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Comptes rendus

Nicolas Sarzeaud, Les suaires du Christ en Occident. Du Moyen Âge à nos jours

Préface de J.-C. Schmitt, Paris, Cerf, 2024, 306 p.
Alain Rauwel
p. 289-290
Référence(s) :

Nicolas Sarzeaud, Les suaires du Christ en Occident. Du Moyen Âge à nos jours, préface de J.-C. Schmitt, Paris, Cerf, 2024, 306 p.

Texte intégral

1Bien des librairies ayant un rayon religieux un peu développé y créent une section « Saint Suaire ». Quoi qu’il en pense, c’est là que Nicolas Sarzeaud trouvera place. Mais son livre aux apparences rassurantes jouera en fait le rôle d’un contrepoison. Là où de nombreux plumitifs s’acharnent à défendre l’authenticité d’évidents fabricats tardifs, l’auteur des Suaires du Christ fait valoir les droits d’une critique éclairée, comme le fait de l’autre côté des Alpes le brillant chercheur qu’est Andrea Nicolotti. Il se distingue, non pas en reprenant le dossier d’un seul des linges médiévaux, Cadouin, Besançon ou Lirey-Chambéry, mais en considérant comme une typologie cohérente l’ensemble des fragments textiles présentés plus ou moins durablement comme trace sanglante de la Passion, rendant ainsi possible une analyse sérielle des images christophaniques.

2Pendant la plus grande partie du Moyen Âge, de nombreux fragments de ce type, sans précision d’origine, figurent dans les inventaires de reliques, témoignant d’un rapport aux objets bien différent de celui qui prévaut en modernité. Les reliques de la Passion (à l’exception du bois de la Croix, qui a son histoire propre) ne semblent guère privilégiées par rapport aux ossements des « simples saints ». Ce n’est d’ailleurs pas en tel ou tel fragment qu’espèrent alors les pèlerins, explique Sarzeaud, mais bien plutôt en un effet global lié à leur accumulation, un « effet de collection » pour ainsi dire. Dans cette perspective, la question de l’authenticité ne se pose pas en termes binaires ; le régime de vérité des reliques est proche de celui des images, c’est-à-dire que les éléments matériels font signe plus qu’ils ne sont trace.

3C’est par un linge spécifique que s’impose le passage à la trace et qu’est levé l’étendard de l’authenticité : le suaire de Lirey, devenu par acquisition des ducs de Savoie le suaire de Chambéry, puis de Turin. À partir des années 1500, Sarzeaud est obligé de lui faire la part belle, car c’est de lui qu’on parle le plus, c’est lui qui est le plus fréquemment copié et reproduit, avec cette hésitation sur le statut de la copie propre au monde des reliques, qui explique notamment le succès du linge de Besançon. Le monde catholique est saisi par une pulsion de voir, comme à travers le suaire, le détail de la rédemption par le sang. Apparaissent dès la fin du xvisiècle des publications qui tirent parti des tissus ensanglantés pour offrir une « Passion selon le chirurgien » (titre d’un ouvrage édifiant de 1950), poussant jusqu’au gore l’effet de réel des supplices christiques.

4L’entrée en librairie des suaires marque toutefois un seuil périlleux, car à côté de l’apologétique trouvent place aussi bien le sarcasme que la critique savante. Du premier Calvin est un bon exemple, qui se gausse de la « peinture fraîche » des suaires-artefacts. Les reliques de la Passion s’inscrivent en effet dans un monde confessionnalisé, où l’hostilité réformée fait pendant à l’enthousiasme lipsanophile de la réforme catholique sur ses terres d’élection, en Savoie, en Franche-Comté, voire en Espagne où un suaire d’Oviedo émerge à partir de 1557. Sous forme de copies, les suaires font le voyage du Nouveau Monde : voilà les linges sanglants mondialisés – même si on voit les gardiens des objets s’élever contre la pratique des copies figurées, qui risque d’aboutir à la confusion entre « original » et reproductions. Comme le note l’auteur, on a ici une impressionnante doléance prébenjaminienne sur la perte d’aura des images trop diffusées.

5Un remarquable cas d’écriture sindonologique est celui du bisontin Chifflet, membre d’une grande famille d’érudits de l’âge préclassique. Son traité sur le suaire de Besançon est à la fois apologétique et critique : il s’ingénie à combler les « blancs » de la documentation en affirmant que l’efficacité miraculeuse est plus probante qu’un pedigree attesté ; il tente aussi de se sortir de la multiplicité des reliques en défendant, au risque de l’invraisemblance, leur complémentarité diversifiée. Mais il est bien obligé, ce faisant, de sacrifier aux divinités nouvelles de la critique historique, qui vont se révéler à chaque génération plus gourmandes. Paradoxalement, leur meilleur serviteur s’avère être un clerc catholique exempt de tout soupçon d’hérésie, le chanoine Ulysse Chevalier, un des érudits les plus féconds de son époque, qui découvre et publie à partir de 1899, à la fureur des Italiens, les pièces médiévales présentant explicitement le suaire de Lirey comme un artefact.

6Le plus prévisible eût été alors l’éviction des suaires, fragiles objets de chrétienté victimes des techniques de la modernité. Ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées, rappelle Sarzeaud en des pages nerveuses, informées et perspicaces. En 1898, le turinois Secondo Pia, jouant sur la pratique du négatif photographique, rend visuellement « lisible » le suaire de Turin. Comme n’hésitera pas à le dire Paul Claudel, on découvrait ainsi, quasi miraculeusement, « la photographie de Dieu ». Et voilà la machine à croire durablement relancée, selon des régimes qui annoncent notre « post-vérité ». Défaite en rase campagne des ambitions des modernes : si on reconnaît avec Michel de Certeau dans le lieu vide du corps le fondement paradoxal du discours chrétien, on doit admettre que l’hyperréalisme objectal des sindonophiles vise à abolir ce spécifique en « remettant un corps dans le tombeau vide », utilisant plus ou moins consciemment le fétiche textile comme remède à l’amputation instauratrice du « il n’est pas là ».

7Le xxsiècle est ainsi celui d’une immense littérature parascientifique, faisant feu de tout bois pour défendre, contre l’évidence si besoin, la nature miraculeuse du tissu savoyard et de quelques-uns de ses clones. Même les résultats des datations au carbone 14 ne font pas le poids face au rouleau compresseur de la volonté de croire. Sarzeaud était comme pris, avant même d’avoir écrit son premier mot, dans les lacs d’intertextualité d’un tel psittacisme dévot. Il a relevé le défi avec intelligence et brio, offrant une étude aussi originale qu’élégante, dont on espère qu’elle invitera ses lecteurs à considérer la question des suaires et des reliques sous le seul angle qui vaille : celui de l’histoire comparée.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alain Rauwel, « Nicolas Sarzeaud, Les suaires du Christ en Occident. Du Moyen Âge à nos jours », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 289-290.

Référence électronique

Alain Rauwel, « Nicolas Sarzeaud, Les suaires du Christ en Occident. Du Moyen Âge à nos jours », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 14 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/77058 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138up

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Auteur

Alain Rauwel

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