Sabine Rousseau, Henri Burin des Roziers (1930-2017). La sève d’une vocation
Sabine Rousseau, Henri Burin des Roziers (1930-2017). La sève d’une vocation, préface de G. Aurenche, Paris, Éditions du Cerf, 2023, 474 p.
Texte intégral
1Sabine Rousseau nous livre une excellente biographie d’une des grandes figures dominicaines françaises de la deuxième moitié du xxe siècle, Henri Burin des Roziers (HBR ensuite). Collectant archives, témoignages et même évocations avec le héros du jour, l’ouvrage cerne un parcours dont les étapes illustrent, au-delà de l’homme, toute une époque avec quatre temps forts : la formation et la vocation, les années 1968, les engagements savoyards des années 1970 (pour compléter la lecture, on se réfèrera à Frédéric Gugelot, « Claude Billot, Sabine Rousseau, Henri Burin des Roziers. Sur les fronts de l’injustice. Militer après 68 en Haute-Savoie », Archives de sciences sociales des religions, 196, 2021, p. 190-192), puis les luttes pour les paysans sans terre et contre le travail forcé en Amazonie (1979-2013).
2Issu d’une grande famille bourgeoise parisienne catholique et conservatrice, plusieurs de ses choix de vie, de l’engagement dominicain au militant altermondialiste au début du xxie siècle, surprennent. À chaque fois, l’autrice tente de dégager les évolutions du personnage, sans dissimuler l’absence parfois de réponses ou de documents pour y répondre. Le tout est repris dans une conclusion de grande volée. Ce parcours incarne un moment de l’ordre des Frères prêcheurs et du catholicisme européen. Si dans les biographies, une forme d’empathie tend parfois à surestimer la part de l’entreprise individuelle sur les effets de contexte et minimise le rôle d’une nébuleuse d’acteurs, l’autrice montre que chaque engagement d’HBR s’accompagne de la constitution d’un milieu propice à ses démarches et d’un réseau qui, de sa famille aux fidèles compagnons de lutte, amplifie ses actions.
3En bon fils de famille de droite, conservatrice, HBR est favorable à la colonisation et soutient l’intervention franco-britannique à Suez en 1956. Mobilisé en Algérie, HBR prend cependant vite conscience des horreurs de la guerre : « Notre répression est pourtant terrible, au point d’en être écœurante et angoissante. […] Nous employons en fait simplement les méthodes qu’on reprochait avec tant de haine aux Allemands » (9 juillet 1955, p. 79). Il y consent pourtant. L’expérience du conflit est le frisson d’aventure, la participation à l’histoire en train de se faire, et l’exercice du commandement. Le conflit a certainement joué un rôle dans la naissance d’une vocation sacerdotale, même si HBR ne « parle ni d’appel de Dieu ni d’appel intérieur » (p. 100). Le futur dominicain bénéficie de son statut d’héritier, son nom lui ouvre des portes et lui offre un réseau de relations. Sa culture, sa mondanité l’obligent. Après l’obtention d’un doctorat en droit, la vocation religieuse du jeune homme surprend sa famille alors qu’il doit succéder à son père. Celle-ci est croyante, d’un réel conformisme chrétien, convaincue de l’existence d’un ordre moral. Elle obéit aux pratiques religieuses traditionnelles, mais sans ferveur particulière et ne génère pas d’autres entrées en religion. Le modèle de Charles de Foucauld inspire HBR, mais, en 1957, ses parents l’orientent vers les dominicains, un ordre à vie communautaire au recrutement à capital social et intellectuel élevé, actif dans le monde et dont « l’hyperthomisme » (p. 128) rassure. Un oncle lui écrit : « Je ne suis pas surpris moi-même que Dieu, dans les temps difficiles que nous vivons, choisisse des hommes comme toi » (p. 41).
4Convaincu que « Pour un croyant, aucun acte n’est neutre devant Dieu » (1er décembre 1957, p. 122), HBR pense que les chrétiens doivent investir le monde pour le rendre plus juste. Le jeune homme choisit d’être un père de ministère. Nommé aumônier, et renonçant en partie à la « place quelque peu à part » du prêtre, il promeut une « présence plus discrète » (mars 1967, p. 166) favorisant une plus grande autonomie des fidèles, pour créer « des communautés de frères entre eux et autour d’eux » (p. 167). En mars 1968, il propose aux étudiants : « dépassant le moment de la simple bonne volonté, de la “charité” ou de l’aide, vous [serez] décidés à consacrer toutes vos forces et votre science […] à la transformation radicale de tout un système, prêts à la remise en question difficile que cela commencera à vous demander à vous personnellement » (p. 172). L’« homme nouveau » sera un « homme selon l’Évangile […], un homme qui refuse qu’il y ait des laissés-pour-compte dans une société » (p. 177). Des lignes de force se dessinent : l’utopie d’un monde meilleur dans une inspiration évangélique, un dépouillement des fastes et appareils institutionnels et la quête d’un esprit fraternel.
5Mai 68 est l’heure de vérité pour l’aumônier et son Centre Saint-Yves, qui accueille les manifestants. Lieu de débats et de prise de parole sur les thèmes d’actualité tels que la violence envers les opprimés, chrétiens et révolutionnaires, marxisme, société industrielle et société de consommation, prises de position de l’Église sur les questions contemporaines, le Centre – et donc les Pères responsables – sont accusés de diffuser des idées subversives, d’abandonner le rôle de porteur de la vérité et de privilégier la lutte ici-bas à la recherche du salut. Pour HBR, c’est un moment d’éveil « à une compréhension plus sociopolitique du monde » (p. 191). Les débats de 1968-1969 l’illustrent : pluralisme dans l’Église, découverte de la politique, sexualité en milieu étudiant, socialisme. Ces combats se développent maintenant au sein de l’Église, les polémiques se multiplient (articles de presse, refus de participation au pèlerinage de Chartres). Un an après, l’homme qui veut porter un nouveau type de « témoignage » se destine à « un milieu humain très pauvre » (28 mai 1969, p. 205) et quitte Paris pour Annecy. Mobilisant ses capacités juridiques, HBR entre dans le monde du travail où « je crois pouvoir dire que je me sens fidèle à mon appel et à mes promesses, sans doute même plus que quand j’étais dans le cadre du couvent » (21 février 1971, p. 224) en devenant travailleur social. « C’est franchement tellement simple de regarder la vie autour de soi, de se demander où le Christ serait aujourd’hui » (17 mars 1972, p. 233). Dénoncer et combattre les injustices devient le cœur de ses engagements. HBR élabore de nouveaux répertoires d’actions collectives, constituant une nébuleuse militante autour d’un combat, mobilisant le droit en faveur de la cause des plus dominés.
6Ce détachement par rapport à l’institution, cet éloignement vis-à-vis du couvent et cette volonté de poursuivre ici-bas les luttes contre les injustices participent de la constitution d’« une sorte de charisme personnel, de type prophétique » (p. 241) où se voit un effet catalyseur de son activité. Au sein de l’Église, le prêtre est peu soutenu par l’évêque de sa tutelle, au contraire. HBR signe, parmi d’autres, une lettre ouverte aux chrétiens qui se conclut ainsi : « Enfoncée dans l’ordre établi, embarrassée dans son idéologie, déportée de la foi en Jésus-Christ vers la foi en la puissance et en l’argent, l’Église officielle devient pour nous un objet de scandale au nom même de notre foi » (15 mai 1974, p. 252). Ces chrétiens apparaissent à l’extrême gauche du Christ, mais sont-ils pour autant une avant-garde ? HBR n’est pas seul à expérimenter des façons d’être fidèle à leur vocation hors du couvent. S’il s’agit souvent de la première étape d’un éloignement plus définitif, le dominicain ne semble pas affecté.
7Malgré le succès de quelques combats (accueil des gens du voyage, défense des sans-abri, lutte contre les violences policières, conditions d’hébergement des travailleurs immigrés et scandales sanitaires), une fois de plus, un nouveau transfert des luttes s’opère vers un lointain encore plus lointain, l’Amérique du Sud, nouvelle terre promise des luttes perdues en Europe (voir Olivier Chatelan, Des allers sans retours ? Les prêtres français en Amérique latine 1961-1984, LARHRA, 2023). « Ce qu’il y a de tout à fait extraordinaire est qu’il s’agit vraiment là de l’Église des Pauvres, pour une fois pas en parole, mais en réalité » (7 janvier 1979, p. 271). Au Brésil auprès des plus précaires, les paysans sans terre, l’enthousiasme est réel, la recharge de sens aussi. Son enfouissement parmi les exploités heurte les défenseurs d’un sacerdoce plus traditionnel. Sa radicalité de plus en plus affirmée (p. 451) est, à ses yeux, en cohérence avec l’optique du concile, une « théologie des signes des temps » qui perçoit dans les luttes humaines des lieux théologiques et un mode de présence de l’Église au monde. Les paysans chassés de leur terre deviennent « l’Exode du Peuple de Dieu » (4 novembre 1979, p. 289). Son travail juridique a selon lui « une valeur évangélique » (23 juillet 1993, p. 410). L’action légale devient l’arme des impuissants face à la violence des puissants. Pétitions, manifestes, rassemblements pacifiques, formation et défense juridiques, mobilisation des réseaux internationaux pour sensibiliser l’opinion brésilienne et internationale, et collecter de l’argent, des échanges épistolaires, de presse et des voyages entre continents : HBR mène le « combat de David contre Goliath […] le bon combat, le combat de l’histoire et de la foi, de l’histoire humaine et aussi de l’histoire du Salut, le combat de l’espérance » (14 août 1980, p.312). Sa quête de cohérence entre l’idéal et les actes fondés sur des valeurs chrétiennes trouve un contenu, une expression et un lieu tangible : « Le peuple des pauvres […] est le sacrement de Dieu. […] Au-delà des mots, je crois avoir un tout petit peu senti cela, existentiellement » (24 novembre 1981, p. 321). En bon révolutionnaire d’une sorte d’internationale noire, il prend conscience que « l’important est qu’il y ait des minorités agissantes, car c’est finalement cela qui fait avancer l’Histoire, l’Humanité, ou dans une vision de foi, le Royaume de Dieu » (11 février 1979, p. 275). Mais l’élan utopique ne génère pas un passage à la violence, la révolution n’est pas la finalité. La conquête du pouvoir n’intéresse pas le dominicain.
8Son retour en France, âgé et malade, voit parallèlement se construire la légende et s’effondrer les illusions. Un retour à l’ordre est perceptible, d’abord en renouant avec le couvent, devenu maison de retraite, « comme la vie de la communauté est fondamentale pour les dominicains, j’avais l’impression de ne pas être fidèle aux préceptes » (2012, p. 353), tandis que le choix d’une « vie religieuse réellement engagée au service des opprimés » (p. 362) ne convainc plus parmi ses frères. Les illusions de justice sociale et de révolution s’estompent. Reste la méfiance face à une Église trop institutionnelle, « qu’est-ce que ça veut dire appartenir à une telle institution qui se réclame de l’Évangile, mais qui dans son ensemble fortifie le pouvoir oppresseur et empêche objectivement la libération du peuple des pauvres ? » (p. 374). Reste aussi son peu de goût pour les fastes et les tâches paroissiales : « Qu’y a-t-il de chrétien dans une célébration de la vie de Jésus-Christ et de la vie de son peuple quand toute la vie du peuple reste à la porte ? » (p. 370). Ses grandes figures inspiratrices, Jésus, Dominique de Guzmán et Bartolomé de las Casas, refondent une légitimité. Sa légende d’un fils de la grande bourgeoisie devenu un défenseur des pauvres témoigne d’un temps d’engagement pour une plus grande justice sociale qu’incarnent, tant en France dans les années 1970 qu’en Amérique du Sud dans les années 1990-2000, quelques figures religieuses dont Henri Burin des Roziers, mais aussi Sœur Emmanuelle en Égypte, Pierre Ceyrac et Mère Teresa en Inde.
Pour citer cet article
Référence papier
Frédéric Gugelot, « Sabine Rousseau, Henri Burin des Roziers (1930-2017). La sève d’une vocation », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 283-285.
Référence électronique
Frédéric Gugelot, « Sabine Rousseau, Henri Burin des Roziers (1930-2017). La sève d’une vocation », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/77029 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138um
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