Sylvio Hermann De Franceschi, Théologies en débat. L’Église catholique posttridentine au risque du pluralisme doctrinal dans la querelle de la grâce (XVIIe-XVIIIe siècles)
Sylvio Hermann De Franceschi, Théologies en débat. L’Église catholique posttridentine au risque du pluralisme doctrinal dans la querelle de la grâce (xviie-xviiie siècles), Paris, Honoré Champion, 2023, 560 p.
Texte intégral
1Ouvrage que l’on peut considérer comme la suite du recueil d’articles du même auteur paru en 2018, Thomisme et théologie moderne, ce livre entend suivre, grâce à une historicisation approfondie, la complexe déclinaison de la querelle de la grâce à travers son inscription contextualisée dans l’augustinisme et le thomisme. Sans surprise, cette querelle apparait comme un des affrontements doctrinaux les plus puissants qui aient contribué à définir la modernité européenne.
2La vingtaine de chapitres, qui reprend, pour l’essentiel, des contributions publiées ces dernières années dans diverses revues et actes de colloques, se divise en trois parties : « la concurrence des écoles théologiques », « la théologie à l’épreuve de la polémique », « Augustinisme et revifs du pélagianisme ». Le volume utilise comme point de départ le 4e canon du décret De justificatione du 13 janvier 1547, lors de la sixième session du concile de Trente. L’ouvrage développe un long parcours tout à la fois historiographique et historique. Dans ce cadre, c’est bien de la continuité évolutive de ces débats qu’il est question, au-delà des étapes les plus connues, grâce à la mise en perspective du devenir de la querelle initiale entre jésuites et dominicains, à l’analyse des congrégations de auxiliis (Rome, 1598-1607), des Provinciales, de la bulle Cum occasione. Le livre nous conduit jusqu’à l’inscription de Fénelon dans la querelle de la grâce dans les premières années du xviiie siècle, à la bulle Unigenitus, aux analyses des théologiens du xviiie siècle puis du xixe siècle qui, dans un contexte bien différent (celui en particulier de la lettre apostolique de Benoit XIV du 31 juillet 1748, Dum praeterito mense qui rappelle les trois écoles en matière de grâce et de prédestination – thomistes, augustinianistes, molinistes), érigent en système historicisé cette querelle et ses expressions successives. Les trois principes de la théologie catholique posttridentine (la toute-puissance de Dieu, Dieu ne commande rien d’impossible, le libre arbitre) restent, aussi bien au xviie qu’au xixe siècle, à la base des débats internes au catholicisme qu’illustre en particulier la querelle janséniste dans ses nouvelles relectures parfaitement historicisées et contextualisées par le recours à des auteurs souvent cités, sans être toujours exploités et analysés précisément. L’analyse de différents auteurs du xviiie siècle (Tournely, La Fosse de Champdorat, Legrand) permet toutefois de confirmer qu’à partir du milieu du siècle, la pluralité des doctrines est bien reconnue par Rome, pourvu que les doctrines théologiques respectent cinq principes de l’orthodoxie : la grâce efficace, la liberté de l’arbitre, la volonté de Dieu de sauver tous les hommes, même ceux qui ne sont pas prédestinés à l’être, l’existence d’un nombre fixe d’élus, la gratuité de la prédestination à la grâce, mais aussi à la gloire (dans sa racine).
3La première partie définit les écoles théologiques, sans oublier d’examiner les réminiscences contemporaines de la querelle catholique de la grâce. Il analyse l’espace de la controverse dans le catholicisme moderne, en montrant la politisation accrue de la sphère ecclésiale et la dynamique des écoles théologiques qui nourrit et se nourrit de la réforme catholique et de la controverse protestante. Bien entendu, il rappelle aussi la place centrale des deux figures tutélaires que sont Augustin et Thomas, deux docteurs toujours associés, mais de manière diverse, ce qui contribue au renouvellement continu de la querelle de la grâce. De Franceschi revient longuement sur la question du molinisme, dont l’origine s’inscrirait dans le débat sur la place de Thomas d’Aquin au sein même de la Compagnie de Jésus. S’appuyant sur certains auteurs comme Joannes-Baptista Gener dans sa Theologia dogmatico-scholastica (1767), ou l’abbé Yvon, il évoque la définition de la notion même d’« école théologique » au xviiie siècle, l’apparition et le développement de la notion de « système » théologique, concept plus habituel en philosophie jusqu’au milieu du xviie siècle ou encore une forme de sclérose doctrinale interne aux différents ordres religieux. C’est au sein de ces différents contextes (y compris l’hostilité de l’Université de Paris à l’encontre des jésuites) que se développe le congruisme, tentative française d’une voie moyenne dans la querelle de la grâce au xviie siècle, synthèse entre les thèses de Molina et celles de Suarez. A partir des débats internes à la Sorbonne (Gamaches, Duval, Ysambert), le congruisme se diffuse auprès du clergé grâce, par exemple, à des auteurs comme Abelly, Morange ou Dumetz dont l’auteur rappelle les principales œuvres. Bien entendu, les Dominicains ne sont pas oubliés dans cet examen sériel des théologiens. L’antimolinisme des Dominicains d’Espagne se transmet en France grâce à des auteurs qui inaugurent en quelque sorte une école française du thomisme moderne : Jean Nicolaï, Pierre Labat et Jean Baptiste Gonet. Ces derniers sont ensuite relayés par d’autres comme Vincent Contenson et Antonin Massoulié, avant qu’au milieu du xviiie siècle soit publiée une synthèse thomiste aboutie, sous la plume de Charles René Billuart (auteur sur lequel De Franceschi revient longuement), sans oublier les prolongements contemporains du thomisme au xixe siècle et au début du xxe siècle, en particulier dans le Dictionnaire de théologie catholique.
4La deuxième partie s’intéresse à diverses polémiques successives et à la réception de ces querelles dans différents milieux catholiques. Ces polémiques doctrinales qui semblent incessantes révèlent une volonté de définir une orthodoxie, alors même que la « publicisation » des débats n’est pas sans conséquence. L’entreprise d’historicisation menée par l’auteur s’appuie une nouvelle fois sur la lecture attentive de nombreux auteurs, acteurs de cette visibilité engagée des polémiques, et sur l’attention portée à l’usage de la langue vernaculaire et à celle de formes littéraires variées : on citera à ce titre le père Annat, jésuite, polémiste et confesseur du roi, mais aussi les « journaux » comme celui de Louis Gorin de Saint-Amour (1662) sur l’affaire des cinq propositions, les « Entretiens » (Daniel, Barre) et autres « Conversations » (Malebranche) ou dialogues (Fénelon), autant de textes qui permettent d’atteindre un plus large public, lettré et mondain. L’auteur s’arrête longuement sur ce processus de mondanisation des querelles théologiques qui touchent tous les acteurs, jansénistes ou non. Pour autant, cette « publicisation » ne relègue pas au second plan la querelle de la grâce elle-même et sa dimension théologique. Dans le contexte de la bulle Unigenitus et dans les années qui suivent, la théologie française produit de nombreux traités méthodologiques en matière de théologie. L’auteur distingue deux textes représentatifs : l’Instruction pastorale en forme de dialogue de Fénelon et l’Examen des défauts théologiques du génovéfain Joseph Barre (1744), sans doute l’une des réflexions les plus poussées du xviiie siècle sur la pratique de la science théologique.
5Dans une sorte de pendant à la première partie, la troisième et dernière s’intéresse plus spécifiquement à l’augustinisme et aux différentes références aux hérésies pélagienne et semi-pélagienne qui se déploient dans l’ensemble de la querelle, rappelant ainsi la « suréminence » du statut d’Augustin dans cette querelle moderne de la grâce. L’auteur examine en particulier les Salmantices (1631), la manière dont l’héritage d’Augustin revisité est revendiqué par les différents partis et par certains milieux comme celui de l’Oratoire (Gibieuf, Chalmers, Senault…). Il revient aussi sur la place particulière d’un Bossuet thomiste et prudent, refusant d’être acteur de la polémique, mais bien entendu concerné par celle-ci de par son statut d’évêque, et reconnaissant dans l’orthodoxie théologique l’existence de sensibilités diverses tout en manifestant une forme d’impartialité doctrinale affichée. L’auteur s’attache à réévaluer la position spécifique de Fénelon dans la querelle de la grâce, au lendemain de la mort de Bossuet, une fois sorti de la condamnation du quiétisme, en particulier autour de la delectatio victrix (« délectation victorieuse ») qui, sous la plume du Fénelon antijanséniste, devient un caractère du jansénisme, caractère qu’il convient de combattre avec vigueur, en tant que « jansénisme radouci ».
6L’ouvrage constitue indubitablement une analyse tout à la fois historique et théologique du pluralisme doctrinal qui se construit et se maintient, y compris dans le glissement du xixe siècle vers l’apologétique, au sein de l’Église catholique, à l’occasion de la longue histoire de la querelle de la grâce. Il remet en perspective de nombreux auteurs et, plus largement, inscrit l’ensemble de l’évolution de la querelle de la grâce dans ses « fondamentaux » : la revendication d’une double fidélité à Augustin et Thomas. De Franceschi, en contextualisant précisément les auteurs évoqués, parfois analysés sur plusieurs chapitres et sous différents aspects, nous invite à lire ou à relire certains d’entre eux avec un regard historiographique renouvelé.
Pour citer cet article
Référence papier
Daniel-Odon Hurel, « Sylvio Hermann De Franceschi, Théologies en débat. L’Église catholique posttridentine au risque du pluralisme doctrinal dans la querelle de la grâce (XVIIe-XVIIIe siècles) », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 209-211.
Référence électronique
Daniel-Odon Hurel, « Sylvio Hermann De Franceschi, Théologies en débat. L’Église catholique posttridentine au risque du pluralisme doctrinal dans la querelle de la grâce (XVIIe-XVIIIe siècles) », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76714 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138tn
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