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Comptes rendus

Michel Lauwers, Labeur, production et économie monastique dans l’Occident médiéval. De la règle de saint Benoît aux Cisterciens

Turnhout, Brepols, coll. « Études médiévales de Nice », 2021, 600 p.
Daniel-Odon Hurel
p. 238-240
Référence(s) :

Michel Lauwers (dir.), Labeur, production et économie monastique dans l’Occident médiéval. De la règle de saint Benoît aux Cisterciens, Turnhout, Brepols, coll. « Études médiévales de Nice », 2021, 600 p.

Texte intégral

1L’entreprise collective ici présentée constitue un ouvrage indispensable à tout historien du monachisme. En effet, son objet, la question du travail, est de la toute première importance à la fois pour l’histoire de la tradition bénédictine au Moyen Âge et pour la construction historiographique de cette notion de « travail » monastique, en particulier dans les relectures et les restaurations du xixe siècle. Il en est du travail dans ce milieu comme de la prière : il s’agit d’un point central, évoqué à toute période, dont l’analyse anthropologique rejoint l’indissociabilité des deux éléments proposés dans Règle bénédictine et ses relectures successives. Le défi est donc de taille et justifie la cohérence de l’œuvre et la présence d’une quinzaine de contributions qui ambitionnent de retrouver la définition du travail dans le monde monastique médiéval et donc, en quelque sorte, dans la société médiévale dans son ensemble. Dans cette perspective, l’ouvrage s’attache véritablement à l’articulation entre les activités des religieux et celles imposées aux laïques, paysans, en charge de cultiver les terres monastiques. L’enjeu est aussi de prendre en compte la réalité sociale des enclos, incluant les familiers et autres laïques.

2Cette déconstruction passe d’abord par l’analyse de la sémantique des activités humaines à l’époque médiévale, au-delà de la construction moderne, entre labor « manuel » et opus « intellectuel et spirituel », une construction qu’illustre parfaitement la fameuse « querelle » des études et du travail manuel au xviie siècle, entre les Mauristes et Rancé, mais une construction ou une bipolarité qui apparait au Moyen Âge et qui semble être, dès le xiie siècle et le monde cistercien, déterminante. Cependant, ce labor monastique s’inscrit dans des territoires fonciers dont la gestion de l’exploitation et celle de la production nécessitent une approche tout aussi sociale que sémantique. L’ouvrage ici est donc bien en premier lieu une déconstruction collective de ce qui a abouti à l’image de la formule forgée au xixe siècle, en particulier chez dom Maur Wolter, abbé fondateur de Beuron, Ora et labora, qui se traduit par la fortune des religieux civilisateurs et défricheurs, chers à Montalembert et encore bien présents dans L’histoire de l’Ordre de Saint-Benoît de dom Philibert Schmitz publiée dans les années 1950. Trois parties illustrent parfaitement cette approche : les mots qui définissent les activités humaines, l’organisation du travail et bien entendu l’interrogation sur la réalité de ce que l’on a souvent appelé la « révolution cistercienne ».

3Les analyses précises du vocabulaire employé pour désigner les formes du travail ou du labeur dans les textes monastiques des vie-xiie siècles dessinent, au-delà des évolutions sémantiques, des relectures spécifiques de la Règle bénédictine, en particulier à l’époque carolingienne. Opus, labor et servitium sont autant de termes qui croisent la nécessité et la réalité du travail et ses interprétations spirituelles et théologiques pour le moine (Nicolas Perreaux), autant d’éléments de définition qui s’inscrivent aussi dans une dimension scripturaire et patristique, à l’image de Paul, mais aussi des modèles cassinien et augustinien (Emmanuel Bain). L’interrogation sur les relectures carolingiennes de la Règle bénédictine est particulièrement éclairante, en particulier chez Benoît d’Aniane, Smaragde et Hildemare (Isabelle Rosé) : insistance sur l’alternance entre le travail et la lectio, sur la nécessaire soumission du corps à l’effort, sur l’abandon de la volonté propre, sur la rupture avec le siècle. Cette période semble offrir au monachisme médiéval sa physionomie stabilisée que vient couronner en grande partie le moment clunisien. En effet, ces commentaires tout comme les conciles d’Aix de 816-817 sont d’une importance capitale dans la promotion d’une véritable « culture du travail » monastique qui marque tout l’Occident, parallèlement ou conjointement avec la « liturgisation » et la « sacerdotalisation » du monachisme bénédictin. L’élargissement de cette étude lexicale à des textes extérieurs au monde monastique (la schedula diversarum artium) et à divers textes en langue d’oïl issus du milieu cistercien des xii-xive siècles (Thibaut de Marly, Hélinand de Froidmont, la Queste du saint Graal et Guillaume de Digulleville) grâce aux contributions de Ludolf Kuchenbuch et de Stéphanie Le Briz-Orgeur, permet de répondre à l’exigence méthodologique de ce volume, une analyse sociologiquement contextualisée de cette notion de travail.

4Plus qu’un préambule, cette première partie permet d’entrer dans la réalité matérielle et économique de l’organisation même du labeur alors que l’articulation entre pratique collective de la prière et nécessité de subsistance autarcique est toujours en jeu durant tout le Moyen Âge (Michel Lauwers). À Cluny comme à Cîteaux, l’organisation par le monastère d’activités de production, de transformation et d’échange ne fait pas de doute même si en effet les approches sont assez différentes, le souci étant de rendre compatibles le travail manuel et la séparation du monde. Cette question de l’opus manuum ou du labor manuum constitue un élément récurrent et structurant dans les discours postérieurs, en particulier dans les périodes de réformes religieuses et de relectures, au xviie siècle, d’une part, mais aussi, d’autre part, au xixe siècle, chez Dom Guéranger, à Solesmes, et dans l’œuvre du Père Muard, à la Pierre-qui-Vire, et, plus visiblement encore, chez les trappistes, héritiers de Rancé et d’Augustin de Lestrange. Cette approche de la réalité du travail en milieu monastique passe aussi par une analyse précise de la spatialité des lieux, en lien avec l’environnement direct de leurs implantations (Carlo Citter), par une approche sociologique et anthropologique du travail, entre l’opus manuum des moines dans le monastère et le labor agrorum des laïcs dépendants des abbayes (Nicolas Schroeder et Lorenzo Tabarrini), autant au ixe siècle à Wissembourg qu’en Toscane aux xie-xiiie siècles.

5Conséquence de cela, une nécessaire interrogation sur la notion même de « révolution cistercienne », objet de la troisième partie de l’ouvrage. Dans ce cadre, un nouvel examen des textes fondateurs cisterciens dans leur interprétation de la Règle bénédictine, en particulier du chapitre 48, devient nécessaire (Cécile Caby), en lien à ce qui est écrit précédemment au sujet de la période carolingienne : les activités agricoles par les moines eux-mêmes constitueraient alors le véritable moyen englobant à la fois l’obéissance à la Règle et la conception autarcique de l’économie communautaire, et définissant aussi une montée en puissance dans le monde monastique de la notion de « production ». C’est bien dans le cadre de cette redéfinition de l’équilibre monastique autour du travail que l’on peut saisir l’originalité et la justification des convers (Didier Panfili), grâce à l’analyse de fonds d’archives spécifiques des xii-xiiie siècles qui révèle aussi de véritables clivages sociaux entre moines et convers cisterciens et qui conduit à remettre en cause le cliché du moine au travail des champs dans l’iconographie cistercienne médiévale des années 1110-1135 par son analyse exégétique et littéraire (Alessia Trivellone, Stéphanie Le Briz-Orgeur).

6Au terme de cet ouvrage, c’est bien une déconstruction historiographique qui a été engagée, et qui est aussi porteuse de nouveaux savoirs, non pas pour justifier cette succession d’analyses, mais bien plutôt pour inviter les historiens du monachisme moderne et contemporain à interroger la réalité terminologique, économique, théologique et spirituelle de ces notions, aussi bien chez les trappistes que chez dom Guéranger et Jean-Baptiste Muard dans un même xixe siècle. Le mythe du moine civilisateur mérite une véritable enquête dans l’ensemble des écrits de ce siècle, écrits qui s’inspirent aussi de l’écriture mémorielle des moines de l’époque moderne, qu’il s’agisse bien entendu des monographies mauristes, mais aussi de certains textes cisterciens du xviiie siècle (dom Dorothée Jalloutz à Sept-Fons). Ce discours sur le travail est illustré par le cas ponctuel, mais révélateur d’un devoir inédit, du tout jeune Adalbert de Vogüé, alors jeune moine à la Pierre-qui-Vire, en 1949 (Patrick Henriet). Au regard de la place historiographique du moine civilisateur ou du moine bâtisseur, le Père Adalbert, en remettant en cause cette fonction historique du monachisme, apparait comme résolument moderne dans ses intuitions ; une modernité confrontée à cet héritage dans lequel il est formé, mais qui est aussi une sorte de prélude à sa relecture future de la Règle bénédictine et de la littérature monastique ancienne. Ces évolutions ainsi soulignées mériteraient d’être mises en perspective avec la multiplication des photographies du xixe et des premières décennies du xxe siècle évoquant et donnant à voir les moines au travail, dans les champs ou dans les bâtiments, qui semblent valoriser le moine au travail, dans l’enclos monastique, en communauté et en esprit d’obéissance. L’ouvrage invite aussi à revisiter en profondeur la querelle des études entre Rancé et les Mauristes en reprenant la même méthode d’analyse du vocabulaire : face à ce que l’on peut appeler « l’utilitarisme » mauriste du travail intellectuel au profit de l’Église, comme l’affirment Mabillon et nombre de ses confrères, Rancé envisage le travail manuel dans sa dimension essentiellement pénitentielle, esprit de pénitence et de séparation du monde qui est, aux yeux du réformateur de la Trappe, la définition même du monachisme.

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Pour citer cet article

Référence papier

Daniel-Odon Hurel, « Michel Lauwers, Labeur, production et économie monastique dans l’Occident médiéval. De la règle de saint Benoît aux Cisterciens », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 238-240.

Référence électronique

Daniel-Odon Hurel, « Michel Lauwers, Labeur, production et économie monastique dans l’Occident médiéval. De la règle de saint Benoît aux Cisterciens », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/76853 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138u1

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Auteur

Daniel-Odon Hurel

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