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Comptes rendus

Bartolomeo Conti, Presque rien. Ethnographie carcérale des inégalités, des injustices et de la radicalisation

Préface de F. Truong, postface de N. Marzouki, Vulaines-Sur-Seine, Éditions du Croquant, 2024, 321 p.
Thibault Ducloux
p. 207-209
Référence(s) :

Bartolomeo Conti, Presque rien. Ethnographie carcérale des inégalités, des injustices et de la radicalisation, préface de F. Truong, postface de N. Marzouki, Vulaines-Sur-Seine, Éditions du Croquant, 2024, 321 p.

Texte intégral

1La publication du livre de Bartolomeo Conti intervient après douze années d’investigations et d’efforts de la communauté scientifique européenne pour interroger les liens – donnés pour évidents par les discours politico-médiatiques et les politiques sécuritaires – entre l’univers carcéral et l’adhésion à l’islamisme violent et globalisé. Investissant les établissements pénitentiaires comme tant d’autres collègues, Conti lui-même contribuait dès après les attentats de 2015 à cet audacieux chantier scientifique dédié à l’étude de « la radicalisation » en prison. Si aujourd’hui l’urgence est retombée, sa terminologie improvisée lui a survécu. D’ailleurs, l’ouvrage la reprend telle quelle en se demandant « pourquoi des jeunes se radicalisent-ils, tandis que d’autres, aux conditions sociales similaires et partageant un même sentiment d’injustice, ne se radicalisent-ils pas ? » (p. 15). L’ambition scientifique mérite d’être saluée. Résoudre une telle énigme n’est pas une mince affaire.

2Le texte s’ouvre sur un chapitre introductif quelque peu sinueux. Entre beaucoup d’autres choses, l’auteur y présente les caractéristiques de « l’enquête principale » de deux ans. S’agissant de la constitution du corpus de dix-huit enquêtés, la première particularité consiste à ne pas se restreindre exclusivement aux détenus revendiquant formellement leur adhésion à Daesh ou Al-Qaeda, mais à replacer cette adhésion dans un travail de comparaison avec les prisonniers ordinaires (quinze musulmans pour trois non-musulmans, six incarcérés pour « faits de terrorisme »). La seconde spécificité réside dans le choix de l’établissement visité : un centre pénitentiaire de taille moyenne, « apaisé » et « périphérique », relativement épargné par la problématique de « la radicalisation ». La troisième caractéristique tient à la démarche ethnographique de l’auteur, reposant « sur une temporalité longue, c’est-à-dire une relation d’enquête au long cours sur la base d’entretiens biographiques répétés et décalés dans le temps, avec des rencontres s’étalant parfois sur plus d’un an » (p. 30). Vétéran des enquêtes commanditées par l’administration en milieu carcéral, l’auteur mobilise également des données issues de plusieurs recherches-actions portant sur la détection de la radicalisation, sur « la contestation des savoirs » ou encore sur la violence interdétenus. Enfin, Conti s’appuie aussi sur son observation du procès antiterroriste de « la filière Cannes-Torcy » en 2017. On retiendra ici la volonté et la capacité concrète de l’auteur à évoluer dans un environnement extrêmement contraignant, à négocier et à entretenir des relations avec des enquêtés pas toujours demandeurs, à soutenir et accompagner avec finesse la prise de parole dans cet espace déconcertant qu’est la prison. « C’est un difficile exercice que de mettre en mots les émotions, la honte, la rage, mais également des désirs et des espoirs qui peuvent sembler illégitimes dans un espace carcéral où l’on a du mal à parler d’amitié, de loyauté, de rêve, d’amour » (p. 53).

3L’objet du deuxième chapitre est de planter le décor. L’auteur y propose une synthèse des éléments généraux caractérisant la vie en prison : le fameux « choc carcéral », la rupture biographique, l’ennui, l’isolement, la nécessité pour le chercheur de composer avec ses émotions, d’élaborer une posture réflexive, etc. Conti rappelle également que des ressources sont disponibles intramuros et que les prisonniers peuvent les mobiliser à des fins de gestion de leur propre expérience de la détention. À ce titre, il évoque la « muscu », la « virilité », les « relations » interdétenus, l’école et, bien sûr, « la religion », qui n’est pas la moins importante des ressources investies en prison (sur ce point, Conti estime qu’« il n’est pas étonnant que la religion puisse se présenter comme l’une des principales ressources des détenus » [p. 66] – mais ne faudrait-il pas justement s’en étonner ?). L’auteur expose les différents usages (exclusivement déclaratifs) de la ressource religieuse : « structurer sa vie », « réhabilitation de soi », quête de sens, etc. L’islam est resitué dans sa spécificité de religion récente, traditionnellement démunie d’aumônerie, perçue – et brandie – comme une menace, stigmatisée et discriminée. De là, le propos revient sur les difficultés relationnelles, affectives et familiales suscitées par l’expérience carcérale, puis sur les activités-ressources comme le travail, l’école et le culte avant de croquer trois grands types de relations surveillants-prisonniers (« niveau de conflictualité très bas », « conflictualité latente », « guerre » [p. 103-112]).

4Jouant à fond l’analyse de discours (une constante de l’ouvrage), le troisième chapitre expose les différents narratifs que les prisonniers peuvent produire sur les inégalités sociales et la perception qu’ils en ont. Sans surprise pour des individus enfermés contre leur gré, « la première perception d’injustice vient du système judiciaire », de l’arbitraire et/ou la disproportion des peines prononcées, d’une justice raciste, anti-pauvre. Pour autant, les récits tenus sur la société, donnés sous forme de constats, s’étendent jusqu’à l’immigration, la ghettoïsation, la discrimination scolaire, religieuse, ainsi qu’à la répression étatique, etc. De ce chapitre bariolé, on retient peut-être moins le malaise profond d’une partie de la population française que la très faible politisation des discours. En somme, l’auteur compile ici les plaintes d’un « sous-prolétariat » dont il ressort que l’on a bien affaire à une classe en soi qui peine à faire groupe et à se constituer en classe pour soi ; une bascule assumée par le discours de l’islam totalitaire, révolutionnaire-conservateur et globalisé.

5En l’occurrence, le chapitre qui suit est assurément la plus importante contribution de l’ouvrage. En donnant la parole à cinq enquêtés « revendiquant ouvertement leur adhésion à une vision radicale de l’islam » – et, ce qui n’est pas un détail, condamnés pour des faits en lien avec leur engagement – Conti s’efforce, avec le concours des intéressés, d’identifier et de mettre en mots « le basculement dans l’extrémisme violent ». Le trop-perçu d’injustices est le premier mécanisme pointé. Conti repère toutefois une tension dans ces récits-là, une « ambivalence » entre « désir de rupture » et « besoin d’enracinement » (p. 186). Par exemple, le processus de déshumanisation exponentielle des altérités impures, fausses, mécréantes (les imams, la police, puis « des pans de plus en plus larges de la société française ») à « éradiquer » peut se déployer en contrepoint de projets professionnels ordinaires ou d’un attachement sensible à un quartier, à des groupes (p. 186-193). Ce n’est pas le cas du deuxième mécanisme : « la solitude, l’ennui, le chaos familial et, plus largement, une condition anomique [peuvent jouer] un rôle fondamental dans le cheminement vers la radicalisation » (p. 193), notamment par le truchement d’internet et des réseaux. La perspective d’être accueilli dans une « nouvelle communauté » (la « néo-Umma », p. 206), la « simplification extrême d’un monde trop complexe », l’idéal de dépouillement et de pureté personnelle, etc. « L’idéologie djihadiste offre une opportunité de répondre aux maux subjectifs, voire intimes, à commencer par la crise de la famille, la solitude […], l’absence de cadrage et de normes » (p. 205). En cultivant un sentiment d’« élection » (p. 237), « elle restaure la confiance en soi du jeune […] en détruisant le mépris de soi » (p. 228) quitte à ce que le « jeune » en question fasse preuve d’une « profonde méconnaissance de l’histoire et [d’]une déconnexion de la culture musulmane » (p. 231).

6L’ultime chapitre met en perspective le précédent en présentant des cas d’enquêtés résistant à la radicalisation alors même qu’ils souscrivent à tous les facteurs – a priori – prédictifs d’adhésion à « l’idéologie ». En la matière, le réinvestissement des liens familiaux, l’approfondissement des connaissances religieuses et la politisation figurent quelques exemples de « contre-feux ». Par ailleurs, l’auteur estime que le déclin de Daesh a entraîné une chute des vocations djihadistes : « L’idéal ne s’est pas réalisé » (p. 262). De la même manière, la « déception », la folie ou la rédemption des « revenants » de Syrie jouerait un rôle dissuasif (p. 266-268).

7La question qui parcourt le livre le dépasse. Comment passe-t-on d’une « radicalité cognitive » à une « radicalité comportementale » ? Pour l’auteur, qui n’a pas de « réponse claire et univoque », l’énigme demeurera encore longtemps : « Afin de capter ce qui déclenche à un moment donné un processus de radicalisation, souvent très rapide, il faudrait entreprendre une ethnographie phénoménologique, c’est-à-dire être là au moment où […] la violence apparaît à l’individu ou au groupe comme la solution la meilleure » (p. 309). En lieu et place de cette perspective, on peut quand même se demander si une analyse biographique détaillée, plus ancrée dans les faits, l’ordre de leurs successions, l’identification de leurs ressorts et moins prisonnière du discours des enquêtés n’aurait pas pu nous rapprocher d’une esquisse d’objectivation – par exemple, en mobilisant la sociologie politique de l’engagement militant de Lilian Mathieu (2012), ou celle d’Elyamine Settoul qui propose bel et bien une typologie de l’engagement djihadiste (2022).

8Pour conclure, il faut aussi dire que Presque rien accole deux sujets distincts : la prison et ses effets d’une part, et d’autre part, le parcours des djihadistes que l’auteur a rencontré intramuros. Or, il n’est pas toujours aisé de savoir en quoi les uns pourraient bien renseigner les autres : non seulement les détenus ne se « radicalisent » pas massivement intramuros du fait de l’expérience carcérale, mais l’action des djihadistes sur la vie des établissements ou, à l’inverse, celle de la condition carcérale sur les radicaux n’est pas au centre de l’ouvrage.

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Pour citer cet article

Référence papier

Thibault Ducloux, « Bartolomeo Conti, Presque rien. Ethnographie carcérale des inégalités, des injustices et de la radicalisation », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 207-209.

Référence électronique

Thibault Ducloux, « Bartolomeo Conti, Presque rien. Ethnographie carcérale des inégalités, des injustices et de la radicalisation », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76707 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138tm

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