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Comptes rendus

Joan Stavo-Debauge, John Dewey face aux fondamentalismes. Les origines des discours « post-séculiers » et leur antidote

Nancy, Éditions de l’Université de Lorraine, 2024, 309 p.
Jérôme Lamy
p. 295-297
Référence(s) :

Joan Stavo-Debauge, John Dewey face aux fondamentalismes. Les origines des discours « post-séculiers » et leur antidote, Nancy, Éditions de l’Université de Lorraine, 2024, 309 p.

Texte intégral

1L’ouvrage de Joan Stavo-Debauge articule une critique aussi corrosive que rigoureuse des complaisances académiques pour le discours post-séculier à une relecture minutieuse des positions du pragmatiste John Dewey. En miroir des usages controuvés de ce dernier pour justifier une hospitalité fantasmée de la démocratie libérale aux conservatismes religieux les plus archaïques, Stavo-Debauge livre une analyse informée des positions constantes de Dewey contre l’introduction du surnaturalisme dans l’espace public.

2Les cinq premiers chapitres de l’ouvrage invitent à une exploration des textes produits par nombre de philosophes et historiens du religieux animés par la volonté de dépasser le sécularisme des sociétés libérales pour y réintroduire des principes théologiques – les plus conservateurs en l’occurrence. Sous cet assouplissement réclamé des principes d’une pratique religieuse séparée du champ de l’action politique gît, en fait, un véritable « programme » post-séculier qui « consiste à vouloir rendre nos sociétés et nos démocraties plus hospitalières à la religion, dont on nous dit qu’elle aurait été injustement bridée, muselée, privatisée, ghettoïsée par le “sécularisme”, la “laïcité”, le “scientisme”, le “républicanisme”, le “naturalisme”, la “modernité”, la “raison publique”, “l’humanisme séculier”, “l’humanisme exclusif”, etc. » (p. 30). Certains inspirateurs contemporains du post-sécularisme contemporain, comme Alvin Plantinga et Nicholas Wolterstorff, s’inscrivent dans le champ de « la philosophie analytique de la religion ». Le noyau de leur argumentation est « l’objection intégraliste » qui fait « valoir l’autorité du théologique dans (et sur) un ensemble de domaines de rationalité où on ne rencontrait plus beaucoup la figure du Dieu souverain » (p. 37). L’enjeu rhétorique de ces post-sécularistes est d’adopter une « position dite inclusiviste », alors qu’ils défendent une conviction « de chrétiens fondamentalisés » (p. 38). Parmi tous les signes de conservatisme sous-jacent que repère Stavo-Debauge, l’ascendance de « la théologie politique d’Abraham Kuyper » est la plus manifeste. Kuyper, théologien calviniste et homme politique néerlandais du xixe siècle et du début du xxe siècle, a défendu un protestantisme conservateur et un ancrage politique réactionnaire.

3Ces post-sécularistes se distinguent également par la défense de « l’inerrance » de la Bible, c’est-à-dire son caractère parfait et sans erreur (p. 40) ainsi que par le soutien aux thèses créationnistes. L’effort politique et théologique de Plantinga et Wolterstorff porte sur la revendication d’une vie religieuse qui « se veut aussi totalisante qu’inclusive » (p. 54). L’objectif est clairement de renverser le rapport de force avec les règles de la pratique scientifique, consistant à évacuer a priori l’hypothèse divine. Un néo-kuypérien comme Wolterstoff défendait, dès 1976, l’idée que c’était aux croyants de valider ou non les propositions savantes (p. 57). Si le protestantisme réactionnaire constitue la pointe avancée de cette offensive post-séculière, le catholicisme conservateur s’est rapidement mué en allié sur fond d’« anti-modernisme en partage » (p. 58). La matrice commune de ces mouvements est une volonté de se défaire des contraintes imposées par le sécularisme, et tout particulièrement la dénégation d’une quelconque force probatoire accordée à la foi dans la façon de dire et de comprendre le monde, d’un point de vue scientifique et politique. Les partisans d’un dépassement du sécularisme jugent cette relégation insupportable et affichent des positions théologiques agressives pour la contester.

4Afin de rencontrer une adhésion publique large, les post-sécularistes investissent leurs efforts « sur des sujets précis » (p. 77). C’est notamment le cas de l’offensive menée pour ancrer leur position de sujet politique dans leurs croyances religieuses. Ces dernières ne sont plus un choix pour le for privé, mais l’affirmation d’un droit à être reconnu d’abord comme croyant au sein de la communauté civique. L’écologie constitue un des domaines où les post-sécularistes – comme Ralph Drollinger – s’activent au service du climatoscepticisme. Dans cette perspective, « [a]ccorder crédit aux sciences écologistes et prendre au sérieux le danger environnemental, c’est manifester une impiété, récuser l’autorité de la Parole divine et s’abimer dans une coupable idolâtrie, en adorant la Création plutôt que le créateur » (p. 84). L’idée d’une foi qui ne serait plus limitée à la sphère privée autorise les post-sécularistes à défendre la supériorité des exigences théologiques des employeurs sur « les droits des salariés » (p. 89). La même tendance à abstraire les croyants de l’ordre social commun au nom, précisément, de leur foi, se retrouve, par exemple, dans la demande faite par les « entités religieuses » de ne pas « avoir à se soucier du droit antidiscriminatoire dans leurs procédures de recrutement et de licenciement » (p. 104). C’est bien sûr la droite chrétienne réactionnaire américaine qui profite de cette ascendance post-séculière. Mais, en Europe, les positions conciliantes (pour dire le moins) de Jürgen Habermas sur l’intégralisme ouvrent potentiellement la voie au même type d’offensive post-séculière.

5On mesure donc comment, en systématisant leurs exigences religieuses dans tous les secteurs de la vie sociale et politique, les post-sécularistes essaient de défaire le contrat séculier. La démonstration de Joan Stavo-Debauge, appuyée sur la mobilisation d’une impressionnante variété de discours, montre une convergence massive des tenants de l’hégémonie religieuse sur le politique dans les sphères académique et civique.

6Le cinquième chapitre constitue un pivot de l’économie argumentative de l’ouvrage. Consacré à la frilosité émolliente des philosophes pragmatiques face à l’offensive post-séculière, il permet de rétablir une lecture fidèle et rigoureuse des propositions de John Dewey. Globalement et hors quelques « rares éclairs de lucidité » (p. 119), Joan Stavo-Debauge note un « étonnant et récent affadissement du naturalisme deweyen » (p. 127). Le cas de Jeffrey Stout est emblématique d’une position de repli de certains pragmatistes : il « invite » en effet « à faire le deuil d’une sécularité du domaine public » (p. 132) pour poursuivre un illusoire dialogue avec les représentants des religions. Les positions de Dewey étaient beaucoup plus claires et nettement plus fermes que celles des tenants contemporains du pragmatisme. De fait « Dewey rejetait publiquement le surnaturalisme » ; il « niait l’existence d’entités divines » (p. 140) ; il se défiait des cultes. Tout cela « rend d’autant plus étrange la dilution de son sécularisme et de son naturalisme chez beaucoup de ses lecteurs et commentateurs d’aujourd’hui » (p. 151).

7Les trois derniers chapitres de l’ouvrage entreprennent une analyse serrée des positions de Dewey face aux offensives religieuses de son temps. C’est l’occasion de vérifier son étanchéité absolue à toutes les récupérations post-séculières. Joan Stavo-Debauge recompose le travail préparatoire au célèbre ouvrage de Dewey, The Public and its Problems, paru en 1927. C’est une suite d’articles « publiés dans The New Republic et composée entre 1922 et 1926 » qui permet de mieux saisir les positions du pragmatiste relativement aux créationnistes du début du xxe siècle. Un des articles – peu connu, et il faut être gré à Joan Stavo-Debauge d’en donner une lecture attentive – est consacré au cas de l’évêque William Montgomery Brown, accusé d’hérésie et trainé en procès en 1924. La position de Brown détonne au sein de l’Église épiscopale : auteur d’un livre intitulé Communism and Christianism, il combat à la fois le capitalisme et l’orthodoxie religieuse. Le cas de Brown « était [pour Dewey] un vivant témoignage de la “reconstruction” qu[’il] appelait de ses vœux, au moins depuis les années 1890 ». (p. 195). Dewey voit en cet évêque défait, l’exemple à suivre d’une foi vécue pour soi, tout « en congédiant le surnaturalisme une bonne fois pour toutes […] » (p. 200). Contre les fondamentalistes de son temps, le pragmatiste attendait des acteurs religieux qu’ils réservent leurs croyances au for privé.

8Joan Stavo-Debauge montre bien que « Dewey a bien une conception relativement pluraliste de la connaissance » (p. 207), « [m]ais ce pluralisme a […] ses limites et son “hospitalité épistémique” […] n’est pas inconditionnelle » (p. 208). Ce qui domine dans la conception deweyenne du pluralisme, c’est « son naturalisme » (p. 208). Le point nodal du sécularisme de Dewey réside dans l’affirmation d’« une incompatibilité entre l’idéal démocratique et le “christianisme surnaturel” » (p. 214-215). Les relectures contemporaines les moins honnêtes ne peuvent rien changer à cet état de fait, Dewey a toujours proclamé « son anti-surnaturalisme » – et sa foi dans les “méthodes de la science” » (p. 218). L’exemple d’une lecture radicalement critique des Dix Commandements permet de constater combien de « tels systèmes d’interdits » (p. 227) sont des obstacles à la connaissance du monde.

9Scellant le sort des pseudo-interprétations conciliantes de Dewey vis-à-vis des religions, Joan Stavo-Debauge consacre un dernier chapitre à deux tentatives de faire passer le post-sécularisme en contrebande. La première est celle de John Shook qui, au prix de « nombreuses circonvolutions » (p. 235) finit par admettre que la prétendue « hospitalité » deweynne aux religions exigerait d’elles une reddition de leurs principes. La seconde tentative post-séculière concerne les anthropologues disciples de Talal Asad qui légitiment l’orthodoxie frériste et wahhabite de l’islam dans des enquêtes partiales et incomplètes.

10L’ouvrage de Joan Stavo-Debauge constitue à la fois une mise en garde et une épreuve. Une mise en garde, car les offensives post-séculières se multiplient dans le champ académique ; elles mettent en danger non seulement l’autonomie des pratiques scientifiques, mais également la possibilité de construire un espace civique détaché du surnaturalisme. Une épreuve, car le pragmatisme de Dewey et ses positions affirmées quant à la religion ne peuvent être embarqués dans une dérive conciliante à l’égard du religieux qu’au prix d’un détournement complet de ses principes. Ce n’est pas la moindre qualité de ce livre que de parvenir tout à la fois à instruire la vigilance contemporaine pour maintenir l’équilibre séculier, et à revivifier la tradition pragmatique de l’enquête.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Lamy, « Joan Stavo-Debauge, John Dewey face aux fondamentalismes. Les origines des discours « post-séculiers » et leur antidote », Archives de sciences sociales des religions, 208 | 2024, 295-297.

Référence électronique

Jérôme Lamy, « Joan Stavo-Debauge, John Dewey face aux fondamentalismes. Les origines des discours « post-séculiers » et leur antidote », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 208 | 2024, mis en ligne le 01 février 2025, consulté le 15 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/assr/77072 ; DOI : https://doi.org/10.4000/138us

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