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Comptes rendus

Jean-Claude Schmitt, Les images médiévales. La figure et le corps

Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 2023, 368 p.
Yohann Chanoir
p. 292-295
Référence(s) :

Jean-Claude Schmitt, Les images médiévales. La figure et le corps, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 2023, 368 p.

Texte intégral

1Spécialiste reconnu des images médiévales, Jean-Claude Schmitt a rassemblé dans cet ouvrage neuf articles publiés entre 2006 et 2023. Une interrogation commune les relie : celle des relations entre figuration et matérialité. L’image rend en effet présent ce qui est absent en lui donnant une forme matérielle, celle du bois, de la toile, du verre… Dans l’introduction, l’auteur rappelle ce qu’est une image et la place qu’elle occupe désormais dans les pratiques de l’historien comme dans nos sociétés. Pour comprendre le sens qu’elle porte, l’histoire qu’elle raconte, l’historien doit aussi mobiliser la sémiologie, la sociologie ou l’anthropologie.

2Le premier chapitre aborde la dimension iconophile du christianisme. Celui-ci manifeste un intérêt pour les images, qui est le résultat d’un processus plus qu’une attitude adoptée d’emblée. Quand il était persécuté (jusqu’au ive siècle), il mobilisait des figures symboliques (Croix, Bon Pasteur…) pour représenter le Christ. Le développement du culte des images a entraîné ensuite des résistances qui atteignent leur acmé à Byzance avec l’iconoclasme. Au ixe siècle, tant en Orient qu’en Occident, les réticences s’estompent. On observe alors une multiplication des figurations (saints, Vierge…) sur tous les supports, dans tous les lieux. L’iconophilie ne suit pas cependant un processus linéaire. Au xvie siècle, le concile de Trente condamne les « Vierges ouvrantes », qui montrent le ventre ouvert de Marie, tandis que les réformés refusent le culte des images. Cette question de l’idolâtrie travaille aussi les autres religions du Livre. Mais Schmitt souligne que le refus des images n’y est pas aussi tranché. Malgré leur prohibition par le Décalogue et la destruction du Veau d’or, elles sont présentes dans la religion juive : chérubins ornant l’arche d’alliance, peintures dans la synagogue de Doura Europos en Syrie, par exemple. Les musulmans combattent d’emblée les idoles : en témoignent l’interdiction par le Coran ou la destruction par Mahomet des idoles de la Kaaba. Toutefois les représentations du Prophète existent. Absentes dans les manuscrits du Coran, elles sont présentes sur d’autres supports. Elles peuvent figurer le visage de Mahomet voilé, signe que la révélation spirituelle ne passe pas par le sens de la vue, ou montrer son portrait à l’adolescence, c’est-à-dire avant la révélation divine. On comprend dès lors mieux l’attitude du christianisme. Jésus étant le Fils de Dieu fait homme, sa double nature permet de le représenter sous des traits humains.

3Le deuxième chapitre développe la question de l’imitation. Deux conceptions s’opposent : l’idéaliste, qui domine à partir du xiiie siècle, renvoie à un idéal abstrait ou à un modèle et se confronte à la conception objectiviste. Cette dernière résiste toutefois, car les artistes manifestent la volonté croissante d’imiter fidèlement les éléments de la nature. Aux insectes et animaux s’ajoutent ainsi les portraits individuels ressemblants dès la fin du xiiie siècle, puis la peinture de paysage au xve siècle. L’image n’est alors plus l’expression de l’idée de l’artiste inspiré par l’ordre divin, mais celle de la perception individuelle que celui-ci a de la nature. Jean-Claude Schmitt en déduit que le naturalisme émerge dès la fin du Moyen Âge.

4Les chapitres suivants dévoilent la stratégie figurative et analogique mobilisée par l’imagerie médiévale. Pour l’auteur, l’image appelle son propre dépassement. Comme premier exemple, il prend la représentation du thème biblique du tabernacle de Moïse dans une miniature parisienne du début du xve siècle. Cette image possède une forte dimension narrative en proposant une réflexion sur l’articulation entre Ancien et Nouveau Testament, tout en exprimant une curiosité nouvelle pour les espèces animales. Jean-Claude Schmitt analyse ensuite le manuscrit du Bréviaire de Belleville (1323-1326) et les manuscrits apparentés. Si ces derniers mettent en évidence les relations typologiques entre Ancien et Nouveau Testament, ils manifestent aussi dès le xiie siècle le goût d’une culture chrétienne passionnée pour les classifications, les listes et les séries. La figuration devient le révélateur du mécanisme des concordances et permet donc d’en faciliter la compréhension.

5Le cinquième chapitre s’intéresse aux relations entre le portrait et la mort. Le médiéviste y plaide pour réévaluer l’apport du xiiie siècle dans l’apparition du portrait individuel en interrogeant les pratiques funéraires. La mort est l’absence « par excellence ». Elle réclame, plus que toute autre absence, le besoin d’être comblée. Certains rites (moulage de cire du visage du défunt, ex-voto…) mobilisent des images matérielles du disparu représenté comme s’il était vivant. Cette forme d’individuation, cette représentation qui tient lieu de la personne, qui porte son nom et ses armes et qui lui ressemble physiquement, concourent à partir du xive siècle à l’émergence du portrait dans la culture médiévale. Le portrait des morts a ainsi joué un rôle décisif dans l’apparition de celui des vivants.

6Le sixième chapitre évoque la manière dont la croyance en une abstraction divine s’inscrit dans la matérialité. Pour le christianisme, la matière vit. Isidore de Séville propose d’ailleurs comme étymologie à ce terme le mot mater, mère. La matière est une mère qui donne la vie. De fait, l’image pleure, l’hostie saigne, le Christ est présent en vin et en pain… Pour les chrétiens, c’est bel et bien l’objet qui assure la sainteté du lieu, comme les reliques de Saint Jacques pour Compostelle. Cette conception est contraire à celle des musulmans et des juifs, où la sainteté du lieu matériel détermine la présence et la vénération d’objets. L’histoire du christianisme peut alors se lire comme celle d’une irrésistible matérialisation (églises, crucifix, par exemple). À la fin du Moyen Âge, on observe une multiplication d’objets de petite taille, propices à une dévotion individuelle et privée (tel l’insigne en plomb du saint qu’on était venu prier). Cette prolifération est aussi iconographique. L’essor de l’imprimerie (milieu xve siècle), la xylographie et la gravure au burin permettent de reproduire des images pieuses à l’identique et en grand nombre.

7Le septième texte, qui convoque sources normatives, narratives et iconographiques, étudie le signe de croix. Jean-Claude Schmitt rappelle d’abord l’importance de l’anthropologie dans sa démarche d’historien du Moyen Âge, une place impulsée par la lecture de deux ouvrages, celui de Marc Bloch sur les Rois thaumaturges (1924) et celui de Louis Dumont sur la Tarasque (1951). L’inscription dans le temps long, l’analyse régressive et l’ignorance des frontières disciplinaires forment une méthode pour analyser et comprendre les rites. En s’inscrivant dans ce cadre, l’auteur s’intéresse au « geste rituel identitaire des chrétiens », le signe de croix. Observable dans des contextes très différents (exorcisme, prière, bénédiction ou consécration), il n’est pas uniforme. L’historien isole deux formes différentes, une forme transitive et une forme réflexive. Si la première « signe » une personne se trouvant en face de l’auteur du geste (lors de la messe ou d’un baptême, par exemple), la seconde est automatique, voire compulsive. Cette frénésie n’est pas anodine. Elle renforce le pouvoir du geste par la routine, rendant possible la vie du chrétien dans l’enfer du quotidien, pour se protéger des démons ou pour combattre une tentation. Le signe de croix est ainsi un bel exemple des relations entre image et imaginaire.

8Les deux derniers chapitres sont consacrés à la Vierge. L’historien étudie en premier lieu la manière dont le thème de l’Assomption corporelle de Marie s’est développé en Occident. Croyance fondamentale, sans être un dogme officiel avant 1950, il ne rencontre plus de résistances à partir des xiie et xiiie siècles. S’articulant sur une autre thématique, celle de l’attente eschatologique de la résurrection des morts et du Jugement dernier, ce sujet connaît une diffusion importante sur des supports variés. Son succès s’explique par le fait que la résurrection de Marie et sa montée au ciel anticipent et annoncent le sort qui attend les élus à la fin des temps. Jean-Claude Schmitt en profite pour rappeler qu’il n’y a pas deux images exactement semblables au Moyen Âge. L’imagerie médiévale est un véritable laboratoire, où l’on recherche la meilleure adéquation possible avec une croyance. La représentation de l’Assomption de Marie fait école, puisqu’on observe de semblables traitements pour Saint Jean l’Évangéliste. En raison de sa proximité avec le divin, il faut montrer que Jean échappe, comme Marie, à la corruption de la chair après le trépas. La résistance à la mort dans l’imagerie médiévale occidentale, par la figuration de la résurrection, de la préservation de la corruption ou de la mort différée, est bel et bien un baromètre de la grâce divine.

9La dernière étude porte sur la procession accompagnant à Belém (Brésil) la statue de la Vierge de Nazaré, à laquelle Jean-Claude Schmitt a assisté en octobre 2013. Ce n’est pas la « survivance » d’un rite né au Moyen Âge au Portugal, diffusé sous la colonisation qui intéresse le médiéviste. Il voit dans ce culte un phénomène pouvant être analysé par un concept cher à la médiévistique, celui des deux corps du roi. Selon l’inventeur de ce concept, l’historien américain Ernst Kantorowicz, il existe un corps royal physique et singulier et un corps politique immortel qui transcende le premier. Le pouvoir réside ainsi dans la dialectique des deux corps royaux. Le rituel observé à Belém s’inscrit dans le même registre. En 1966, la statue originale est remplacée dans la procession par une copie dite pérégrine. Il y a désormais deux statues, la peregrina, mobile, et l’originelle, réduite à l’immobilité dans la basilique. Ce dédoublement, opéré pour préserver la vraie statue, amplifie la relation immédiate et intime avec la représentation de la Vierge. Tout se déroule comme s’il n’y avait qu’une seule statue, puisqu’on ne peut voir qu’un exemplaire à la fois. Ce processus, que l’on retrouve dans d’autres religions (comme en Inde du Sud avec le dieu Shiva), renforce l’unicité de la Vierge tout en amplifiant son omniprésence. De plus, le dédoublement invite à démultiplier les gestes de dévotion, de prière et les images en sa compagnie, dans l’espoir d’être entendu et plus encore d’être vu par elle.

10D’une rare érudition, richement illustré, l’ouvrage emprunte à des champs divers, comme l’analyse iconographique, l’anthropologie et l’égo-histoire. Certaines réflexions mériteraient pourtant un prolongement. Le premier chapitre aurait pu être ainsi enrichi par une évocation des différentes modalités par lesquelles les films (Le Message, Moustapha Akkad, 1976 ; Constantinople, Faruk Aksoy, 2012) et les séries (Omar, 2012) représentent le Prophète : usage de la caméra subjective, présence suggérée par une musique ou une ombre… Le refus de l’idolâtrie marque aussi les images filmiques des productions médiévalistes des pays musulmans. C’est, de fait, la question de la « survivance » des images médiévales qui est un peu laissée de côté, malgré l’analyse d’un poster iranien contemporain représentant un Mahomet adolescent (p. 60 et illustration 24) et le dernier chapitre du volume. Enfin, et bien que d’autres œuvres de Georges Didi-Huberman soient mobilisées, on pourra s’étonner de l’absence de son travail sur L’Image survivante (2002), alors que la question de la « survivance » innerve l’ensemble du livre de Jean-Claude Schmitt. Faut-il y voir un différend sur la conception même de la survivance ? On aimerait en savoir plus sur ce dernier point…

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Pour citer cet article

Référence papier

Yohann Chanoir, « Jean-Claude Schmitt, Les images médiévales. La figure et le corps », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 292-295.

Référence électronique

Yohann Chanoir, « Jean-Claude Schmitt, Les images médiévales. La figure et le corps », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/77069 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138ur

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Auteur

Yohann Chanoir

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