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Comptes rendus

Anders Bäckström, Religionssociologins pionjärer i Sverige. Om ett akademiskt ämnes framväxt och konsolidering genom ämnespionjärerna Berndt Gustafsson, Göran Gustafsson och Thorleif Pettersson

[Trad : Les pionniers de la sociologie de la religion en Suède. Sur l’émergence et la consolidation d’un objet d’étude à travers ses pionniers], Skellefteå, Artos, 2023, 288 p.
Emir Mahieddin
p. 183-187
Référence(s) :

Anders Bäckström, Religionssociologins pionjärer i Sverige. Om ett akademiskt ämnes framväxt och konsolidering genom ämnespionjärerna Berndt Gustafsson, Göran Gustafsson och Thorleif Pettersson [Trad : Les pionniers de la sociologie de la religion en Suède. Sur l’émergence et la consolidation d’un objet d’étude à travers ses pionniers], Skellefteå, Artos, 2023, 288 p.

Texte intégral

1Anders Bäckström livre ici une étude passionnante sur les parcours des pionniers de la sociologie de la religion en Suède : Berndt Gustafsson, Göran Gustafsson et Thorleif Pettersson, chacun faisant l’objet d’un chapitre de l’ouvrage. Ces trois portraits, qui reviennent aussi bien sur leurs vies respectives – sur la base d’archives institutionnelles et personnelles – que sur le contenu de leurs travaux, sont encadrés par un chapitre introductif et un chapitre récapitulatif. Bäckström y évoque sa propre trajectoire, tout en offrant des pistes d’analyse sur la constitution et l’évolution du champ de la sociologie des religions à l’Université d’Uppsala – cœur battant de cette spécialité en Scandinavie –, en Suède, et dans le monde nordique. C’est en effet ce monde nordique (Finlande, Suède, Danemark, Norvège, Islande) qui est l’échelle de référence pour la sociologie des religions suédoise, les espaces nationaux étant décloisonnés en matière scientifique, notamment à travers l’existence d’associations professionnelles, de rencontres régulières, de programmes de recherches, et d’une revue commune en anglais (le Nordic Journal of Religion and Society). Le volume se clôt sur un sixième chapitre stimulant signé par le sociologue norvégien Pål Repstad, qui prolonge la mise en perspective nordique tout en proposant une critique réflexive des fondements épistémologiques des sciences sociales du religieux en Suède comme en Norvège (rapport avec la théologie, empirisme, positivisme, athéisme méthodologique, désintérêt relatif pour la religiosité « ordinaire », etc.).

2Les trois sociologues-protagonistes de l’ouvrage sont liés entre eux, et leurs trajectoires respectives incarnent l’histoire des débuts de la sociologie des religions en Suède. Bäckström, qui vient de fêter ses 80 ans, écrit à la fois en tant que sociologue, livrant une analyse des facteurs qui entrainent l’émergence d’une sociologie du religieux séculière, et en tant que témoin, puisqu’il fait partie des rares spécialistes encore en vie à avoir côtoyé ces trois « pères fondateurs » et suivi l’évolution du champ depuis les années 1960.

3En Suède, comme dans d’autres pays nordiques, les spécialistes de ce champ trouvent leur place non pas dans les départements de sociologie générale, mais dans les départements de théologie (ou de sciences des religions, « religionsvetenskap » en suédois), au côté de la psychologie et de l’histoire des religions, spécificité due à la genèse locale de cette spécialité. C’est à la faveur des transformations sociales qui suivent la Seconde Guerre mondiale que se fait sentir le besoin d’un savoir académique sécularisé sur le religieux, à la fois empirique et quantitatif – dans un premier temps, puisque c’est aujourd’hui l’analyse de discours qui domine le champ – qui puisse rendre compte des évolutions des pratiques dans une société bouleversée par les nouvelles habitudes de consommation et la tertiarisation progressive de l’économie. Dynamisée à grand renfort de commandes d’études et d’expertises émanant autant de l’Église luthérienne, soucieuse de comprendre son devenir dans la société moderne, que de l’État suédois, notamment dans les moments de débat sur la séparation de l’Église et de l’État (dans les années 1960 d’abord, puis à la fin des années 1990), cette sociologie s’illustre à travers de vastes enquêtes statistiques régulières et des travaux comparatifs entre pays nordiques, voire à l’échelle européenne. Elle se revendique très empirique, et dialogue étroitement avec les sociologies venant d’ailleurs tout en leur appliquant un filtre nordique. Les sociologues suédois puisent ainsi des inspirations dans les recherches de leurs homologues français, allemands, britanniques et surtout états-uniens. Si elles sont liées à un contexte international plus large dans lequel on voit ce champ de spécialisation s’autonomiser dans d’autres pays, l’histoire de sa genèse et son évolution en Suède n’en sont pas moins traversées par nombres d’idées originales qui ont contribué à dynamiser la sociologie internationale des religions (en particulier du fait de l’usage de l’anglais comme langue scientifique), et sur lesquelles il est précieux de disposer d’une synthèse. Les pionniers dont il est question ici font partie des acteurs qui ont travaillé à son avènement, et leurs efforts se sont cristallisés dans la création de postes universitaires dédiés, à partir de 1967 avec la création d’une chaire en psychologie de la religion, et en 1975 avec une première chaire en sociologie de la religion à Lund.

4C’est à Berndt Gustafsson (1920-1975) que l’on doit l’établissement de la sociologie des religions en tant que champ disciplinaire autonome dans l’enseignement supérieur en Suède. Né dans la Bible belt suédoise, dans les environs de la ville de Jönköping, il est le fils d’un travailleur du rail, Edvin Gustafsson, militant socialiste et parlementaire entre 1937 et 1960, également membre du mouvement social-démocrate chrétien (Broderskapsrörelsen, littéralement « mouvement de la Fraternité »). L’intérêt pour la religion de Berndt Gustafsson est un intérêt personnel en premier lieu, sa famille étant engagée dans un mouvement de réveil protestant que l’on rangerait aujourd’hui dans la famille évangélique. Il est, comme son père, un homme de gauche, influencé par le marxisme, et un chrétien engagé. C’est ce double engagement qui donne naissance à sa vocation d’historien de l’Église, avant de devenir sociologue, car il est soucieux de penser l’articulation empirique entre christianisme et lutte des classes, là où ses prédécesseurs marxistes s’étaient souvent attelés à penser leur contradiction, du fait de la fonction sociale, assumée selon eux par l’Église, de reproduction de la domination de la classe bourgeoise. Il voit ainsi dans les « mouvements populaires » (folkrörelser) qui secouent la Suède au xixe siècle, dont font partie les mouvements de réveil chrétien desquels il est issu, une aspiration des classes laborieuses à accéder à l’égalité religieuse qui leur était déniée par l’Église luthérienne. Il prête une attention particulière au filtre de classe qui opère au sein de l’Église, notamment à travers les hiérarchies marquées dans le langage, et finit par s’attacher à penser la religiosité et la piété populaires dans ce qu’elles ont d’expérientiel, au-delà ou en deçà du langagier et du quantifiable.

5En 1958, le gouvernement lui demande un rapport sur les pratiques religieuses et les relations entre l’Église et l’État, en vue d’une éventuelle réforme politique. L’équipe mise sur pied pour répondre à la commande débouche en 1962 sur la création de l’Institut de recherche en sociologie de la religion (Religionssociologiska Institutet, RSI), qu’il dirigera jusqu’à sa mort en 1975, et depuis lequel seront menées de nombreuses enquêtes et formés plusieurs acteurs du champ. La sociologie de la religion est ainsi reconnue par le pouvoir politique comme un savoir légitime, et se voit dorénavant inscrite sur la carte des sciences comportementales à développer, ce qui aboutit, avec l’appui du Parlement, sur la création d’un poste dédié à l’Université de Lund en 1975, qui revient naturellement à Gustafsson, peu avant son décès. On lui doit aussi le premier manuel d’introduction à la sociologie des religions en suédois, Religionssociologi, publié en 1965, dans lequel on retrouve les traces de son admiration pour son homologue français, Gabriel Le Bras.

6Le second pionnier dont Bäckström propose le portrait est Göran Gustafsson, qui lui aussi vient d’un milieu chrétien (luthérien), et est également engagé dans la fondation du RSI. Il occupe le poste de professeur de sociologie de la religion à l’Université de Lund de 1988 à 2001, et il est l’auteur d’un autre manuel de sociologie des religions qui fait encore autorité aujourd’hui : Religionen i Sverige. Ett sociologiskt perspektiv (« La religion en Suède. Une perspective sociologique »), publié en 1981, et une version remaniée et augmentée en 1991 et en 1997, parue sous le titre de Tro, samfund och samhälle. Sociologiska perspektiv (« Foi, communauté et société. Perspectives sociologiques »). À travers ces ouvrages, Göran Gustafsson défend l’ancrage de la sociologie des religions dans une sociologie générale.

7Parmi les contributions notables de Gustafsson, on note sa réévaluation du concept de « religion civile », tel que développé par Robert N. Bellah. Gustafsson en souligne la polysémie et veille à le mobiliser en précisant les singularités du modèle suédois. Dans les années 1980, la Suède dispose d’une Église d’État relativement puissante, rassemblant plus de 90 % de la population, une majorité y appartenant sans vraiment croire, et associant appartenance à l’Église luthérienne et identité nationale, phénomène inconnu du modèle pluraliste états-unien. À cela se combine une forme de nationalisme séculier, lié au respect pour l’État social (välfärdsstaten), qui répond comme en miroir au nationalisme religieux des États-Unis, dans lequel un dieu actif dans l’histoire assigne une mission singulière à une nation élue. Dans le cas suédois, Gustafsson pense que les symboles renvoyant à la transcendance dans le luthéranisme ne sont pas investis du même sérieux que ceux qui renvoient à l’immanence des valeurs séculières de la société civile, forme de diglossie qu’il ne reconnait pas dans le modèle nord-américain. Il finit par voir la religion civile comme un ensemble de symboles, d’idées et d’actions qui légitiment les institutions non religieuses, et définit une orientation morale qui lie entre eux les membres d’un peuple dans une commune manière d’agir dans l’espace public.

8Gustafsson apparaît comme un scientifique prudent et nuancé, préférant très tôt, par exemple, l’expression « changement religieux » (religiös förändring) à celle de « sécularisation ». Il se déclare plusieurs fois incertain à l’égard des résultats obtenus à la suite de ses enquêtes, et conteste aussi bien la formulation de ses propres questions que les attentes sociales qui président parfois aux réponses des enquêtés. Un exemple remarquable est l’enquête menée sur la réaction à une catastrophe navale survenue en mer Baltique en 1994, qui a fait plus de 500 victimes et impacté nombre de foyers suédois. Cette recherche, qui tendait à révéler une forme de « religiosité cachée » qui se manifesterait temporairement dans des situations exceptionnelles de crise ou de drame, a amené Gustafsson à se questionner sur le « fonctionnalisme ordinaire » (vardaglig funktionalism) éventuellement diffus dans la société, qui aurait pu biaiser les résultats de l’enquête. Il retrouve également cette fonction sociale de la religiosité en temps de crise dans son étude sur le devenir des pratiques funéraires en Suède dans les années 1980-1990, qui ne lui paraissent pas suivre les schèmes de l’individualisation religieuse constatés dans les autres aspects de la religion.

9Collaborateur de Göran Gustafsson sur plusieurs projets, Thorleif Pettersson (1940-2010), qui a occupé le poste de professeur de sociologie de la religion à l’Université d’Uppsala à partir de 1988, fait l’objet du troisième portrait. Anders Bäckström attribue sa vocation de sociologue aux frictions qu’il avait observées enfant dans sa propre famille, étant issu du mariage de parents venus de milieux différents : d’un milieu ouvrier peu enclin aux études du côté de son père, et d’une classe commerçante aspirant à la culture et aux diplômes du côté de sa mère. Son intérêt pour la religion, en revanche, émanait d’une démarche purement intellectuelle, centrée en premier lieu sur la valeur de l’autonomie individuelle, et qui l’avait amené à s’intéresser à ses racines religieuses. C’est après avoir étudié la psychologie et les statistiques qu’il s’est orienté vers une thèse en histoire des religions, soutenue en 1975, intitulée The Retention of Religious Experience, dans laquelle il défend une approche interactionniste de l’expérience religieuse, en dialogue avec la psychologie des religions. Son intérêt pour la psychologie a durablement marqué l’Université d’Uppsala, où les collaborations interdisciplinaires sont monnaie courante, associant sociologie, psychologie, droit et théologie. Pettersson s’illustre aussi dans des études quantitatives sur les valeurs existentielles et sur la corrélation entre religiosité et prévalence de la criminalité, ou encore sur la religion et les médias, lançant des décennies de recherche nordique sur le sujet, notamment autour de celle qui a été son étudiante, Mia Lövheim, qui lui a succédé au poste de professeure de sociologie des religions à l’Université Uppsala. Quantitativiste original, il s’inscrit en dissident dans le débat sur les effets du pluralisme sur la sécularisation, en avançant qu’il n’existe aucun contraste entre les États-Unis et l’Europe – discussion classique de la sociologie des religions – puisque les communes suédoises possédant un plus haut degré de pluralisme religieux sont aussi celles où le taux de fréquentation des cultes est le plus élevé. Partout, dans les sociétés modernes et postmodernes, le pluralisme serait ainsi la matrice d’une émulation religieuse. Conscient de la pluralité des modèles de changement social, il finit son parcours soucieux de nuancer la théorie de la sécularisation sans en abandonner le postulat paradigmatique – la sécularisation a bien lieu, mais elle ne résulte pas partout d’un seul type de facteurs sociaux et, surtout, elle n’empêche pas les phénomènes localisés et simultanés de « dé-sécularisation » de se produire. Il est aussi attentif à la réflexivité éthique aiguë vers laquelle sont poussés les individus dans les sociétés de la modernité tardive, caractérisées par un haut niveau de pluralisme moral. Cela l’amène entre autres à postuler, dans les années 1990, l’effacement progressif de la division canonique entre Europe catholique et Europe protestante dans le domaine des valeurs. Travaillant à l’encontre des oppositions analytiques hâtives en termes de « cultures », il a également montré dans une étude statistique l’attachement moral aux valeurs démocratiques des sociétés majoritairement chrétiennes comme musulmanes, une inclination équivalente des peuples, indépendante des régimes politiques en place.

10Cette histoire de la sociologie des religions en Suède se conclut sur une méditation d’Anders Bäckström sur l’avenir du champ. Il insiste sur le caractère mouvant et dynamique des constellations disciplinaires, encourageant à adopter une définition évolutive et plurielle des sciences sociales du religieux, dont l’objectif ne doit pas se réduire à la défense de leurs propres frontières, territoires et chasses gardées, mais au contraire doit être de multiplier les jonctions et points de croisement avec d’autres disciplines.

11Les familiers des travaux de Pierre Lassave sur les pionniers de la sociologie des religions en France verront se dégager de nombreuses pistes de comparaisons de la lecture de cet ouvrage (un résumé en anglais de sept pages y figure pour les lecteurs internationaux). La publication à un intervalle proche de ces deux études sur les pionniers du champ est le signe du désir de revenir sur le passé d’une génération de sociologues des religions en fin de parcours, en même temps qu’elle résonne comme un appel à entreprendre une véritable histoire de cette spécialité à l’échelle de l’Europe.

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Pour citer cet article

Référence papier

Emir Mahieddin, « Anders Bäckström, Religionssociologins pionjärer i Sverige. Om ett akademiskt ämnes framväxt och konsolidering genom ämnespionjärerna Berndt Gustafsson, Göran Gustafsson och Thorleif Pettersson », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 183-187.

Référence électronique

Emir Mahieddin, « Anders Bäckström, Religionssociologins pionjärer i Sverige. Om ett akademiskt ämnes framväxt och konsolidering genom ämnespionjärerna Berndt Gustafsson, Göran Gustafsson och Thorleif Pettersson », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76633 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138tb

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Auteur

Emir Mahieddin

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