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Comptes rendus

Mercè Prats, Pierre Teilhard de Chardin. Biographie

Paris, Salvator, 2023, 305 p.
Yvon Tranvouez
p. 279-281
Référence(s) :

Mercè Prats, Pierre Teilhard de Chardin. Biographie, Paris, Salvator, 2023, 305 p.

Texte intégral

1Le sous-titre en dit plus long qu’il n’y paraît. Après avoir étudié, dans un précédent ouvrage (Une parole attendue, 2022, chez le même éditeur), la circulation souterraine des écrits polycopiés du père Teilhard de Chardin, Mercè Prats s’attache ici à retracer au plus près la vie de ce jésuite hors normes, l’un des plus controversés et des plus intrigants de l’époque contemporaine. La tâche n’était pas simple, Teilhard, né en 1881 et mort en 1955, ayant longtemps été noyé dans le teilhardisme. Adulée ou abhorrée, sa pensée fut d’autant plus controversée qu’elle s’exprimait dans des textes disparates : d’un côté, des articles proprement scientifiques parus dans les revues savantes auxquelles collaborait le paléontologue qu’il était devenu au terme de ses études ; de l’autre, des manuscrits théologiques audacieux cherchant à concilier la foi et la science moderne, en somme des ballons d’essai dont la plupart, restés inédits, étaient diffusés sous le manteau dans des réseaux catholiques où ils étaient reçus comme autant de ballons d’oxygène. Pourtant Teilhard, bien que constamment suspect, n’a jamais été condamné. Profitant symboliquement de sa réputation sulfureuse et de la clandestinité de ses écrits, « il a toujours su esquiver les tirs » des autorités religieuses, observe justement l’auteur (p. 253). Mais il a dû faire avec les lignes de défense de l’institution : il n’a publié aucun livre, les deux seuls qu’il a conçus comme tels, Le Milieu divin et Le Phénomène humain, n’ayant pas franchi le barrage de la censure ecclésiastique. C’est l’édition posthume de ses œuvres au Seuil qui a attiré les foudres romaines, avant de connaître, à la faveur du climat conciliaire des années 1960, un succès aussi fulgurant qu’éphémère, cette pensée du progrès se trouvant bientôt emportée par la vague structuraliste.

2Le plan chronologique choisi par l’auteur souligne qu’après son enfance dans une pieuse famille auvergnate et son adolescence au collège jésuite de Mongré, Teilhard de Chardin a presque toujours été loin des milieux catholiques français dont Rome a craint, de manière récurrente, qu’il n’eût sur eux une influence délétère. Formation jésuite en Angleterre à cause de l’exil des congrégations, trois ans de régence en Égypte, guerre de 14-18 pendant laquelle il sert comme brancardier, missions scientifiques en Chine, exil américain : en raison des circonstances, des opportunités professionnelles ou des stratégies d’éloignement par lesquelles la Compagnie de Jésus s’emploie à lui éviter des ennuis, Teilhard est ailleurs. Mais cet ailleurs est déstabilisant. À Pékin, en 1926, il assiste à la conférence d’un collègue paléontologue professeur à Harvard : « Je songeais, écrit-il à sa cousine Marguerite Teillard-Chambon, à l’abîme qui sépare le monde intellectuel où je me trouvais et dont je comprenais la langue, du monde théologique et romain dont l’idiome aussi m’est connu. Après un premier choc à l’idée que celui-ci pût et dût être aussi réel que celui-là, je me suis dit que maintenant j’étais peut-être capable, en parlant la première langue, de lui faire exprimer légitimement ce que l’autre garde et répète dans ses paroles devenues pour beaucoup incompréhensibles » (cité p. 108). Légitimement : c’est précisément ce qu’on ne lui a pas reconnu.

3Qu’elle soit géographique, culturelle, intellectuelle ou psychologique, la distance renforce chez Teilhard la conscience de l’écart qui se creuse entre la doctrine catholique et la mentalité moderne, et donc le sentiment de l’urgence et de la difficulté des questions apostoliques qui en découlent. L’état des savoirs dans sa spécialité l’amène à revisiter les récits bibliques des origines en rejetant toute lecture littérale ou concordiste. Quand bien même il s’exprime dans de simples notes exploratoires, ce qu’il écrit de l’évolution ou du péché originel est forcément périlleux. Ses propositions sont jugées hasardeuses : elles le sont de fait, mais c’est paradoxalement ce qui fait leur force. Scientifique authentique, mais théologien peu sûr et peu soucieux de l’être, Teilhard joue de l’imprécision d’une pensée qu’il présente comme prophétique. Le flou de son langage autorise les interprétations les plus variées – ce qui explique que, accordée hier à l’idéologie du progrès, elle trouve aujourd’hui, à travers ce qu’elle dit de la nature, un réel écho dans les milieux écologistes. « Les mots doivent avoir un sens précis et univoque », lui objectait en 1954 le jeune Claude Tresmontant (cité p. 243), qui avait bien vu les limites de cette agilité : « Les censeurs de Rome ont un vocabulaire technique eux aussi, avec lequel vous jouez à la balle. Vous ne pouvez aucunement appeler la doctrine de saint Paul un panthéisme, serait-ce un “eu-panthéisme”, sous peine de confondre le noir et le blanc. Je n’ai pas le droit de m’appeler eu-déterministe si je suis idéaliste. Je n’ai pas le droit d’appeler un honnête homme un eu-gangster, etc. » (cité p. 243). Mais tout le monde a oublié Tresmontant et chacun se souvient de Teilhard.

4On est particulièrement frappé, à la lecture de ce livre, par la place prise, dans l’élaboration tâtonnante de ses idées, par les correspondants (ses confrères Auguste Valensin et Pierre Leroy notamment) et surtout les correspondantes du père Teilhard de Chardin. Son regard et sa voix étaient, assure-t-on, d’un charme irrésistible. Aristocrate distingué et mondain, ce grand séducteur, qui s’est interrogé sur la pertinence du célibat ecclésiastique, a eu ses admiratrices dont il a fait plus ou moins ses confidentes : outre sa cousine, Marguerite Teillard-Chambon, on voit passer Léontine Zanta, Simone Bégouën, Ida Treat, Lucile Swan, Rhoda de Terra, Jeanne Mortier, Laure Dorget, Marthe Vaufrey, Claude Rivière. « Une partie du plaisir qu’il éprouvait à aller dans le monde, écrira cette dernière, c’est que non seulement il y rencontrait des hommes cultivés, avec lesquels il pouvait exposer ses chères idées, et en discuter, mais qu’il y rencontrait également de jolies femmes élégantes et bien habillées, dont il aimait la compagnie. Très vieille France sur ce point. Il confessait lui-même cette petite faiblesse. “Beaucoup trop de jupons autour de moi”, disait-il à Leroy. Avec les femmes, il mettait de triples lunettes roses » (p. 171).

5Tirant parti des correspondances, mais aussi, pour les dernières années de la vie de Teilhard, de l’ouverture récente des archives du pontificat de Pie XII, cet ouvrage rafraîchit une historiographie abondante, mais datée, même s’il ne la périme pas et n’y prétend d’ailleurs pas. À noter, in fine, trente-sept pages de sources et bibliographie, très utiles, sans compter un précieux index des noms propres. Il n’y a guère à déplorer, à la marge, que quelques raccourcis contestables, notamment celui (p. 239) qui semble faire de la parution de l’encyclique Humani generis et de la proclamation du dogme de l’Assomption, en août 1950, la raison pour laquelle plusieurs intellectuels catholiques se sont éloignés de l’Église, alors que les itinéraires de ceux qu’elle mentionne – dont deux des fondateurs des Archives de Sociologie des Religions, Henri Desroche et Émile Poulat – sont assurément plus divers et complexes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yvon Tranvouez, « Mercè Prats, Pierre Teilhard de Chardin. Biographie », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 279-281.

Référence électronique

Yvon Tranvouez, « Mercè Prats, Pierre Teilhard de Chardin. Biographie », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/77009 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138uk

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Auteur

Yvon Tranvouez

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