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Comptes rendus

Anthony Favier, Juliette Galonnier et Ana Perrin-Heredia (dir.), Religions et classes sociales

Lyon, ENS Éditions, coll. « Sociétés, espaces, temps », 2023, 303 pages.
François Weiser
p. 212-214
Référence(s) :

Anthony Favier, Yannick Fer, Juliette Galonnier et Ana Perrin-Heredia (dir.), Religions et classes sociales, Lyon, ENS Éditions, coll. « Sociétés, espaces, temps », 2023, 303 pages.

Texte intégral

1Les sciences sociales ont à gagner à mettre un terme à l’indifférence tenace qui semble caractériser la relation entre deux de ses disciplines, les sciences sociales des religions d’une part, la sociologie des classes sociales d’autre part. Tel est le point de départ, ou le postulat, tenu par les organisateurs du colloque de l’Association française de sciences sociales des religions (AFSR) de 2018, « Religions et classes sociales », colloque dont l’un des résultats est ce présent ouvrage publié en 2023.

2Son premier intérêt est son texte introductif, documenté et dense, « Religions et classes sociales : jeux du visible et de l’invisible en sciences sociales ». Il propose tout d’abord une périodisation des relations entre les deux disciplines, depuis un début extrêmement fécond, situé au mitan du xixe siècle (avec les travaux de Friedrich Engels sur La Guerre des paysans en Allemagne), jusqu’à la structuration de la méthode sociologique à partir de l’étude du fait religieux (Émile Durkheim, Max Weber, Maurice Halbwachs), et les travaux de Pierre Bourdieu sur les fonctions sociales du religieux. Il énonce ensuite quelques hypothèses sur les causes de cet éloignement entre les deux champs, avec le déclin des sciences sociales d’inspiration marxiste d’un côté, et le développement de l’influence du paradigme de la sécularisation de l’autre : « l’accent mis sur les processus contemporains d’individualisation du religieux a pu faire oublier le poids des déterminants sociaux et laisser croire à une sorte d’autonomisation des expériences religieuses (ou “spirituelles”) vis-à-vis des structures sociales » (p. 13). Il présente enfin des pistes de travail pour renouer les liens : les travaux sur l’intersectionnalité (genre, classe, ethnicité, migration, religion) permettent une approche féconde des faits sociaux, aussi bien sur le plan religieux que sur le plan de l’analyse sociale ; les recherches sur les signes « survisibles » ou « invisibles » (p. 18) sont aussi des terrains fertiles, là où les enquêtes sur le religieux débouchent sur des analyses de trajectoires ou de catégories sociales, ou, inversement, quand le fait religieux s’impose sur des terrains d’enquête sociale ; la critique de la catégorie de « religion » et les luttes de classement qui l’entourent, enfin, qui placent les faits religieux comme encore pertinents pour appréhender ce qui peut ressortir de l’analyse de luttes de classes, ne serait-ce que sur les plans symboliques ou culturels.

3Le deuxième intérêt de l’ouvrage est la rigueur du cadre de l’étude et son unité, construite autour de trois parties clairement structurées, malgré la présence de onze contributions que peu de traits relient a priori. En premier lieu, « La fabrique des groupes » s’attache à rendre visibles les frontières sociales à l’œuvre dans la fabrique des groupes (quatre chapitres). Ensuite sont regroupées des contributions sur les logiques d’(in)distinction à l’intérieur de groupes sociaux, analysant en quoi des pratiques religieuses peuvent légitimer, ou contester, un ordre social (quatre chapitres). Enfin, par un changement d’échelle, du collectif à l’individuel, une troisième partie questionne le concept d’affinités électives. En montrant comment des superpositions ou des désajustements entre religions et classes sociales opèrent, ces chapitres revisitent les rapports de domination à l’aune des pratiques religieuses et à l’échelle de chaque groupe religieux, et donnent à voir des usages résolument différenciés du même religieux en fonction des positions sociales (trois chapitres). Dans cette unité construite, le lecteur ne pourra que se réjouir de la richesse des pistes de recherches ouvertes par les onze contributions. La confrontation à la diversité des espaces géographiques (Afrique, Amérique latine, Europe, Turquie), sociaux (ouvriers catholiques vs patronat protestant à Mazamet, par Stéphanie Maffre ; élites musulmanes ivoiriennes dans les quartiers résidentiels d’Abidjan, par Drissa Koné ; bourgeoisie catholique de la région parisienne, par Lorraine Bozouls ; oblats du monde rural en Turquie, par Gabrielle Angey ; paysans argentins catholiques, par Maureen Burnot ; populations pauvres intégrées à des Églises néo-pentecôtistes au Guatemala, par Thierry Maire ; employées musulmanes dans la restauration dans le massif des Rhodopes en Bulgarie, par Detelina Tocheva), et religieux (différents courants du christianisme, du judaïsme, de l’islam) permet une approche comparative stimulante : quel que soit l’arrière-plan religieux, on approche au plus près tant les mécanismes de distinction (ad intra/ad extra) ou d’intégration que les biens (y compris les biens du salut) visés, promis ou atteints (ici-bas, au-delà ; bien-être, biens symboliques, biens matériels, biens spirituels). Dans un tableau qui est pourtant a priori éclaté, le faisceau constitué dans l’ouvrage produit finalement un effet d’unité, en tout cas de cohérence, dans les enjeux qui se révèlent au fil des pages.

4Le troisième intérêt de l’ouvrage s’impose à l’esprit comme la singulière confirmation d’un fait déjà connu : l’importance des travaux de Bourdieu dans l’analyse de la religion. Cette importance peut être objectivée : l’introduction et sept des onze contributions s’appuient sur un ou des travaux de Bourdieu pour structurer l’analyse de leurs données de terrain, aussi bien que pour fonder leur propre méthodologie. Elle peut aussi être précisée : si Bourdieu a formellement peu écrit sur le terrain religieux stricto sensu (« Une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », European Journal of Sociology, 1971 ; « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 1971 ; avec Monique de Saint-Martin, « La sainte famille. L’épiscopat français dans le champ du pouvoir », ARSS, 1982 ; « La dissolution du religieux », dans Choses dites, 1987), le religieux au sens large comme fait social majeur parcourt l’ensemble de son œuvre, depuis la légitimation de la position sociale occupée dans les théodicées des privilèges, reprise de Weber (Contre-feux. Propos pour servir à la résistance contre l’invasion néo-libérale, 1998), l’analyse des dispositions culturelles et de la culture légitime, incluant les pratiques religieuses (La distinction. Critique sociale du jugement, 1979), ou bien encore l’exposé méthodique des systèmes de croyances comme structurant l’espace social (« Sociologues de la croyance et croyances de sociologues », ARSS, 1987).

5Bourdieu est évoqué ici comme un sous-texte qui nourrit les textes rassemblés, mais on pourrait étendre cette perspective à une manière de faire de la sociologie : même s’ils sont moins présents, on retrouve également dans les notes de bas de page de l’ouvrage les noms de Stéphane Beaud, Robert Castel, Jacques Lagroye, Gérard Mauger, Jean-Claude Passeron, Agnès van Zanten, si l’on s’en tient à des auteurs de l’espace francophone (qui ne sont pas, tant s’en faut, les seuls mobilisés). « Les théodicées sont toujours des sociodicées », comme le mentionnent deux contributions (p. 207, p. 275). Véronique Altglas, dans sa contribution sur le Centre de la Kabbale (p. 275-296) est l’une des contributrices qui formalisent le plus l’usage et la critique de l’apport de Bourdieu. « Les théodicées sont-elles seulement des sociodicées ? », questionne-t-elle (p. 276). Les croyances ont-elles un effet sur le social ? Deux pistes de réponse sont rapidement évoquées : les théodicées peuvent certes contribuer à maintenir un ordre social (pour les dominants, comme pour les dominés, du même groupe religieux), mais les effets de croyances sur les conduites varient surtout en fonction du capital culturel, social et économique mobilisable par les individus.

6Le pari initial de l’ouvrage semble tenu sur un aspect fondamental : les études proposées démontrent à quel point l’articulation entre religions et classes sociales facilite la compréhension de la fabrique des groupes sociaux et leur hiérarchisation. Oui, il apparaît que l’analyse des faits religieux aide à rendre visibles les frontières sociales à l’œuvre dans la fabrique des groupes ou dans la distinction à l’intérieur de ces groupes : le voile dans certains contextes sociaux français, par Julien Beaugé ; l’éthos politico-religieux d’une bourgeoisie catholique traditionnelle ultra-représentée dans les corps d’officiers de l’armée française, Christel Coton ; les modalités du culte de saints « officieux » dans la province de Corrientes en Argentine, Maureen Burnot ; les modalités sociogéographiques de la diffusion différenciée du hassidisme en région parisienne, Lucine Endelstein. L’analyse croisée des données sociales et religieuses donne à voir avec beaucoup de finesse la formation des frontières sociales, la genèse des groupes, et jusqu’aux délimitations des frontières intérieures au groupe. Sur un deuxième aspect, le lecteur pourra rester davantage sur sa faim : la description des artefacts religieux, pratiques, lieux, rapport au sensible aussi bien qu’à l’intime, croyances, toute cette anthropologie concrète du religieux semble rester un arrière-plan peu documenté dans ces études, sauf exception. Mais sans doute est-ce la contrainte du format de l’ouvrage qui ne permet pas à des études circonscrites d’aller à ce niveau de description et d’analyse.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Weiser, « Anthony Favier, Juliette Galonnier et Ana Perrin-Heredia (dir.), Religions et classes sociales », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 212-214.

Référence électronique

François Weiser, « Anthony Favier, Juliette Galonnier et Ana Perrin-Heredia (dir.), Religions et classes sociales », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 13 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76727 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138tp

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Auteur

François Weiser

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