Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Jeanne Lazarus, Comment s’invente la sociologie. Parcours, expériences et pratiques croisés
Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Jeanne Lazarus, Comment s’invente la sociologie. Parcours, expériences et pratiques croisés, Paris, Flammarion, 2024, 442 p.
Texte intégral
1Le verbe « inventer » qui figure au titre de ce volumineux ouvrage pourrait faire penser à un nouvel essai sur les origines de la sociologie. Il s’agit cependant d’un livre de témoignage sur l’exercice du métier au temps présent. Trois sociologues français actuels y retracent leurs parcours, leurs expériences et leurs conceptions de la discipline dans un dialogue facilité par la proximité de vues entre eux. Plus précisément, un maître, Luc Boltanski (né en 1940), figure majeure de la sociologie contemporaine, et deux de ses anciens doctorants, Arnaud Esquerre et Jeanne Lazarus, nés dans la seconde moitié des années 1970, et représentant aujourd’hui en France la relève de la génération héritière des refondateurs d’après-guerre à laquelle le maître appartient. Notre trio cherche ici à montrer « comment fonctionne une discipline et la façon dont, dans le cours de la recherche, se nouent, différemment pour chacun, des intérêts qui dérivent d’une équation personnelle, et le respect de règles et de contraintes disciplinaires » (p. 8). Point donc d’histoire de la discipline ni de morphologie d’un métier un temps distendu entre université et sphères administratives ou politiques ni encore de bilan des concepts, des spécialités et des courants d’idées qui traversent le milieu savant. Le pari de ce dialogue intense entre des proches semble celui d’aborder indirectement toutes ces questions en laissant transparaître la parole vivante derrière une nécessaire réécriture.
2La restitution de ces longues heures de discussion s’ordonne en trois grandes parties : on pénètre d’abord dans « l’atelier des sociologues », où après le récit des parcours respectifs sont évoqués les principaux lieux d’exercice académique, tels que séminaires ou revues ; on s’attarde ensuite sur « l’appareil sociologique », sorte de retour sur la pratique d’enquête et d’écriture, sur l’élaboration des concepts et des perspectives comparatives ; et on réfléchit enfin à « la sociologie dans la société », en revenant sur les relations politiques plus ou moins explicitées entre problèmes sociaux et questions sociologiques.
3Boltanski s’est déjà maintes fois exprimé dans ses œuvres et ses entretiens sur son parcours d’héritier déviant du structuralisme génétique de Bourdieu. Il y revient en rappelant sa dette auprès de ce premier maître qui lui a fait découvrir dans les années 1960-70 les arcanes du métier au moment où, jeune poète dilettante parisien et militant anticolonialiste, il a dû se déterminer pour une profession heureusement tournée vers le dévoilement des agissements humains. Apprentissage de l’enquête en divers terrains (la banque, la photographie, la prime enfance, etc.) sous l’égide de la théorie des champs et des habitus avec laquelle il prend progressivement ses distances pour s’intéresser à la façon dont les acteurs se justifient tout en s’imbriquant entre eux dans des agencements plus ou moins contingents. Années 1980-90 de ruptures, mais aussi d’innovations interactionnistes ou ethnométhodologiques qui fissurent les édifices macrosociologiques issus du fonctionnalisme parsonien. Avec l’analyse des « justifications » en leurs épreuves de vérité référées à des « cités » ou grandeurs morales spécifiques se noue alors un réseau d’échanges et de collaborations (en particulier par la création du Groupe de sociologie politique et morale en 1985 à l’EHESS) autour de cette nouvelle grammaire des références à laquelle se rattachent en France les noms de Laurent Thévenot, Alain Desrosières ou Bruno Latour. Les années 2000-2020 voient l’élargissement (et la diversification) de l’enquête aux formes de pilotage de l’économie capitaliste (avec Ève Chiapello), à la gestation des corps naissants (« condition fœtale »), à la valorisation postindustrielle de la marchandise et à la fabrication de l’actualité (avec Arnaud Esquerre), conjuguée à un approfondissement de la visée de la sociologie de la critique, amorcée depuis des années. C’est grâce à la « lecture passionnée » du Nouvel esprit du capitalisme (Chiapello, Boltanski, 1999) que la vocation de recherche de Jeanne Lazarus s’est précipitée autour de la sociologie de la banque, objet dont la désormais chercheuse au CNRS va renouveler l’approche sous la direction du maître, en reprenant par exemple à nouveaux frais la philosophie de l’argent initiée par Georg Simmel. Aujourd’hui compagnon d’enquête et d’écriture de Boltanski, Arnaud Esquerre rencontrera son maître après un parcours relativement chaotique et solitaire qui le mènera de la science politique à la sociologie du rapport des individus à l’État à travers les terrains aussi divers que ceux des sectes et de la manipulation mentale, de la gestion des restes humains ou de la politique de la censure audiovisuelle. Revenant sur leurs travaux respectifs, nos trois sociologues partagent l’expérience du passage de l’approche par les institutions ou les structures vers l’étude des enchainements processuels d’épreuves qui font la réalité sociale. Toujours côté « atelier », les chapitres sur les laboratoires créés ou traversés, les revues, les séminaires et la transmission du savoir donnent à voir l’évolution des cadres du métier depuis un demi-siècle, moins polarisés par les hautes figures mandarinales et plus bureaucratisés, au risque de la perte d’audace ou du goût d’innover.
4Puis la conversation se poursuit en entrant plus avant dans « l’appareil sociologique » tout en se prévalant, d’une « conception pragmatiste de l’épistémologie pour laquelle la méthode est ce qui permet de concilier l’observance des règles, dont le rôle est d’opposer une résistance aux aspirations du chercheur quand il est tenté de plier la réalité à ses désirs, et le bricolage qui tire parti des circonstances pour l’engager dans des chemins inattendus » (p. 195). Chacun y va de son expérience d’enquête et d’écriture pour illustrer rapprochements inattendus d’objets et bricolages créatifs entre chiffres et récits. Quelques affirmations rapides sur l’écriture peuvent surprendre telle celle de Boltanski pour qui, hormis Balzac, « les romans réalistes ne mettent pas à plat l’ensemble des contraintes qui pèsent sur une situation ou une personne » (p. 232) passant sous silence les réflexions épistémologiques sur la dimension expressive et compréhensive de la littérature – on pense au fameux « Proust sociologue » – qui se multiplient depuis quelques années. Dans le même registre des limites de la discussion, l’examen de l’appareil sociologique dans ses dimensions conceptuelles et modélisatrices n’évite pas l’abstraction, du fait de la difficulté formelle d’appuyer le raisonnement sur les exemples les plus probants d’enquêtes qui ont fait l’objet de livres entiers. Ainsi la riche définition selon laquelle les règles de droit, les États ou les personnes morales forment des « artefacts qui sont le produit d’une concrétisation de l’imagination humaine, quand elle s’enracine dans un monde matériel de façon à bricoler quelque chose comme des ordres, susceptibles de rendre la vie commune plus ou moins possible, plus ou moins acceptable, avec sans arrêt le risque qu’ils se défassent, les éléments disparates un moment assemblés se dissociant alors de façon catastrophique » (p. 344) appellerait autant d’illustrations processuelles.
5Revenant en troisième et dernière partie sur la place de « la sociologie dans la société », la conversation porte sur les lieux multiples de la formation des questions sociales et ceux, plus académiques, de leur reformulation sociologique. Il est ainsi rappelé que dans les années d’après la Seconde Guerre en France, les problèmes sont à la modernisation industrielle, à la réduction des inégalités et à la défense de la paix sociale sous l’égide d’un État planificateur qui suscite l’essor de la sociologie à travers ses maquettes universitaires, ses postes d’enseignement et de recherche et ses dispositifs commanditaires. C’est grâce à ce cadre progressiste et modernisateur que la discipline a su créer une panoplie évolutive de perspectives allant des enquêtes les plus descriptives aux théories les plus critiques. Peu est cependant dit des travaux historiques sur la formation des spécialités (sociologie du travail, de la ville, de l’éducation, de la sécurité, etc.) combinant des intérêts convergents entre partenaires des programmes et contrats d’études et de recherches. Le processus d’hybridation entre traditions disciplinaires sur la base de champs thématiques, tel celui de la religion qui associe étroitement la sociologie à l’histoire et à l’anthropologie, n’est pas plus abordé. Tandis que ces derniers se consolident en laboratoires et en instances internationales à partir des années 1980, la demande de connaissance va se diversifier bien au-delà de la sphère étatique avec la montée en régime des questions identitaires, liées au développement et à la résonance politique des flux migratoires, et bientôt des interrogations existentielles provoquées par la crise climatique. Au cours de cette évolution à la fois plus locale et plus ontologique de l’approche des problèmes sociaux, la sociologie compréhensive sera prise à partie dans le débat public, accusée de justifier l’entre-soi communautaire et le rejet des valeurs républicaines de la part des populations issues de la migration postcoloniale. Pourtant férus d’analyse des « affaires », les auteurs ne reviennent qu’à peine sur ces procès instruits récemment depuis les sommets de l’État contre l’inutilité voire la dangerosité politique de la sociologie. De même s’interrogera-t-on sur le peu de raisons données à diverses crises internes au milieu savant, telle la dissolution soudaine, en 2012, du Groupe de recherche créé par Boltanski et Thévenot. C’est peut-être pour calmer les esprits que le maître et ses deux disciples ont porté ce livre d’entretiens d’initiation, bien servis par un éditeur ouvert à un grand public. Représentants des courants de la discipline les plus engagés dans l’actualité politique, sous l’égide d’une œuvre qui renouvelle les cadres théoriques de l’étude des disputes morales et de la critique sociologique, le croisement de leurs visions du métier reste précieux. Les diverses lacunes que nous avons relevées au fil des pages, loin d’invalider le propos, sont inhérentes aux limites du genre de la conversation réflexive. Elles invitent indirectement le lecteur à aller plus loin pour en savoir plus, grâce notamment aux références des travaux respectifs de chaque auteur en fin de volume. Ainsi par exemple, c’est dans son essai remarqué, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation (2009), que Boltanski nous expliquait par le menu que loin d’avoir rompu avec la perspective critique et émancipatrice apprise avec Bourdieu, la sociologie pragmatique de la critique qu’il a initiée n’avait fait qu’aller au plus près des capacités d’agir, et de remettre en cause les forces de domination qui s’exercent sur les corps et les esprits, sans minorer pour autant la puissance historique de ces mécanismes. Les adversaires du déterminisme des champs et des habitus y ont vu là une forme de révisionnisme sociologique dont l’auteur se défend à nouveau ici quinze ans après avec vigueur. En somme, un ouvrage d’entretiens vivants qui réussira sans nul doute à intéresser le public non introduit aux arcanes d’un métier aux multiples facettes d’enquêtes, d’observations et d’élaborations théoriques ; d’une discipline qui persévère dans son être, au-delà de ses heures de gloire passées.
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre Lassave, « Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Jeanne Lazarus, Comment s’invente la sociologie. Parcours, expériences et pratiques croisés », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 189-191.
Référence électronique
Pierre Lassave, « Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Jeanne Lazarus, Comment s’invente la sociologie. Parcours, expériences et pratiques croisés », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76647 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138td
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