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Comptes rendus

Stéphane Lacroix, Le crépuscule des saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte

Paris, CNRS Éditions, 2024, 423 p.
Thomas Pierret
p. 232-234
Référence(s) :

Stéphane Lacroix, Le crépuscule des saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte, Paris, CNRS Éditions, 2024, 423 p.

Texte intégral

1Auteur d’une monumentale histoire de l’activisme politico-religieux en Arabie Saoudite (Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée, 2010), Stéphane Lacroix consacre cette fois au salafisme en Égypte une étude qui, par son envergure et sa richesse documentaire, n’a rien à envier à la précédente. Rappelant la surprise qu’avait constituée, lors des élections consécutives à la révolution de 2011, l’obtention de plus d’un quart des voix par la coalition du parti salafiste al-Nour, l’auteur retrace l’histoire du mouvement alexandrin dont est issu ce dernier, la Prédication salafiste. Il livre aussi, plus largement, une analyse des différentes phases qui, de la fin du xixe siècle à l’orée du xxie, ont vu les salafistes imposer graduellement une forme d’hégémonie sur le champ religieux égyptien. Ce faisant, il jette aussi un éclairage original sur l’histoire d’autres acteurs du même champ (université d’al-Azhar, Frères musulmans, groupes islamistes armés) en mettant à profit de nouvelles sources écrites et orales devenues accessibles durant la brève parenthèse démocratique qu’a connue le pays entre 2011 et 2013.

2La démarche chronologique de Lacroix lui permet de proposer une archéologie (au sens foucaldien du terme) du salafisme. Approfondissant les réflexions d’Henri Lauzière et Aaron Rock-Singer sur ce sujet, il montre ainsi comment se sont transformées non seulement les préoccupations des salafistes, mais également la manière dont ces derniers ont conçu la nature même de leur projet religieux. À l’origine, le salafisme égyptien est incarné par une petite élite d’oulémas et d’intellectuels essentiellement intéressés par des questions de credo (‘aqida). Comme les wahhabites saoudiens, auxquels ils sont étroitement liés, ils défendent les positions littéralistes du hanbalisme théologique contre la doctrine ach’arite, dominante en Égypte, qui prône l’exégèse métaphorique des attributs divins. À l’instar des wahhabites, ces premiers salafistes dénoncent avec force les préceptes et rituels soufis, assimilés à de l’idolâtrie. Ils opèrent principalement dans le champ éditorial, engageant ce que Lacroix qualifie de « bataille des corpus » : ils éditent et diffusent des textes de la tradition néo-hanbalite (celle du savant médiéval damascène Ibn Taymiyya et de ses élèves et héritiers, dont les wahhabites), jusqu’alors méconnue ou mise à l’index. Si, comme le célèbre Rashid Rida, certains d’entre eux sont initialement proches du modernisme islamique (raison pour laquelle ce dernier sera longtemps qualifié de « salafiste » par les chercheurs occidentaux), les deux courants se dissocient dans l’entre-deux-guerres. Celui-ci voit, en 1926, la création de la première association salafiste égyptienne, Ansar al-Sunna al-Muhammadiyya (« les Partisans de la Sunna Muhammadienne »). L’auteur montre qu’à l’origine (et c’est notamment là qu’apparaît l’intérêt de sa démarche archéologique), l’organisation est tout entière dévouée à son combat théologique et se préoccupe fort peu d’orthopraxie, c’est-à-dire de la régulation minutieuse des comportements individuels (notamment dans la manière de se vêtir et de porter la barbe) qui deviendra l’un des signes distinctifs du salafisme dans les dernières décennies du xxe siècle. Plus remarquable encore, Lacroix montre que ce souci d’orthopraxie émerge en réalité au sein d’une organisation concurrente et non salafiste, al-Jam’iyya al-Shar’iyya. Il offre ainsi un correctif utile (mais qui aurait pu être poussé plus loin, on y reviendra) aux usages abusifs de l’adjectif « salafiste » observés depuis les années 2000 dans la littérature académique, où toute expression ultra-normative de l’islam se trouve souvent assimilée au salafisme ou à l’influence de ce dernier.

3La seconde phase identifiée par l’auteur est celle des années 1970. Alors que cette dernière est connue, parmi les chercheurs et les islamistes eux-mêmes, comme celle du « réveil islamique », Lacroix y voit pour sa part celle d’un « réveil salafiste », manière de souligner que l’influence de ce courant a jusqu’ici été sous-estimée dans les analyses de cette période. Les salafistes exploitent alors le vide créé dans le champ religieux, sous la présidence de Nasser, par la mise sous tutelle d’al-Azhar et des confréries soufies, ainsi que par la répression des Frères musulmans. Leurs doctrines imprègnent dès lors fortement les « groupes islamiques » (gamaat islamiyya) qui fleurissent sur les campus, ainsi que les organisations violentes (Groupe Islamique, au singulier, et Organisation du Jihad) dont le principal fait d’armes sera l’assassinat du président Sadate en 1981.

4S’ouvre, à ce moment, une troisième phase qui voit le salafisme s’incarner dans un mouvement structuré, la Prédication salafiste. Cette dernière est fondée par des activistes qui rejettent à la fois la violence des radicaux et le pragmatisme des Frères musulmans. Ils reprochent à ces derniers leur relative indifférence aux questions doctrinales et leur focalisation sur des objectifs politiques plutôt que sur l’édification religieuse des fidèles. Des Frères, la Prédication salafiste conserve néanmoins le souci de bâtir une organisation de masse et l’idée que le message porté par cette dernière (en l’occurrence, le salafisme) n’est pas une simple doctrine religieuse (comme pouvaient l’entendre les salafistes du début du xxe siècle), mais bien une idéologie, c’est-à-dire un système de pensée permettant d’appréhender les différents aspects, sociaux, économiques et politiques, du monde contemporain.

5S’éloignant momentanément de la Prédication salafiste, Lacroix montre ensuite comment, sous la présidence de Hosni Moubarak (1981-2011), le salafisme se répand pour devenir un trait majeur de la religiosité populaire égyptienne et, partant, atteindre l’apogée de son influence dans le champ religieux du pays. Il le doit à l’entrecroisement de divers facteurs : la relative bienveillance des autorités vis-à-vis d’un courant dont les leaders considèrent que la loyauté au pouvoir est le meilleur moyen d’assurer le succès de leur prédication ; l’inscription de l’Égypte, notamment via ses nombreux travailleurs émigrés, dans une « économie du salafisme » centrée sur l’Arabie Saoudite ; et l’apparition de nouveaux médias comme les chaînes satellitaires privées, dont les prêcheurs salafistes usent avec brio, au point, pour certains d’entre eux, de devenir des superstars.

6Dans le reste de l’ouvrage, outre un chapitre consacré à l’éphémère mouvement « salafiste révolutionnaire » de Hazem Abou Ismail, l’auteur explique deux décisions, en apparence déroutantes, prises par la Prédication salafiste après la révolution de 2011. La première est de fonder un parti, al-Nour, et de prendre part aux élections, alors que le mouvement avait toujours mis en garde ses adeptes contre la participation à la compétition politique. La seconde décision est de soutenir le coup d’État militaire de 2013 contre le gouvernement élu des Frères musulmans, prélude à une répression sévère contre une large portion de l’activisme islamique égyptien. Pour rendre compte de ces choix (et plus généralement pour comprendre la stratégie des organisations salafistes égyptiennes durant le siècle écoulé), l’auteur emprunte à la sociologie pragmatique le concept de « grammaire », définie par Cyril Lemieux comme « l’ensemble des règles que les acteurs tendent à respecter dans leur pratique. » En l’occurrence, la Prédication salafiste règle son action sur une grammaire que Lacroix qualifie de « puriste », au sens où elle est orientée vers la purification des croyances et pratiques religieuses, un objectif lui-même servi par une entreprise de prédication. En d’autres termes, la Prédication salafiste poursuit des objectifs situés dans le champ religieux et ne voit dans le politique qu’un instrument au service de ces ambitions religieuses : participer aux élections c’est, en 2011, une manière de faire contrepoids à des Frères musulmans qui, s’ils arrivent au pouvoir, posséderont de puissants leviers institutionnels pour redessiner le champ religieux à leur avantage ; le soutien au putsch du général Sissi deux ans plus tard s’explique, quant à lui, par l’espoir que ce dernier éliminera les Frères (ce qu’il fera) et récompensera la loyauté des salafistes en leur confiant les clés du champ religieux (ce qu’il se gardera bien de faire).

7Parmi les rares reproches que l’on puisse faire au Crépuscule des saints figure une tendance de l’auteur à amplifier (involontairement) l’hégémonie du salafisme en lui amalgamant des courants qui, s’ils partagent avec lui des traits communs, n’en restent pas moins distincts. Or, Lacroix présente ces courants comme des sortes d’invertébrés doctrinaux ou, pour reprendre la métaphore grammaticale des pragmatistes, comme des acteurs asyntaxiques. Plus concrètement, alors que l’auteur souligne (à raison) le caractère central des questions de doctrine religieuse dans la logique d’action des salafistes, il paraît suggérer que certains de leurs interlocuteurs n’y accordent guère d’importance et se laissent volontiers absorber dans l’orbite des premiers. C’est particulièrement le cas du Tabligh, un mouvement de prédication d’origine indienne et théologiquement maturidite (une école proche de l’ach’arisme), mais dont Lacroix affirme que ses branches opérant dans la péninsule arabique et en Égypte auraient embrassé le hanbalisme théologique. C’est contestable : lorsqu’ils prennent du grade dans l’organisation, les missionnaires du Tabligh effectuent des stages dans les centres du mouvement du sous-continent indien, où ils reçoivent une formation strictement maturidite. Si, une fois de retour dans des environnements religieux fortement « salafisés », ils restent discrets sur le sujet, c’est moins par mimétisme que parce qu’un point central de la « grammaire » de leur propre organisation est d’éviter les controverses et de se concentrer sur les points d’accord entre musulmans. De plus, durant les dernières décennies du xxe siècle, l’influence (notamment financière) exercée par l’Arabie Saoudite sur les réseaux de prédication islamiques à travers le monde a encouragé ces derniers à mettre sous le boisseau leurs éventuelles divergences dogmatiques avec le wahhabisme. Les temps ont bien changé, comme le souligne d’ailleurs Lacroix en conclusion de son ouvrage, où il évoque notamment la modernisation autoritaire imposée au discours religieux par le prince héritier Muhammad bin Salman. D’autres facteurs, comme la révulsion provoquée par les exactions de l’organisation de l’État islamique, ont contribué à fragiliser la norme salafiste : à la marge seulement, écrit Lacroix, mais certaines évolutions récentes, comme la réhabilitation des écoles de jurisprudence malékite et chaféite par certains salafistes du Maroc et de Syrie, suggèrent que le mouvement est peut-être plus profond qu’il ne l’affirme.

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Pour citer cet article

Référence papier

Thomas Pierret, « Stéphane Lacroix, Le crépuscule des saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 232-234.

Référence électronique

Thomas Pierret, « Stéphane Lacroix, Le crépuscule des saints. Histoire et politique du salafisme en Égypte », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 13 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76833 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138ty

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Auteur

Thomas Pierret

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