Frédéric Gautier, La famille, la cité, l’école et la mosquée. Sociogenèse de la religiosité d’un jeune musulman aujourd’hui
Frédéric Gautier, La famille, la cité, l’école et la mosquée. Sociogenèse de la religiosité d’un jeune musulman aujourd’hui, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2024, 193 p.
Texte intégral
1Frédéric Gautier retrace dans son ouvrage une « histoire de vie » (p. 25) ordinaire, un récit qui n’a « rien d’“exceptionnel” » (p. 26), mais n’en reste pas moins un « cas singulier » (p. 27). L’auteur rencontre Tarik, le protagoniste principal, alors qu’ils enseignent tous les deux au sein d’un établissement français à l’étranger. Trois éléments amènent Gautier à s’intéresser à Tarik. En premier lieu, son parcours scolaire et professionnel. Tarik a grandi dans un HLM en Seine-Saint-Denis au début des années 1990. Ses parents, qui ont connu un parcours de migration depuis le Maghreb, n’ont pas réalisé d’études supérieures. Devenir professeur des écoles témoigne donc d’une véritable ascension économique et sociale pour lui, portant à s’interroger sur ce qui l’a rendue possible. Deuxièmement, le départ de Tarik de la France : quelles raisons l’ont poussé à s’expatrier ? Quelles ressources a-t-il dû mobiliser pour y parvenir ? Le troisième point – le plus important selon l’auteur – questionne le rapport de Tarik à la religion et la manière dont celle-ci informe de ses conduites. Tarik se positionne dans une orthopraxie musulmane, ce qui interpelle Gautier, un « athée convaincu » (p. 13) éprouvant par principe une forme de méfiance « à l’égard des croyances, pratiques et institutions religieuses ». L’ouvrage est ainsi l’occasion de revenir sur les fluctuations de la religiosité du jeune musulman en la réinscrivant dans les contextes sociaux qu’il a fréquentés. Une dizaine d’entretiens avec Tarik a donc été réalisée, afin de « [r]endre compte des manières d’être, d’agir, de penser et de croire de cet individu » (p. 37). Gautier souhaite répondre à une « insatisfaction » et à des « doutes » face à des « simplifications, représentations réductrices et amalgames » (p. 18) concernant les musulman·es en France. Cette volonté est partagée par Tarik, qui exprime néanmoins une lassitude à devoir se justifier et donner des « gages de bonne conduite » (p. 22).
2Chaque chapitre propose d’explorer une instance socialisatrice de la vie de Tarik, à commencer par l’espace de relégation dans lequel il a grandi (chapitre 1). L’auteur le caractérise notamment par une intense activité policière, marquée par des contrôles d’identité fréquents, créant un sentiment d’humiliation chez Tarik. Si ce dernier associe ces contrôles à une pluralité de causes, Gautier affirme quant à lui qu’ils témoignent moins d’un « processus de racialisation (ce ne serait pas en tant qu’“Arabe” ou musulman qu’il est ciblé) que la victime d’une catégorisation sur des bases sociales et territoriales (il serait d’abord vu comme un jeune de cité) » (p. 53-54).
3Tarik est ensuite situé par l’auteur en tant qu’« enfant de la démocratisation scolaire » (chapitre 2). Le rapport positif à l’école développé dans l’enfance est remis en question au lycée, du fait d’une « demi-acculturation » (p. 78). Si Tarik devient le premier de sa famille à intégrer l’université en licence STAPS, les difficultés sont grandes et se ressentent sur sa santé mentale. Il tente alors de passer le concours pour enseigner l’éducation physique et sportive, mais après plusieurs échecs, envisage l’expatriation.
4Pendant ces années d’études, Tarik accorde une place importante à la sociabilité amicale et amoureuse (chapitre 3). Il décrit son collège comme un espace socialement mixte, dans lequel les élèves visibilisent de manière humoristique les rapports sociaux de race qui les traversent. Une fois à l’université, cette mixité sociale s’amenuise, et Tarik est confronté à des pratiques et des comportements vécus comme stigmatisants et discriminatoires. Si Tarik explique cette discrimination par le fait d’appartenir à des « minorités visibles », pour le sociologue, c’est à nouveau une lecture par la classe qui prime. Le chapitre se termine en décrivant les aspirations affectives de Tarik, tout en insistant sur son abstinence sexuelle qu’il motive par ses principes religieux. L’auteur met néanmoins en doute cette justification, car selon lui, ces principes religieux ne sont pas nécessairement la cause, mais la conséquence de sa chasteté, participant à une forme de rationalisation de ses échecs amoureux. Non étayée empiriquement, cette hypothèse, aussi intéressante qu’elle puisse être, semble ne pas prendre au sérieux les propos de Tarik.
5La carrière religieuse de Tarik est présentée en fin d’ouvrage (chapitre 4). Sa « réaffiliation » (p. 169) à l’islam vers 12-13 ans procède à la fois d’une continuité familiale et d’une rupture avec une approche qualifiée de « culturelle ». Il s’ensuit une période d’« initiation religieuse » (p. 172) par le biais de ses pairs, puis de « consolidation-confirmation » (p. 177) par l’approfondissement de son savoir religieux et de sa pratique. La dernière étape de sa carrière témoigne d’une « affirmation » (p. 180) de sa religiosité, qui lui permet de tirer des capitaux symboliques de son investissement. Lorsque Tarik explique son rapport à l’islam au sociologue, il affirme rechercher une forme d’authenticité en se référant au texte et en évacuant son interprétation personnelle. Gautier reprend ces propos, sans les problématiser, et soutient que cela relève d’un « zèle » (p. 145). Pour autant, selon lui, l’approche de Tarik reste ouverte à l’altérité « parce qu’il a appris et intériorisé les “Valeurs de la République” – et non pas simplement parce que la tradition prophétique le commande » (p. 150). S’il est probable que les valeurs morales guidant Tarik soient effectivement influencées par de multiples instances dont l’école, la prééminence de celle-ci par rapport à d’autres instances socialisatrices n’est pas justifiée dans le discours de l’auteur (qui n’est d’ailleurs pas celui de Tarik). La définition des concepts (celui de « Valeurs de la République) est également laissée floue. En conclusion de l’ouvrage, Gautier affirme que Tarik « déjoue bien des stéréotypes » (p. 189), puisque son parcours s’éloigne de certains déterminismes sociaux.
6Si ce récit est intéressant par son matériau, sa lecture soulève des objections épistémologiques et méthodologiques, d’abord du fait d’une mise en concurrence des rapports sociaux de race et de classe, qui invisibilise par ailleurs le genre. L’auteur reconnait l’imbrication de ses rapports (p.140), mais leur analyse est quasiment inexistante dans le livre. Plus précisément, les « processus de racialisation » (p. 101) sont parfois mentionnés, mais ne permettent pas selon l’auteur d’expliquer le vécu discriminatoire de Tarik : la race et la racialisation du religieux en tant que rapports sociaux essentialisants et hiérarchisants sont régulièrement laissées de côté par l’auteur malgré les récents apports de la littérature sur le sujet (Tersigni et al., 2019 ; Brun et Cosquer, 2022). Plutôt qu’une intersection entre classe et race (Lépinard et Mazouz, 2021), l’auteur défend la prééminence de la classe au point de contredire Tarik en entretien (p. 53-54), rejouant un antagonisme scientifique déjà identifié (Clair, 2022). Le genre est lui aussi mobilisé comme un concept plus descriptif qu’analytique, alors même que le parcours de Tarik reflète la négociation de divers types de masculinités.
7Un autre point critiquable est la reprise d’un lexique et d’un type d’interrogations médiatiques pour parler de l’islam, qui révèlent l’empreinte de l’agenda politique dans la recherche d’un auteur qui se présente comme un non-spécialiste (p. 7). Si l’auteur prévient en introduction son lectorat contre l’usage des termes « radical », « islamisme » ou « intégrisme » qui sont « aussi répandus qu’incertains » (p. 13), les chapitres qui suivent n’explicitent pas toujours les catégories utilisées, notamment lorsqu’il parle de « zèle » (p. 144), de « rigorisme » (p. 152) ou de « modération » (p. 189). De manière générale, la question qui semble sous-tendre l’intérêt de Gautier porte sur la compatibilité entre l’islam et la République : or, cette question naturalise le présupposé d’un « problème musulman » (Hajjat et Mohammed, 2013) plus qu’il n’en interroge sa construction.
8C’est, enfin, la posture du sociologue qui fait problème dans cet ouvrage. En introduction, l’auteur affirme qu’il souhaite rester neutre. Quand Tarik lui demande ce que cela signifie, il répond : « La neutralité, entre guillemets, c’est juste entendre les gens… et ne pas juger » (p. 23). Pour autant, l’auteur s’éloigne parfois de la « neutralité axiologique » (Weber, 2003) qui sous-tend la démarche scientifique, en émettant des jugements normatifs sur le rapport de Tarik à l’islam : le sociologue semble alors s’attribuer la tâche d’attester sa « respectabilité » (Dazey, 2021). Cette démarche témoigne d’une « bonne volonté » du sociologue colorée de paternalisme, qui lui fait oublier l’imposition de ses propres idéaux et valeurs morales. Or, la sociologie des sociologues consiste à comprendre ce qu’ils et elles engagent dans leur recherche (Bourdieu 1987). Si l’auteur initie une démarche réflexive en introduction, on peut regretter que son propre statut de sociologue, ses capitaux culturels et économiques, son athéisme de rigueur, sans parler de son âge, restent des angles morts de l’analyse de ses échanges avec Tarik.
Pour citer cet article
Référence papier
Jeanne Leblay, « Frédéric Gautier, La famille, la cité, l’école et la mosquée. Sociogenèse de la religiosité d’un jeune musulman aujourd’hui », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 218-220.
Référence électronique
Jeanne Leblay, « Frédéric Gautier, La famille, la cité, l’école et la mosquée. Sociogenèse de la religiosité d’un jeune musulman aujourd’hui », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76758 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138ts
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