1Le concept d’Église jouit d’une attention spécifique en sciences sociales, depuis plusieurs décennies, et le projet de ce Dictionnaire critique vise à en explorer les facettes chrétiennes. Il constitue une œuvre ambitieuse de 1424 pages, comprenant un index complet « conçu comme une cartographie sémantique » de treize pages, un index fouillé, quatre-vingt-trois entrées pensées comme des essais comptant de dix à vingt pages. Un nombre modeste d’entrées suppose certes une prise de risque. Mais il importe de saluer ici le fait que ses auteurs aient refusé d’adopter une conception par trop cloisonnée de l’histoire, qui domine la discipline, en se risquant à la longue durée, si précieuse pour l’histoire des idées et la compréhension de leurs développements (approche englobante, sélective et non totalisante, explique l’introduction), tout en prenant pied dans des lectures sociologiques perspicaces de l’ère contemporaine. Pour mener à bien une telle entreprise, la méthode collaborative « à plusieurs mains » a été empruntée, qui rend raison de la limitation finale du nombre d’entrées ; sans oublier, à l’appui de cette méthode, nombre de séminaires en amont, et, en aval, depuis plusieurs années déjà une « tournée » des coordinateurs qui vise à susciter la discussion critique autour de ce large travail interdisciplinaire, entre sociologie, théologie et histoire, et aussi philosophie et droit.
2L’introduction de l’historien Alain Rauwel, co-directeur de cet ouvrage, éclaire remarquablement les orientations de ce projet. Sa « francité », en premier lieu, qui surprend de prime abord, car on a l’habitude de consulter des dictionnaires internationaux, surtout lorsqu’il est question d’Église, de catholicisme ou de christianisme. Il est vrai que ces dictionnaires transnationaux pourraient difficilement être aussi collaboratifs, puisqu’ils engagent des auteurs d’un peu partout, lesquels rédigent en solo leurs entrées respectives. Le pari d’un ancrage français est donc légitime, d’autant que la France, fille aînée de l’Église catholique romaine, a remarquablement contribué à la théologie multiconfessionnelle, de même qu’aux sciences sociales des principales Églises. Ce contexte se ressent dans l’ouvrage, où le catholicisme, mais aussi le protestantisme et le christianisme orthodoxe suscitent l’attention d’auteurs solides s’appuyant sur un patrimoine savant, notamment français, pour un rendu impressionnant. Notons que le titre d’aînesse, popularisé par Jean-Paul II en 1980, renverrait au baptême de Clovis, en l’an 496, qui a mené les Francs au catholicisme. Selon l’entrée « Affiliation-Appartenance », cette mise en valeur du baptême des monarques dits païens serait une métaphore de la conversion du peuple (p. 51, cosignée par Catherine Clémentin-Ojha, Claude Dargent, Danièle Hervieu-Léger, Dominique Iogna-Prat, Isabelle Poutrin et Alain Rauwel). Elle expose l’histoire des logiques d’appartenance et d’adhésion (Max Weber, Ernst Troeltsch), en abordant en particulier le caractère singulier de la valorisation des conversions volontaires à l’ère contemporaine, distinguées des transmissions familiales séculaires (voir aussi l’entrée « Exclusion/inclusion/ré-inclusion »). Si l’« affiliation » est un concept sociologique, ce concept ne peut toutefois être compris, en ce qui concerne le catholicisme, sans tenir compte de l’évolution théologique du baptême et des frontières qu’elle a créées, dans les discussions dont elle a fait l’objet à travers l’histoire. Enfin, les auteurs mettent en lumière les conséquences du déclin ecclésial contemporain, en expliquant que le christianisme territorial est devenu diasporique (sur la base d’un écrit de Karl Rahner de 1947, théologien visionnaire) ou encore pèlerin (Hervieu-Léger), tout du moins dans des sociétés comme celle de la France. Sur ce point, l’article illustre bien une tension inhérente à la structuration entre histoire, théologie et sociologie, à savoir l’ancrage du regard contemporain dans un contexte particulier, en contraste avec une histoire conceptuelle plutôt universelle.
- 1 Voir mes réflexions à ce sujet, par exemple Lefebvre, 2019 et 2022.
3La mention de cette entrée est l’occasion de s’attarder sur le rapport à la théologie, que le dictionnaire articule de manière érudite, en se référant aussi bien à la Bible, à l’histoire dogmatique, canonique et pontificale qu’aux grands moments de la théologie. À la différence des historiens qui se penchent sur des contextes religieux du passé, les sciences sociales contemporaines, même celles qui travaillent sur la religion, ne cessent de chercher leur légitimité par la rupture moderne avec la théologie, garante de scientificité. Ce faisant, elles abandonnent le discours théologique aux autorités religieuses, dont bon nombre adoptent actuellement une stratégie du repli dans des institutions conservatrices, partout dans le monde. Face à cette stratégie reproductive et défensive, dont l’influence contrôlée est maintenue sur les adeptes et leurs sociétés, les sciences sociales se doivent d’investir à nouveau l’objet théologique en tant que pratiques et discours sociaux critiques, comme tout autre discours1. Au sujet du croisement entre sociologie et théologie, explique Rauwel, des frontières strictes sont refusées, et les « lexiques apparemment antithétiques » combinés. Si l’on apprécie le concept employé, à savoir celui d’« irréductibilités de façade », le dictionnaire révélerait des « échanges, transferts ou circulations » plus importants qu’on ne l’imagine. Les instruments conceptuels sont déplacés « d’un bord à l’autre des lignes disciplinaires ». Il n’est guère surprenant, en France et en sciences sociales, de devoir se défendre contre un éventuel reproche d’apologétique (discours qui défendrait la foi chrétienne). Il est pourtant objectivement impossible de faire un travail portant sur des concepts mis en jeu sans appareillage théologique, et c’est là l’un des apports du Dictionnaire que de le placer dans une perspective sociale. Ainsi, l’entrée « Christ » conteste le concept de fondateur (Weber), pour lui substituer celui d’agentivité ecclésiale du Christ, en saisissant certainement mieux la manière dont la foi en Jésus-Christ crée des communautés à travers l’histoire, et se donne à penser dans diverses christologies, en articulation avec les ecclésiologies (Jean-Pascal Gay).
4L’exemple, toujours en introduction, qui précise la différence entre l’ecclésiologie militante du grand théologien français Yves Congar et l’approche ecclésiologique des sciences sociales est éclairant. L’ecclésiologie théologique, pour rappel, nourrit trois objectifs : descriptif, normatif, prescriptif. Les sciences sociales peuvent-elles vraiment, tout en se livrant à la description et à l’analyse du normatif, éviter le terrain du prescriptif ? On peut émettre l’hypothèse que le dévoilement de certaines logiques normatives porte en lui-même une pulsion réformatrice, ce d’autant plus que le Dictionnaire cite des critiques théologiques virulentes (voir l’entrée « Catholicité » sur le gommage à notre époque des églises particulières par le centralisme romain, ou par l’européocentrisme, tout en expliquant la tension actuelle entre centralisation pontificale et pluralité culturelle ; Frédéric Gabriel, Jean-Pascal Gay, Michel Stavrou). La notion de catholicité intéressera toute personne cherchant à comprendre l’élaboration de l’idée d’universalité ou de globalisation, ou encore ce passionnant article sur l’« apostolicité », tout à fait capital pour appréhender la sacralité de l’autorité en christianisme, et plus largement les rapports entre religion et politique (Jean-Noël Aletti, Chrystel Bernat, Marie-Hélène Blanchet, Michel-Yves Perrin, Alain Rauwel, avec Frédéric Chavel). L’apostolicité se trouve mise en relation avec les principes de centre et de périphérie, où est rappelé que les microchrétientés n’ont fait place à la Chrétienté de type impérial qu’entre 800 et 1200 (voir aussi les entrées « Empire », « Prosélytisme », « Territoire/territorialité/territorialisation », « Universalisme »). Le concept de « cité » est proposé comme une piste féconde et continue de réflexion sur le rapport au monde (Elisa Brilli, Agnès Desmazières, Dominique Iogna-Prat, Emiliano Rubens Urciuoli). L’entrée « Ecclésialité » balise aussi le tournant capital et récent que charrie l’adjectif « ecclésial » se substituant à « ecclésiastique ». L’entrée « Israël » doit forcément s’appuyer surtout sur des sources théologiques et situe très bien l’histoire antisémite du christianisme, qui débouche – trop récemment – sur une reconnaissance du judaïsme comme courant religieux spécifique et sur une « réconciliation » (Katell Berthelot, Frédéric Gabriel, Dominique Iogna-Prat, avec Chrystel Bernat).
5Précisons-le, nos choix d’entrées sont aléatoires, car il est impossible d’embrasser leur totalité dans ce bref compte rendu. Est-ce autour du genre et de la sexualité que s’expriment au fond les critiques les plus explicites, voire transparentes, de l’ecclésiologie ? L’entrée « Clergé » propose en conclusion le concept de pluriministérialité, qui fait place aux femmes, après une histoire très éclairante de ses formes pluriconfessionnelles (Céline Béraud, Chrystel Bernat, Alain Rauwel). L’article sur le « Genre » (Béraud) rappelle que ce terme est rejeté par l’Église contemporaine, alors que paradoxalement plusieurs de ses sources brouillent les frontières sexuelles (il n’y a plus ni homme ni femme, dit le texte biblique). Plusieurs lignes sont consacrées au pape Jean-Paul II qui a, dans plusieurs articles fameux, repoussé les objections féministes, décryptant la « faiblesse » de ses arguments. En complément, l’entrée « Sexualité » aborde les relations très critiques des contemporains avec l’Église catholique, alors que nombre de controverses médiatiques concernent cette question. Le concept de sexualité reste un grand absent de l’histoire sur le plan conceptuel, ce mot étant d’un usage très récent dans ce contexte. Il s’agit ici d’une lecture fine des textes bibliques, dont les problèmes et défis de traduction traversent l’histoire. Il en est ainsi de la compréhension des textes de Paul, plutôt attaché au célibat, entrevoyant une fin du monde imminente. Les études théologiques contemporaines offriraient plusieurs relectures mettant autrement en perspective l’homosexualité ou la diversité sexuelle ; dont les condamnations sont moins virulentes qu’on ne le prétend. C’est finalement assez récemment que la sexualité sera abordée explicitement, dans le traité d’un jésuite, Tomás Sánchez, en premier lieu, au début du xviie siècle, en lien avec les détails demandés lors de la confession et aussi avec les impératifs de la performance éthique et spirituelle attendue des chrétiens.
6L’écart entre pratiques réelles et normes trop exigeantes se creuse rapidement dès le xviiie siècle. Les autorités ecclésiastiques répondent de plusieurs manières, notamment par le familialisme, au tournant du xxe siècle, puis vers la fin des années 1980, les discours sur l’homosexualité s’avèrent révélateurs du fixisme doctrinal et de son écart par rapport à la vie. Ce qui traverse ces débats serait la « norme du refus », la résistance qui prévaut depuis plusieurs siècles, dont le silence a été récemment rompu (voir aussi l’entrée « Charisme »). S’ensuit une déstabilisation du pouvoir ecclésiastique, mis à mal par le fossé entre morale sexuelle d’interdit et tolérance aux violences sexuelles et à la pédocriminalité, d’où la conclusion de l’entrée « Clergé », qui montre bien la crise de la sacralité du sacerdoce qui en résulte. Or, la « tolérance » aux déviances sexuelles serait selon cet article « plus durable que dans d’autres espaces sociaux qui évoluent plus rapidement sur ce point » (p. 1023). Les positions choisies au sujet de l’espace contemporain constituent une intéressante prise de risque des auteurs et autrices, qui suscitera certainement des débats. Ainsi peut-on s’interroger sur la longévité de la tolérance à la pédocriminalité dans l’Église, alors que nos sociétés (en particulier en France) commencent tout juste à ouvrir les yeux sur les violences domestiques, abus de mineurs et harcèlement. Et que dire d’autres sociétés dans le monde ? Le voile se lève à peine sur le fléau des abus dans les familles. L’Église n’est-elle pas justement le lieu le plus révélateur – sans doute aussi le plus scandaleux – de ces violences, à l’heure où la mise à distance de son dispositif clérical et religieux facilite les poursuites judiciaires et les dénonciations publiques ? L’entrée « Violence » offre elle aussi une lecture très critique du récit ecclésial, qui canalise notamment l’histoire de la mystique féminine dont les corps se firent souvent violence (voir aussi l’entrée « Corps »).
7Dans la foulée, les entrées « Dogme » et « Nature » retracent des histoires complexes, tout en concluant sur des propos centrés sur l’anti-modernisme des autorités ecclésiastiques et leurs dispositifs, tels que : « le naturalisme ecclésiastique est l’ultime recours d’une ecclésiologie de combat, typique des fondamentalismes » (du Bible Belt à la « Manif pour tous ») (p. 760) ; ou encore ceux-ci : « reste à mesurer le succès d’un tel recours (au dogme) ; il dira si le critère dogmatique dispose encore de quelque crédit en modernité avancée » (p. 289). Ainsi le Dictionnaire fait-il état des postures ecclésiales critiques, tout en examinant particulièrement le centre du pouvoir ecclésial. C’est aussi là qu’est attendue une réflexion des sciences sociales sur le maniement du discours théologique, laquelle, nous espérons, inspirée par l’entreprise du Dictionnaire, prendra la place qui lui revient en sciences sociales des religions : pourrait-on repérer les sphères d’influence excentrées, surtout dans l’ère contemporaine où les débats demeurent ouverts, sans issue certaine ? Au bilan et rétrospectivement, des femmes, des théologiens mis au ban, des dirigeants politiques tout autant que des autorités ecclésiastiques auront eu une influence décisive sur les Églises.
8Enfin, une série d’articles éclaire les relations économiques nouées dans l’histoire de l’Église (« Administration/bureaucratie », « Charité », « Économie », etc.), liées à celle de la circulation des biens, et pouvant orienter toute recherche s’intéressant aux rapports complexes entre argents, biens ecclésiastiques, charité et dons, de même qu’à l’histoire générale de l’économie. À une époque où l’on dénonce souvent à quel point l’Église est « riche », cette extraordinaire pulsion vers l’accumulation de biens tout autant que vers le souci de leur distribution ne peut être comprise qu’à travers une longue histoire de l’élaboration du sens de l’« économie » chrétienne. Notons par ailleurs les articles fort éclairants sur les « Langues » et les « Savoirs », où l’on synthétise admirablement les enjeux de la traduction et des rapports avec la science. Il y est en particulier expliqué que jamais le darwinisme n’a fait l’objet d’une condamnation papale. L’art, enfin, trouve une place sous les entrées conceptuellement originales, soit celles de « Figurations de l’Église » et de « Scène ».
9Cet ouvrage constitue un outil critique afin de comprendre les apports immenses du christianisme à la pensée, aux structures sociales, aux ensembles géopolitiques. On y retrace les arcanes mêmes de la morale et de la régulation (entrées « Dogme », « Droit », « Loi », « Nature »). Il s’agit d’un travail sur la genèse du déploiement du vocabulaire fondamental occidental, voire même de son expérience intime, politique et culturelle. Le lecteur pourrait s’étonner de l’absence de références substantielles aux contextes africains, ne serait-ce que francophones, alors que l’entrée « Liberté/libération » consacre une section aux courants contemporains de libération issus du sud de l’Amérique (préférant Leonardo Boff à Gustavo Gutiérrez, récemment disparu, pourtant pionnier de cette théologie), mais il fallait faire des choix.
10Plus l’analyse du Dictionnaire se rapproche de nous, et plus elle paraît déborder la critique des sciences sociales sur le terrain de la pulsion réformatrice, presque prescriptive, me semble-t-il. Comment éviter que ce soit le cas lorsqu’on met à jour les logiques et contradictions cachées des normes ecclésiales et théologiques ? On accorde ainsi une place notable au pape actuel, François, qui fait l’objet de développements divers (« Centre/périphérie », « Synodalité ») ; ainsi qu’au pape Jean-Paul II, acteur d’une recléricalisation de l’Église (entrée « Clergé ») tout en jouant un rôle central dans la transnationalisation de l’Église catholique (entrée « Politique »). Son rôle clé dans la fragmentation du bloc communiste n’est cependant pas abordé.
11Un mot sur les auteurs, dont certains ont travaillé en double et en triple, rappelant qu’une telle entreprise se mène parfois à bout de bras. Les trois éditeurs, déjà, Frédéric Gabriel, Dominique Iogna-Prat et Alain Rauwel, ainsi que Marie-Hélène Blanchet, Jean-Pascal Gay ou encore Danièle Hervieu-Léger. Des auteurs ont-ils manqué à l’appel ? Ce ne serait guère étonnant tant l’entreprise est colossale, mais elle n’en demeure pas moins très féconde. Il s’agit d’un outil indispensable offert à la francophonie pour réfléchir sur la constitution même du « social » à travers les âges. Un outil critique, il faut y insister, qui ne plaira guère aux factions les plus conservatrices de l’Église catholique en particulier, car il soumet sans réserve des questions théologiques à la critique sociale et expose les débats les plus vifs et les plus récents qui agitent les Églises chrétiennes, avec une sympathie pour certaines réformes attendues. Ce Dictionnaire aura, c’est certain, fait de la sphère « Église » un lieu capital des débats scientifiques sur les sociétés, d’hier à aujourd’hui.