Éric Anceau, Laïcité, un principe : de l’Antiquité au temps présent
Éric Anceau, Laïcité, un principe : de l’Antiquité au temps présent, Paris, Passés/Composés, 2022, 382 p.
Texte intégral
1Éric Anceau s’attelle dans cet ouvrage à rendre compte le plus exhaustivement possible de l’histoire de la laïcité, revenant pour ce faire à ses racines lointaines – l’Antiquité. Un pari réussi pour l’historien, qui analyse la laïcité (trop souvent réduite à la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905) comme un principe universel, bien qu’ancré en France, et riche d’évolutions selon un processus et des modalités variées. Cette démarche synchronique examine ses fondements, ses mutations et ses déclinaisons dans une perspective historique qui vise à dépoussiérer cet idéal républicain des préjugés et des jugements de valeur.
2Avant de retracer la grande histoire de la laïcité, l’auteur s’intéresse dans un premier temps à la France d’aujourd’hui en exposant les points de vue de différents protagonistes (intellectuels, citoyens ordinaires et acteurs politiques). Bien que les statistiques attestent un grand attachement à la laïcité (p. 40), cette dernière apparait néanmoins plus clivante que fédératrice, d’autant plus que les interprétations divergent quant à sa nature et son essence. L’auteur dégage cinq versions de la laïcité (libérale, républicaine, positive, de reconnaissance et identitaire). Il complète ainsi la typologie chère à Jean Baubérot (2015) qu’il qualifie de « chantre de la laïcité libérale ». L’exposé nuancé de l’auteur justifie ainsi le nécessaire recours au passé pour asseoir une réflexion sereine, apaisée et scientifique de la laïcité (p. 28).
3Les deux chapitres suivants (2 et 3) reviennent sur l’émergence d’un esprit laïque depuis l’Antiquité. Si la période connaît une forte présence du religieux, l’œuvre de saint Augustin marque un tournant, dans la conception du religieux comme du politique. Depuis Charlemagne, la religion est instrumentalisée pour consolider le pouvoir politique. Cet état perdure à travers le thomisme et les écrits de Dante et de Marsile de Padoue (p. 61). Point central de l’ouvrage, il permet à l’auteur de démontrer l’existence d’une « catho-laïcité » provenant du christianisme en tant que religion séculière. Philippe Le Bel renforce ce mouvement de séparation à travers sa théorie des deux glaives et émancipe l’État du joug d’une Église de plus en plus dénoncée de l’intérieur. L’affaiblissement de l’institution ecclésiastique ouvre le troisième chapitre à travers un exposé de la Réforme protestante du xvie siècle qui affaiblit l’hégémonie de l’Église romaine en Europe du Nord et dans une partie de l’Europe centrale, diminuant ainsi le prestige international de la papauté. L’instauration par Henri IV d’une monarchie absolue, libre et indépendante de toute autorité spirituelle et l’Édit de Nantes, signé en 1598, créent les conditions objectives d’une séparation entre le sujet et le croyant (p. 79).
4La dissociation entre la sphère temporelle et le domaine religieux se creuse davantage avec les philosophes des Lumières (Hobbes, Pascal, Spinoza, Descartes, Rousseau, Locke, Bayle et Diderot) et l’interdiction faite aux jésuites d’enseigner, en France en 1762 puis partout sauf en Russie après leur Suppression en 1773. La cristallisation de ces idées trouve son paroxysme dans la Révolution française et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 (chapitre 4). Une vaste opération de déchristianisation est menée (p. 102) sans que cela puisse aboutir à une réelle séparation du religieux et du politique, comme l’atteste le Concordat de 1801. Cependant, l’auteur a raison d’insister sur le Décret du 21 février 1795, texte précurseur de la loi de 1905, qui garantit la liberté religieuse et symbolise le désengagement financier des affaires religieuses de la part de l’État (p. 105). Avec la restauration de la Monarchie, l’Église retrouve une place symbolique notamment dans l’éducation grâce à la loi Guizot (1833) et surtout à la loi Falloux (1850) (chapitre 5).
5La période entre 1815 et 1879 illustre l’irruption d’un nouveau vocabulaire, entre le clérical, défenseur de la papauté, et l’anticlérical, symbole du progrès. Cette seconde position est défendue par Lacordaire, avec l’aide de Charles de Montalembert, pair de France, qui ouvre un débat à la Chambre en 1834. Dans ce climat défavorable au religieux, soutenu par une importante production éditoriale, Pie IX se distingue par une position ultramontaine et authentiquement intransigeante à travers son Syllabus publié en 1864. Les lois Jules Ferry et René Goblet de 1880-1886 séparant l’Église catholique de l’école renforcent la neutralité de l’État qui interdit aux ordres religieux d’enseigner en 1904. Un an après, la fameuse Loi de séparation des Églises et de l’État est adoptée sous l’instigation de Jean Jaurès, d’Aristide Briand et de Louis Méjan, en opposition aux projets d’Émile Combes. Bien que le mot laïcité fasse défaut, la loi insiste néanmoins sur la liberté de conscience et de culte, le respect de l’ordre public et la fin des traitements de l’État pour le personnel des églises (p. 149-154). Il aurait été intéressant à ce niveau de discuter la réception de cette loi chez quelques intellectuels français ou étrangers durant la période qui court de l’adoption de la loi jusqu’à sa stabilisation. L’inscription de la laïcité dans la constitution de 1946 et celle de 1958 témoigne de son ancrage dans l’ordre juridique et social français malgré quelques tensions apparues notamment par rapport à la question scolaire et lors de la période de Vichy.
6L’originalité du livre apparait vraiment dans le neuvième chapitre. Rompant avec le prisme national, l’historien s’intéresse à l’internationalisation de la laïcité. Celle-ci, loin de se limiter à une exception française, n’est « l’apanage d’aucune culture, d’aucune nation et d’aucun continent » (p. 207). Le modèle américain est exposé avec force (p. 210-212) et se présente comme un mariage contre nature entre la présence de la foi dans l’espace public et le retrait du religieux au niveau institutionnel. L’auteur aborde par la suite d’autres modèles nationaux (l’Inde, la Turquie, l’Argentine et le Canada) en s’attachant à son hypothèse de départ qui consiste à relier la construction de la laïcité avec la culture politique nationale. Il se démarque des spécialistes français comme Émile Poulat, Jean-Marie Mayeur et Philippe Portier en consacrant également un chapitre aux liens entre l’islam et la laïcité (chapitre 10). Il estime en effet que la laïcité peut tout à fait s’accommoder de l’islam. Cette hypothèse à contre-courant du discours dominant en France s’explique, comme le signale judicieusement l’historien, par le silence des sources primaires de l’islam sur l’organisation politique adéquate. Ainsi, c’est faute de fondement religieux que la jurisprudence a institué le califat comme une structure nécessaire. À rebours de cette clôture, l’auteur expose des traditions séculières au sein de l’islam en passant par Averroès, les Tanzimats, le réformisme d’Al Afghani et de Mohammed Abduh et l’ouvrage d’Ali Abderrazik. On peut regretter que la discussion éclipse la période abbasside, l’œuvre du littérateur perse Abdallah Ibn al-Muqaffa Kalila wa Dimna, véritable traité séculier, sans même parler de la sociologie khaldounienne.
7Cette discussion sur l’islam est justifiée, compte tenu de la nouvelle menace que l’islamisme fait peser sur la laïcité républicaine. En tant que construction théologique à visée politique, celui-ci est devenu un objet de préoccupation publique. L’auteur appelle à dissocier l’islam de l’islamisme en tant qu’idéologie totalitaire. Il souligne le tournant sécuritaire de la laïcité à travers des lois de contrôle, à commencer par le mémorandum de 1989 sur le hijab, mais aussi des lois de protection contre une certaine forme radicale de l’islam, dont la dernière loi sur le séparatisme. Cette évolution, que l’auteur explique par l’importance de l’islam en tant que deuxième religion en France, a conduit à une reconfiguration de la place de la laïcité dans les administrations publiques, et même dans les organisations privées, qui peuvent interdire le port de signes religieux ostensibles dans leur règlement intérieur.
8L’ouvrage d’Éric Anceau offre une synthèse bien documentée et enrichie par une bibliographie diversifiée couvrant plusieurs périodes historiques et aires géographiques. L’auteur analyse avec beaucoup de finesse les corrélations entre la culture politique entendue comme un système de production de sens et la laïcité définie comme étant une modalité d’aménagement du religieux et du politique. La réhabilitation de l’élément culturel à travers ses multiples déclinaisons (linguistiques, coutumières, etc.) fait que la laïcité est un produit national qui obéit à une trajectoire historique spécifique. Ce rappel est indispensable devant la fragilisation du lien social, l’extension de l’individualisme et l’expansion du libéralisme anglo-saxon que consolident la mondialisation et les jurisprudences du droit communautaire dominées par une lecture libérale de la loi de 1905. Ainsi, le livre, dans sa profondeur, plaide en faveur d’un renouvellement du pacte social et du retour vers « la tradition coutumière de la laïcité » (p. 285), qui fait prévaloir les principes de la République sur l’appartenance religieuse.
Pour citer cet article
Référence papier
Badr Karkbi, « Éric Anceau, Laïcité, un principe : de l’Antiquité au temps présent », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 181-183.
Référence électronique
Badr Karkbi, « Éric Anceau, Laïcité, un principe : de l’Antiquité au temps présent », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76619 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138ta
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