transfert presque exclusif des compétences disciplinaires des Églises vers les pouvoirs séculiers locaux » (p. 297), que de Calvin et de l’Église anglicane, autour de l’élaboration d’un jus circa sacra. Sur le versant catholique, il suit enfin le chemin qui va d’une conception de l’Église comme societas perfecta chez Bellarmin vers la formation d’un Jus publicum ecclesiasticum et l’élaboration des Codes de droit canon de 1917 et de 1983 ; il relève également la persistance d’une tendance anti-juridique dans l’Orthodoxie ou lors du concile Vatican II et des inflexions sensibles, d’une conception hiérarchique vers une triple fonction « prophétique, pastorale et sacerdotale ». Le droit canonique tend ainsi à devenir « une étape essentielle dans le […] passage complexe de la sphère sacrée au monde séculier » (p. 302).
8L’article Savoirs interroge l’Église en tant que productrice d’un discours d’autorité, qui est la théologie. Dès lors, « comment articuler la théologie avec les disciplines non confessantes comme la philosophie, la philologie, l’histoire des religions, la sociologie ? » (p. 976). Comment penser « la redistribution des espaces épistémiques » ? L’article examine tour à tour les conséquences de l’introduction de la dialectique, de la création des universités et la division des facultés, de la spécialisation et de l’autonomisation des savoirs sur le discours théologique. À partir de trois exemples de débats scientifiques – sur l’éternité du monde, sur l’héliocentrisme de Galilée et sur l’évolutionnisme de Darwin, il esquisse la redéfinition contemporaine du statut de la théologie dans la sphère des savoirs.
9L’entrée Tradition s’efforce au contraire d’arracher une entrée classique du lexique de l’ecclésiologie catholique de la sphère qui l’a vu naître. L’article se réfère ainsi à l’ethnographie (« sociétés traditionnelles ») ou aux perspectives « constructivistes » à la Hobsbawm (l’invention de la tradition) pour penser autrement le rapport de la tradition (paradosis) à l’histoire. Une analyse rigoureuse des textes pauliniens s’efforce de dégager l’une de l’autre les catégories du « dépôt de la foi » (depositum fidei) et de la transmission, qu’il s’agisse de la définition de la doctrine, de l’établissement des textes, de l’enseignement des Pères et des conciles ou de la formation des règles de droit ; et le « tournant réformateur » est allégué pour revivifier le lien de la tradition au texte évangélique : « dans la théologie protestante, la tradition n’est pas considérée comme une forme méliorative, mais dégénérative de la doctrine ». Mais qu’advient-il de la thèse de la Sola Scriptura lorsque l’Église catholique délaisse dans Dei Verbum (1965) la thèse tridentine des « deux sources de la Révélation » pour rappeler que l’Écriture, au sein des premières communautés chrétiennes, est elle-même transmission et tradition ? C’est désormais un « discours continuiste […] sur la tradition vivante » qui s’impose.
10Le Dictionnaire critique de l’Église apparaît ainsi, dans sa structure et dans son contenu, comme un formidable instrument de décloisonnement des savoirs. Il procède d’un échange continuel de catégories et de concepts, d’analyses et d’interprétations qui viennent enrichir et approfondir, historiciser et sociologiser tous les champs qui se rattachent, de près ou de loin, à l’ecclésiologie. Il vient surtout rappeler que l’Ekklesia (assemblée) antique christianisée en Église constitue l’une des matrices intellectuelles des sciences sociales.
Pour citer cet article
Référence papier
Philippe Boutry, « Un formidable instrument de décloisonnement des savoirs », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 133-138.
Référence électronique
Philippe Boutry, « Un formidable instrument de décloisonnement des savoirs », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76563 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138t3
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